Devenir indomptables

L’usage du monstrueux dans le carnaval guadaloupéen (Voukoum) et carioca (« Bate-bolas ») en contexte post-colonial

Le présent article entend, d’une part, répertorier les opérations de nomination, de quadrillage et d’avilissement qui caractérisent la gouvernementalité des populations racisées durant la période coloniale, en remontant pour ce faire aux thèses racialistes du milieu du 19e siècle et aux épisodes des « spectacles ethniques » en Europe et aux États-Unis. D’autre part, il souhaite explorer les manifestations culturelles qui permettent de contrer les effets traumatiques de ces expériences d’assignation par une performativité du « monstrueux ». Je me focaliserai sur deux en particulier, ayant cours durant les festivités carnavalesques en contexte post-colonial : le Mas du groupe à peau Voukoum à Basse-Terre (Guadeloupe) et la figure du « bate-bola » des périphéries nord et ouest de Rio de Janeiro (Brésil). Je fais l’hypothèse que, loin d’être une simple « inversion du stigmate », le monstrueux se présente ici comme une catégorie esthético-politique qui permet la constitution d’un sujet collectif et met toute velléité de gouvernementalité en crise.

Viviana Lipuma est agrégée de philosophie et docteure de l’université Paris Nanterre. Elle travaille à la jonction de la philosophie politique, de l’esthétique et des études visuelles. Sa thèse de doctorat (2022) porte sur les mécanismes de production de subjectivité par les images dans les sociétés capitalistes néolibérales et sur les conditions de sa réappropriation par les groupes dominés grâce aux nouvelles technologies informatiques. Professeure de philosophie dans le secondaire et membre de l’association « Automedias », elle a été chargée de cours en arts visuels, en art-vidéo et en esthétique à l’Université Gustave Eiffel (2019-23) et à l’Université Paris Nanterre (2021-23).

Pour citer cet article : Viviana Lipuma, « Devenir indomptables – L’usage du monstrueux dans le carnaval guadaloupéen (Voukoum) et carioca (« Bate-bolas ») en contexte post-colonial » publié le 7 avril 2024, Revue Turbulences #02 | 2025, en ligne, URL : https://turbulences-revue.univ-amu.fr/viviana-lipuma-devenir-indomptables/dernière consultation le 15 mai 2025.

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Fig. 1. Paul Friedrich Meyerheim, Ménagerie, 1894
Fig. 1. Paul Friedrich Meyerheim, Ménagerie, 1894

Le fantasme d’un « œil du pouvoir » capable de surveiller les corps et de sonder les âmes traverse les sociétés occidentales depuis le début de la Modernité. C’est un idéal politique lié aux Lumières, s’opposant aux privilèges et aux manigances et promouvant à la place un panoptisme démocratique. C’est un projet économique qui vise une plus grande productivité grâce à une discipline des corps, dans le contexte d’une révolution industrielle commençante. C’est aussi le rêve d’une maîtrise achevée du réel, de l’articulation réussie entre voir, savoir et pouvoir, grâce à laquelle tout devient visible et donc énonçable. Mais eu égard aux multiples facettes de l’exercice du pouvoir comme gouvernementalité, il serait réducteur de considérer la puissance du regard à travers le seul prisme de la surveillance 1

