Mario Cresci, Fabula '68'-'18 (détail)

Ce premier numéro de la revue en ligne Turbulences rend compte de la richesse des échanges et productions générées entre 2018 et 2022 par le collectif Images en tr@nsit (LESA). Avec : Jean Arnaud, Pierre Baumann, Damien Beyrouthy, Vincent Bonnet, Ann Epoudry, Jean-Paul Fourmentraux, Katrin Gattinger, Bruno Goosse, Anna Guilló, Gala Hernández López, Julie Martin, Louise Moulin, Ioana Neophytou, Novella Oliana, Ariane Papillon, Suzanne Paquet, Alexandra Pianelli, Marie Rebecchi, Caroline Renard et Simon Zara.

Ellipse + Face = Blank est un dispositif interactif montrant un nuage en mouvement et fondé sur la reconnaissance faciale du spectateur. Dans une première partie, il est question de ce qui relie cette œuvre à divers paradigmes esthétiques et artistiques existants, concernant la figure du nuage soumise au cloud computing. Cette première topique se conclut sur la manière dont les artistes travaillent aujourd’hui avec le concept d’image vivante en valorisant des processus de brouillage visuel en milieu instable, qu’ils s’appuient ou pas sur des technologies numériques. La seconde partie de cet article est davantage consacrée à la manière dont Ellipse + Face = Blank permet de penser plus généralement le rapport au savoir à l’ère d’Internet, de l’apprentissage machine et de la vision par ordinateur. Le questionnement critique des œuvres y porte sur les moyens et les finalités de la quête de connaissances aujourd’hui, et sur le visage du spectateur lui-même considéré comme interface.

Cet article se propose de partir de l’observation de la relation entre le baril de graisse dans Moby-Dick de Herman Melville et les containers filmés par Allan Sekula dans The Forgotten Space et Fish Story. Cette relation permet de considérer ces ressources comme des images-véhicules (Bilderfahrzeuge, Warburg, 1906) qui nous informent sur une société industrielle tournée vers la consommation, la globalisation et, par extension, l’usage et le transit massif des images, mais aussi sur leur pouvoir de mutinerie. L’analyse d’un tel système suggère d’imaginer un registre d’image qui pourrait être qualifié d’image-animale et qui, de fil en aiguille, fait apparaître quelques images de George Shiras. Cet article est le pendant d’un film de vingt minutes qui s’intitule provisoirement Pensée océanique, image, réel, réconciliation.

Green Screen Process (2001) de Liz Deschenes est une pièce-processus. En sept étapes, elle fait transiter photographiquement une même couleur – le vert d’incrustation – sur différents supports et situations. Par une analyse approfondie de cette œuvre, l’enjeu sera de voir comment les relations entre couleur et écran peuvent être interrogées ? Comment l’écran permet-il le transit de toutes les images alors qu’il est souvent une simple surface monochromatique ? Avec cette expérience iconique, de prime abord hyper formaliste, une pensée critique et réflexive émerge à partir, avec et sur un des dispositifs dominants de l’image contemporaine. La condition écranique révèle alors une question plastique, sociale et anthropologique où ce que nous ne voyons pas est l’objet de tout ce nous voyons.

Les images utilisées dans l’installation vidéo, intitulée Harragas, de l’artiste franco-algérien Bruno Boudjelal et dans la série photographique de l’artiste d’origine palestinienne Taysir Batniji, intitulée Disruptions 2015-2017, donnent peu à voir du thème de l’exil qu’elles abordent. Pourtant ces œuvres font sens et interpellent. Leur portée et leurs enjeux se révèlent non pas à travers leur contenu iconographique mais à travers leurs modalités praxiques. Le geste de captation originel des images qui les composent, défini à la fois comme narration de soi et comme acte d’énonciation, se conçoit comme un hors-champ matriciel et signifiant. Il précède le récit, l’englobe et le fait naître. Il porte ainsi les valeurs narrative et émotive des deux œuvres.

En écho au débat autour des violences policières et face à l’ambivalence du controversé article 24 de projet de loi de « sécurité globale », constituant en délit la capture d’images (photo ou vidéo graphique) de policiers dans l’exercice de leur fonction, sont analysées dans cet article les œuvres de deux artistes français, Thierry Fournier et Samuel Bianchini qui se sont emparés d’images des forces de l’ordre ou de violences policières. Images mises en scènes dans une installation interactive qui instaure un face-à-face entre le public et un cordon de CRS dans un cas, images de manifestations qui s’enveniment, saisies dans le flux des réseaux et débarrassées des représentations des forces de l’ordre, telle une application zélée de la loi et de ses interdictions dans l’autre cas. Ces œuvres ravivent un débat séculaire : peut-on filmer ou photographier les forces de l’ordre ? Qui surveille les surveillants ? Devant l’injonction à la transparence et face à l’abolition de toute obscurité, l’art peut-il avoir un rôle à jouer ?

Cet article présente les étapes de réalisation de Plan B Animal, une carte réalisée entre 2022 et 2023. Il espère montrer, tant par la méthode que par la nature de la recherche qui réunit ses deux autrices, comment le terme « transit » est envisagé à la fois comme lieu de circulation (des images, des animaux, des humains) et comme espace interlope entre deux mondes dans lequel on attend, aux aguets, marquant une pause sur le seuil. Si « Images en tr@nsit » a pour vocation d’étudier les phénomènes actuels de déplacement des images, dans Plan B Animal les déplacements « invisibles » des animaux sur leur territoire sont véhiculés par différents systèmes de captation d’images. Ici, c’est la superposition de deux univers a priori inconciliables qui est travaillée entre ruralité hyper-urbanisée et monde undergound, entre l’une des plus anciennes pratiques de l’humanité (le pistage) et des outils techniques actuels qui, ensemble, inscrivent ce dispositif de recherche artistique dans le champ de la cartographie alternative.

Faire voir des images en transit implique de les avoir mises en mouvement. C’est ce que ce texte propose en forçant la rencontre de quatre récits : la recherche de livres anciens sur internet plutôt que leur découverte hasardeuse en librairie, une sélection idéale de livres illustrés qui conviennent aux jeunes en fonction de leur âge et de leur sexe proposée par le philanthrope Empain, la conversion de lieux et de territoires en curiosités à visiter par les frères Michelin et la transformation du monde en un spectacle exotique par le Panorama du Tour du Monde de Louis-Jules Dumoulin. Partageant le même souci d’éviter le risque d’une rencontre imprévue, ces récits sont considérés comme des dispositifs qui, en faisant jouer les similitudes et les différences de chaque situation, mettent en mouvement les images, leurs lieux de production et de consommation, les corps et leurs représentations.

Cet article de recherche-création fait le récit d’un voyage virtuel qui prend comme point de départ les images en direct d’un chauffeur routier néerlandais sur Twitch, Trucker_Dylan, mettant en lumière la mise en spectacle de la conduite de véhicule et du transport de marchandises. Les vidéos d’un simulateur de conduite de camion tchèque, l’ASMR visuel sur YouTube, et les phantom rides du cinéma des premiers temps illustrent les évolutions de la monétisation de différents objets visuels trouvés sur internet liés à la mise en spectacle de la conduite de véhicules du début du XXème siècle à nos jours, ainsi que celle de notre attention dans l’iconomie actuelle des images connectées. Le texte interroge enfin l’impact de l’automatisation sur l’expérience de conduite, soulignant le rôle changeant de l’attention et du travail cognitif dans notre rapport aux images.

L’exposition « Contre-visualités » s’est tenue en avril 2022 à Turbulence (Aix-Marseille Université), lors du colloque « Image en transit ». Elle réunissait des pièces de Taysir Batniji. Matthieu Boucherit, Forensic Architecture, Thierry Fournier, Antoine Hoffmann, Stefan Kruze, Louise Moulin / Plein le dos, Estefanía Peñafiel Loaiza et Sara Sadik, pour explorer la façon dont des artistes renégocient leur rapport aux images et au réel au sein de l’environnement médiatique et politique contemporain. Cette contribution cherche à rendre compte des hypothèses sur lesquelles a été conçue l’exposition abordée comme un projet de recherche, et des conclusions qui en ont émergé.

Plein le dos, la rue contre le mépris. D’abord dire l’intuition à l’origine de l’intention, pour expliquer pourquoi cette initiative est d’abord née d’un geste politique. Raconter la mise en œuvre et la méthodologie, la part d’improvisation, la conception et la ligne éditoriale. Présenter le positionnement artistique comme un positionnement stratégique porté par la volonté de bousculer l’hégémonie culturelle. Enfin revendiquer Plein le dos comme une « œuvre collective d’art urbain contemporain radicalement populaire » en rejoignant les questionnements à propos de qu’est l’art et de ce que serait, dans une société émancipée du marché, le rôle des artistes dont certains se définissent désormais plutôt comme des travailleur·euses de l’art. Exposer l’initiative Plein le dos place le spectateur devant six-cents messages graphiques de dos de Gilets jaunes, visant ainsi à bousculer une certaine hégémonie culturelle.

Comment travaillent les imaginaires ? Entre les possibles « manières de faire des mondes en Méditerranée », j’ai interrogé ici le corpus artistique de Mario Cresci, photographe plasticien italien. L’artiste réfléchit aux limites du médium photographique qu’il contamine avec d’autres langages, le soustrayant à « l’autorité de la visualité » : sa photographie n’enregistre pas de lieu, mais elle collecte de petits mondes ciselés dans le texte du réel qui forment des archives métaphoriques partagées entre l’artiste et l’observateur. Le territoire méditerranéen et plastique de Mario Cresci devient ainsi un espace critique du faire / défaire / refaire qui trace un cheminement senti(mental) dont le but est de constituer un espace : un écheveau d’images, d’émotions et d’expériences effectuées le long de la route.