. La codification du visible, son organisation en vue d’objectifs stratégiques d’organisation du social passe, en effet, aussi par le spectacle. Certes, celui-ci semble davantage lié aux fastes des « sociétés de la souveraineté » qu’à la rationalité des « sociétés disciplinaires ». Certes, le regard aurait un côté « archaïque » relativement à la mise en place de techniques quantitatives de pouvoir  2. Il n’en reste pas moins qu’à la moitié du 19e siècle l’on assiste à la mise en place de dispositifs technico-ludiques de capture de l’attention face à l’augmentation exponentielle des signes visuels et sonores dans une « société de spectacle » naissante (Crary, 1991 ; Beller, 2006), ainsi qu’au développement d’une forme de divertissement qui s’avère l’une des modalités les plus violentes de la normalisation du partage racial en pleine expansion coloniale, les « spectacles ethniques ». Dans Scenes of Subjection, l’historienne Saidyia Hartman détaille les mécanismes d’assujettissement des afrodescendant.e.s dans le système plantationnaire : les estrades du marché d’esclaves, les combats d’esclaves ou les minstrel shows, où des personnes noires performent les stéréotypes sur les noir·e·s, nous renseignent sur le fait que l’exercice du pouvoir est indissociable de sa mise en scène 3. Or, de tels mécanismes de pouvoir sont opératoires aussi en métropole : ils informent le regard raciste que les sociétés blanches posent sur les personnes racisées, qui déteint sur celui que les personnes racisées posent sur elles-mêmes. Le concept de « visualité », avancé par Mirzoeff (2006) permet de réévaluer l’importance du regard dans l’exercice du pouvoir : il est moins question d’un œil capable de tout voir, que de la dissémination d’un regard socialement codé qui signale l’intériorisation des normes et des catégories signifiantes servant au fleurissement des sociétés racistes et coloniales.

D’où la question : une fois les corps domestiqués, une fois devenus le socle d’inscription de normes sociales, comment échapper à un contrôle structurant les manières de voir et d’être vu·e ? S’agissant de spectacles, donc de ce qui est montré, de ce qui est à voir, l’insoumission à la discipline coïncidera naturellement avec le geste de se dérober aux regards, de se rendre invisible, de ménager des espaces d’obscurité, d’anonymat, de privacité. Être rétif à toute manifestation, c’est de fait refuser le chemin d’une esthétique, de ce qui touche aux sens, pour emprunter celui d’une éthique, où il est possible de cultiver un autre rapport à soi et aux autres. Mais pour la part non gouvernable des subjectivités, nul besoin de fuir les projecteurs. Celle-ci tend au contraire à s’afficher fièrement, préfère aller chercher les regards, transformer l’espace-temps ludique du spectacle en une expérience immersive où l’on perd ses repères. Dans cet article, nous avançons l’hypothèse que le carnaval est le moment par excellence du déploiement d’une esthétique de l’impossible gouvernementalité. Contre cette hypothèse, se dressent deux arguments valides. Le premier est avancé par les anthropologues du phénomène carnavalier : chez Mircea Eliade, Luc de Heusch ou Victor Turner, les rites cycliques n’entraînent pas de changement majeur, car ils servent tout au contraire à renforcer l’ordre que le rite vient suspendre temporairement 4. Le deuxième est élaboré dans les écrits de Franz Fanon : les troubles engendrés par l’intériorisation du regard raciste ne peuvent être surmontés que grâce à un soulèvement armé qui s’attaque aux causes du mal-être et donc à l’occupation coloniale. Les rites, qu’ils soient culturels ou religieux, constituent à ce titre un gaspillage d’énergie, voire une aliénation supplémentaire, qui dépossède les racisé·es de leur capacité à agir concrètement 5. Nous tâcherons de répondre à ces deux arguments à partir de l’étude de deux manifestations culturelles, choisies en raison du contraste qu’elles produisent avec les formes festives et joyeuses généralement associées au carnaval : la pratique du Mas du groupe à peau Voukoum en Guadeloupe, et les groupes de « bate-bolas » des quartiers Nord et Ouest de Rio de Janeiro, au Brésil 6. Nous voudrions montrer, ce faisant, la portée politique du rituel carnavalier, en contournant sa dimension exutoire, trop souvent mise en exergue, au profit de sa compréhension en termes de alter-esthétique. La mise au point du monstrueux en tant que catégorie esthético-politique met en crise les catégories consacrées de l’expérience esthétique, mais surtout les objectifs de maîtrise politique, économique et épistémique sur le réel via la mise en place de « visibilités critiques » et via les affects collectifs que ces formes de visibilités déclenchent.

I. Les mécanismes de la gouvernementalité coloniale

Discipliner les corps et les âmes présuppose la mise en place de savoirs et de techniques, mais tout aussi bien une esthétique de l’ordre, de la propreté et de la soumission. Celle-ci implique en premier lieu une « nomination du visible », opération qui inaugure l’épistémè classique au 16e siècle, dont la taxinomie s’applique aux plantes, aux animaux, mais aussi aux peuples autochtones. S’y ajoute une « séparation des espaces » qui permet d’attribuer et de mieux vérifier les tâches et les fonctions des différents groupes humains. La dimension esthétique de ces classifications et de ces partages est la touche finale : c’est une expérience sensible qui, maintes fois réitérée, impose l’évidence de leur efficacité pour le maintien de l’ordre social. En citant les écrits du poète Matthew Arnold (1822-1888), de l’anthropologue Edward Tylor (1832-1917) 7 et du philosophe et psychiatre Franz Fanon, Nicholas Mirzoeff fait de ces trois opérations le cahier de charge de la « visualité » 8. Par ce concept, il indique la manière dont nous sommes littéralement « équipés à voir » à travers les lunettes du pouvoir. La dimension performative de ces partages lors des « spectacles ethniques » a accéléré le processus de normalisation du racisme : c’est un phénomène de violence à l’encontre des racisé·es complémentaire de la surveillance ayant cours dans les plantations et dans les colonies.

I.1 Une mise en scène des « ingouvernables »

La caractérisation d’êtres humains aux traits phénotypiques non eurasiatiques comme étant monstrueux est liée à cet épisode de l’histoire occidentale que sont les « spectacles ethniques ». Nous avons la trace de ce type d’exhibition en Europe depuis le 14e siècle, mais c’est dans la seconde moitié du 19e siècle qu’il se consolide comme divertissement de masse, rassemblant des centaines puis des milliers de spectateurs 9. Il s’agit d’une troupe ou d’acteurs et actrices solitaires, avec un rôle convenu en avance, qu’on convainc de venir en Europe avec la promesse d’un succès monétaire, mais qui sont présenté·e·s comme des sauvages ayant été capturé·e·s, censés être les représentant·e·s authentiques d’un peuple lointain. Cela met en avant trois dimensions : une dimension proprement esclavagiste, car, en dépit de l’abolition de l’esclavage en 1848, le fait qu’on puisse « capturer » des êtres humains ne choque pas le public. Une dimension exotique, qui satisfait la curiosité populaire, alimentée par les récits de voyage et des conquêtes territoriales de l’Occident. Enfin, une dimension pseudo-scientifique : ayant lieu dans les Jardins zoologiques (comme à Paris, au Jardin de l’Acclimatation), avec la caution de naturalistes et d’exposants de l’anthropologie physique naissante, ces spectacles permettent de diffuser auprès d’un très large public les thèses racialistes qui ont vu naissance à la fin du 18e siècle sous la plume, le mètre et la balance de Buffon, Linné, Daubenton, Camper, Cuvier, Broca, Topinard 10. Suivant le racialisme, l’humanité serait divisée en races distinctes aux aptitudes manuelles et intellectuelles inégales (ce qu’on nomme le polygénisme), chapeautées par la race blanche qui est dès lors établie en étalon. Ainsi, étayant l’une de ces thèses, l’entreprise Barnum exhibe des afro-américains atteints de vitiligo, albinisme et microcéphalie, en clamant qu’il s’agit d’africains témoignant des « liens manquants » dans une chaîne de l’évolution allant du Noir au Blanc en partant de l’homme-singe 11. À l’instar du freak show qui transforme en spectacle ludique des phénomènes tératologiques (telles les malformations et les maladies), le « spectacle ethnique » semble faire des traits physiques (la couleur de peau, la forme du nez, la taille, la macronymphie, la stéatopygie), des éléments suffisamment caractérisés pour être exposés sur une estrade comme représentatifs d’une typologie d’humain « sous-évolué ». Redoublant la réification des sciences naturelles, où le regard scientifique observe, analyse, dissèque, empaille, pour finalement classer, les spectacteur·trice·s transforment des êtres humains en objets à être regardés, se montrant indifférent·e·s à la fatigue, à la gêne ou au malaise de la personne exhibée. Pour faire spectacle s’ajoute en outre une dimension performative de l’ingouvernabilité, qui insiste sur le caractère inassimilable et indocile des personnes exposées en raison de leurs mœurs terrifiantes. Les acteurs et les actrices, placé·e·s derrière des grillages tels les animaux d’un zoo, doivent ainsi effrayer le public, ne laisser transparaître le moindre signe de civilisation, bouger frénétiquement au rythme des danses rituelles créées de toute pièce en étant partiellement dénudé·e·s, voire marcher à quatre pattes et pousser des rugissements (fig. 1).