Dans cet article, nous nous pencherons sur le défi de la visibilité à l’ère de l’accélération technologique, à travers quelques études de cas d’œuvres s’appropriant les images opératoires ou la vision machinique dans leur processus créatif. Nous nous intéresserons particulièrement à la manière originale dont les artistes Harun Farocki, Tomas van Houtryve et Richard Mosse traitent de la réalité militaire dans leurs créations, en opposant une contre-visualité aux différentes formes d’exercice du pouvoir. Ces tentatives se traduisent souvent par l’appropriation d’archives visuelles ou des techniques de visualisation sophistiquées elles-mêmes, afin de questionner leurs limites représentationnelles. Mais quels sont les défis posés aujourd’hui par ces démarches actualisées en ce début de XXIe siècle ? Quelles sont les limites et les possibilités liées à la production d’un objet esthétique à travers des machines de vision ayant une fonction et une désignation liées à la surveillance, et donc radicalement opposées ?

Prenant pour point de départ les notions de trajet d’instauration et de modes d’existence — notions qui ont été proposées par Étienne Souriau et remises à l’ordre du jour par Bruno Latour et Isabelle Stengers —, ce texte analyse une œuvre sérielle s’étant prolongée sur plusieurs années, le cycle des Performances invisibles de Steve Giasson. L’objectif de cette étude de cas est de vérifier le caractère mobile et labile des œuvres et, partant, d’en examiner la portée et les virtualités.

Cet article propose une analyse de différentes pratiques de partage de la mise en scène entre documentaristes et personnages, à travers un corpus de films contemporains : films de found footage et pratiques appropriationnistes d’images disponibles sur internet, et films de délégation de la caméra. Ces films ont en commun de visibiliser des personnes — communautés ou populations dominées ou opprimées — et leurs luttes ; en cela, ces démarches semblent répondre à la nécessité de respecter leur droit de parole et de regard. Depuis les années 2000 et l’émergence des plateformes de partage de vidéo amateur, le cinéma documentaire s’est enrichi et inspiré de différentes démarches d’autoreprésentation. Nous interrogerons ce que devient l’intention de « laisser la parole (et la caméra) aux concerné·es », lorsqu’elle est confrontée à différentes praxis, et à la circulation des images ainsi produites dans les différents espaces que sont le Web, les salles de cinéma, les festivals, les lieux d’art.

Dans cet entretien, Alexandra Pianelli, la réalisatrice du film documentaire Le Kiosque (2020, 78 minutes), revient sur les conditions de tournage et de production de son film. Réalisé dans un kiosque à journaux et tourné avec un téléphone portable, ce film permet d’aborder la notion de transit depuis des points de vue singuliers. Ici le transit est aussi bien celui du mouvement des marchandises et de l’argent qui circulent dans le kiosque, celui des clients et de leurs interactions avec la vendeuse, celui de la circulation des informations et de la mise en relation de l’économie de la presse papier avec l’actualité socio-politique. Pour figurer ces mouvements, la réalisatrice précise ici la manière dont elle a conjugué le dessin, l’écriture, la voix et des maquettes en carton pour créer des variations de supports produisant un autre espace de circulation entre différents médiums et différents niveaux narratifs.

Une pensée écologique des images est tout d’abord une pensée par images des relations à ce qui nous environne. Et ce qui nous entoure entretient un rapport avec toute image capable de documenter et enregistrer la vitalité qui parcourt les êtres vivants. Une écologie des images nous révèle ainsi à ces différents milieux de la vie (animale, végétale, minérale), à ces êtres qui la peuplent, et dont les temporalités si souvent nous échappent. Cette pensée écologique permet d’observer la nature comme une manifestation technique, tout en remettant en cause la nature même de l’observation. Si nous cessons de concevoir l’écologie sur le mode statique d’une coexistence au sein d’une grande maison, mais que nous la pensons à l’aune des transits multiples et des trajectoires hétérogènes et pourtant connectés, la coexistence cesse d’être subordonnée à une pensée de la synchronicité. Des êtres aux temps et aux rythmes irréductibles les uns aux autres, des vivants et des non-vivants, peuvent se côtoyer et entretenir des relations fortes, sans que l’un soit à la mesure de l’autre ni que l’on entretienne l’illusion qu’il puisse à jamais y avoir un temps rigoureusement propre, individuel et décorrélé.

À l’aune des logiques de partage en ligne, le phénomène de circulation des images semble s’être cristallisé dans la formule du « flux d’images », employée dans divers champs, autant scientifiques que populaires, et renforcée par certaines visualisations, notamment artistiques. Cet article propose de repenser la rhétorique majoritairement alarmiste qui soutient cette expression. Il s’agit alors de prendre en considération les infrastructures des réseaux d’échanges visuels ainsi que les politiques médiatiques qui les organisent, et de réinsérer ce phénomène dans une perspective généalogique plus large. Une telle entreprise critique est aussi l’opportunité de réaffirmer les caractéristiques sensibles, invisibles et latentes de l’image afin de ne pas la confondre avec le régime propre au visuel. En réponse, je propose de nous engager sur le « terrain des images », c’est-à-dire d’envisager l’image comme un actant au sein d’un milieu que nous partageons avec elle.