Fig. 1. Paul Friedrich Meyerheim, Ménagerie, 1894
Fig. 1. Paul Friedrich Meyerheim, Ménagerie, 1894

Le spectacle ethnique se situe ainsi au point de rencontre entre des traits physiques et les comportements « sauvages », inhumains et immoraux qu’ils sont censés soutenir 12. La mise en scène de la personne racisée comme ingouvernable, non civilisable, est ainsi indissociable des mécanismes d’infériorisation des peuples colonisés dans le racisme colonial.

I.2 La ligne de démarcation raciale (color line) comme résultat du dispositif scénique

Que le spectacle ethnique soit un spectacle n’est pas un aspect négligeable. Une production imagétique des peuples dits primitifs a existé et circulé en Europe depuis le 16e siècle, qui continue à être utilisée dans les ouvrages et les revues scientifiques du 19e siècle (comme Histoire Naturelle des Mammifères, La Nature, Science et Nature ou Le Journal illustré), parallèlement à l’essor d’une photographie 13 et aux discours racistes à destination du grand public comme dans les manuels scolaires français de la fin du 19e comportant un premier chapitre sur les races (fig. 2 et 3).

Revue Turbulences Viviana Lipuma Indomptables 02

Fig. 2 et 3 : Les sciences physiques et naturelles, Certificat d’études, Librairie A Hatier, 1893
Fig. 2 et 3 : Les sciences physiques et naturelles, Certificat d’études, Librairie A Hatier, 1893

Mais c’est le spectacle qui cristallise la « visualité » du projet colonial occidental. La vision est un acte social, corrélée à l’exercice d’un pouvoir en capacité d’organiser la visibilité, d’informer les schémas de perception et d’encodage du sens. Émanant d’une figure de relief de la gouvernementalité (le héros militaire ou le « grand homme »), en vue de la réalisation d’objectifs stratégiques, la visualité implique un dressage perceptif des gouverné·e·s, qui aboutit à qu’ils·elles voient à travers les schèmes perceptifs du pouvoir. Le caractère ludique de ces exhibitions a servi à façonner le regard raciste par l’imprégnation de ces schèmes, en faisant du racisme non plus un discours réservé aux cercles de quelques scientifiques mais un phénomène social diffus et hégémonique. Pour comprendre en quoi consiste ce dressage perceptif, nous pouvons nous référer à l’article de Magali Bessone « Voir et faire voir les races : l’apport d’une phénoménologie politique à une philosophie critique de la race » 14, qui explicite les différentes étapes de la constitution de la race comme visible. Le point de départ est que les races n’ont rien de l’évidence, un phénomène qui se verrait à l’œil nu lorsqu’on pose son regard sur autrui. Même lorsqu’on convoque le critère soi-disant infaillible de la couleur de peau, nous avons en effet toujours affaire à un « apprentissage social » qui permet d’identifier un individu comme étant une altérité. Bessone rappelle ainsi la palette de couleurs des « noir·e·s » présentée par l’écrivain afro-américain Du Bois : marron profond, vieil or, ocre, jaune, faune, olive, marron sombre, safran. Où situer la color line ? Pour que la perception de la race puisse faire l’objet de cet apprentissage, il faut disposer de « catégories raciales » qui permettent d’identifier tel et tel trait physique comme un « marqueur de la race ». C’est la tâche qui a le plus réussi aux « spectacles ethniques » : ignares des caractéristiques physiques d’un Lappon, d’un Bochiman ou d’un Aborigène, les visiteur·trice·s des « spectacles ethniques » ont d’abord été amenés à reconnaître ces traits distinctifs. C’est seulement une fois opérantes dans la perception commune que ces catégories servent à instaurer ce que Bessone nomme un « schéma historico-racial » associant les traits physiques à des significations sociales : l’objectif des « spectacles ethniques » n’était pas celui d’identifier les Bochimans, de les distinguer des Kanakes ou des Khoïsans, mais de les reconnaître comme étant inférieurs. Cet apprentissage social structure en profondeur la perception blanche de la color line et pose le problème des techniques de « contre-visualité » à mettre en place pour s’en débarasser.<

I.3 Les effets psycho-pathologiques de l’exhibition sur la conscience des racisé·es

Que ce soit dans le système plantationnaire ou avec les spectacles ethniques, une perception de soi à la troisième personne émerge et se systématise dans la conscience des racisé·es. C’est Du Bois qui, dans Les âmes du peuple noir, met les mots sur une telle expérience de dépossession de soi en l’explicitant à l’aide du concept de « voile », qui désigne l’intériorisation du regard racialisant au point que la personne racisée en vient à se percevoir depuis le regard de l’autre. Le problème est éthico-épistémologique : d’une part, celui·celle qui évolue dans le voile est dépossédé·e du savoir que chacun a sur soi-même en tant que l’on est doté·e de conscience réflexive ; d’autre part, il devient impossible d’envisager une intersubjectivité entre consciences, puisqu’on bute sur un regard réifiant qui transforme la personne en « quelque chose dont on parle, et non un sujet à qui on s’adresse ». Dans Peau noire, masques blancs le jeune Fanon vit l’expérience d’être réduit à sa couleur de peau, essentialisé et aliéné du schéma corporel qui fait que l’on s’éprouve comme un sujet libre. Cette brisure dans le rapport de soi à soi aboutit à une série de phénomènes psycho-pathologiques, dont la « haine de soi » est le plus documenté. Il s’agit d’un transfert de la perspective raciste : se voir à travers les yeux de quelqu’un signifie se voir comme un problème, intégrer les catégories raciales qui font de soi un être monstrueux, immoral, effrayant, non civilisable. Et parce que l’inconscient collectif ne dépend pas pour Fanon d’un héritage cérébral, mais d’une imposition culturelle, il en découle que le Noir devienne à son tour négrophobe, qu’il apprenne à se mépriser, à avoir honte de lui-même, qu’il commence à « se méfier de ce qu’il y a de noir chez lui, et donc de la totalité de son être » 15. De cette expérience concrète de la vie de la conscience résultent deux attitudes possibles. Ou bien l’agressivité à l’encontre d’autres racisé·es, qui vise à décharger la violence somatisée de la haine de soi par la destruction de l’image de l’avilissement que l’autre renvoie. Dans le cas des Antilles comme de l’Algérie coloniale, cette agressivité issue de la colonisation sert à la légitimer, puisqu’elle vient confirmer la barbarie des colonisé·e·s, en fait un peuple à civiliser, qu’il faut gouverner par des moyens coercitifs bien plus importants que ceux utilisés en métropole 16. La deuxième attitude est le désir d’intégration au monde blanc de la part des racisé·es, ce qui implique le rejet de « toutes les aspirations à la beauté exprimées par son peuple », selon la formule de Du Bois, et donc la perte d’une identité culturelle propre.<

II. Les manifestations spectaculaires du « non gouvernable »

Quelles pourraient être les traits d’une esthétique capable de contrer les effets de ce racisme structurant les schèmes perceptifs, de refuser le rabaissement de la culture afrodescendante et de montrer que, malgré les vœux de la gouvernementalité coloniale, la tâche de discipliner les corps et les âmes des racisé·es n’a jamais vraiment abouti ? Nous pensons que le carnaval incarne tout naturellement une telle esthétique. D’une part, parce qu’il contient, en son fondement même, les éléments propices à un mouvement insurrectionnel – tels le détrônement, la licence, l’irrévérence, la dégradation des biens matériels, la spontanéité et l’anonymat. D’autre part, parce qu’en sa qualité de fête populaire, il n’est redevable à aucune institution artistique qui dépend de l’exercice d’un pouvoir politique et économique. En outre, et cela concerne tout particulièrement les pays de la côte atlantique des Amériques où la concentration de personnes esclavagisées a été importante, il offre une prise à la contestation du pouvoir en place en s’attaquant à la dimension spectaculaire de l’avilissement durant l’esclavage et la colonisation. Mais ce type de contestation déborde-t-elle vraiment le cadre d’un désordre symbolique localisé ? Si l’on pose cette question, c’est parce qu’on sait que l’autorisation de fêter le carnaval accordée aux esclaves et aux colonisé·e·s a historiquement dépendu de sa capacité à canaliser une violence qui pourrait être dirigée efficacement contre le pouvoir. Or, à l’encontre d’une telle analyse esthético-festive, le matériel ethnographique dont nous disposons à propos de Voukoum et des « bate-bolas » cariocas montre qu’il y a chez eux une prise en charge du monstrueux qui n’est pas réductible à une inversion du stigmate, en ce qu’elle débouche sur l’émergence d’un sujet collectif faisant jaillir sa part de non gouvernable.

II.1 Des alteresthétiques dans leur contexte

Le « bate-bola », aussi appelés clovis (« clown »), est une pratique collective, majoritairement jeune (25-40 ans), presque exclusivement masculine et dont les premières traces remontent aux années 1920. Elle est enracinée dans les quartiers pauvres et majoritairement noirs du Nord et de l’Ouest de Rio de Janeiro (Oswaldo Cruz, Jacarepaguà, Guadelupe et Ilha do Governador), où il y a environ 500 groupes (turmas). Alors qu’il s’agit d’une des expressions les plus caractéristiques du carnaval de Rio de Janeiro, son ethnographie est encore relativement pauvre 17. Du matériel existant, il est possible de dégager quelques caractéristiques visuelles, performatives et symboliques qui permettent d’en saisir les dynamiques et les effets socio-politiques. 1) Alors que les fantasias du carnaval de rue carioca sont inspirés de personnages joyeux ou revêtent un caractère festif à renfort de paillettes et de nudité, le bate-bola se distingue par un visuel inquiétant, comportant un masque qui couvre entièrement le visage, une salopette qui au cours des décennies a beaucoup augmenté en volume et aujourd’hui réalisée à partir de tissus imprimés très colorés avec des références à la culture pop (manga, dessins animés, jeux vidéo), et à la main une sorte de « ballon » (bola), autrefois réalisé en vessie de bœuf séchée et aujourd’hui en matériel plastique, qui sert à frapper par terre afin de produire un bruit retentissant 18.

Cet accoutrement laisse supposer que l’une de ses origines soit les caretos du carnaval de Podence, au Portugal. 2) Le bate-bola est par ailleurs indissociable de la performance qu’il réalise : en groupes comportant jusqu’à 200 membres, les bate-bolas sortent lors des premiers jours de carnaval du hangar qui leur a servi durant toute l’année d’atelier de fabrication des costumes pour s’élancer à toute vitesse dans leur quartier d’origine (saida da turma), au son des bailes funk et aux explosions de feux d’artifice, où ils déambulent de manière provocante durant toute la journée et toute la nuit. Le samedi et le dimanche de carnaval les turmas quittent leurs quartiers respectifs sur des bus de ligne replets, et ils s’invitent dans les espaces du centre-ville, au moment où le carnaval bat son plein (en particulier le défilé du dimanche soir sur l’Avenida Republica do Chile) 19, avec les airs d’une meute incontrôlable et menaçante, munie de leurs ballons pouvant se transformer en objets contondants (fig. 4).

Fig. 4. Carte actuelle de la ville de Rio de Janeiro. Le cercle violet indique le centre-ville, les cercles rouges les principaux quartiers de la tradition des « bate-bolas ».
Fig. 4. Carte actuelle de la ville de Rio de Janeiro. Le cercle violet indique le centre-ville, les cercles rouges les principaux quartiers de la tradition des « bate-bolas ».

3) Les quartiers suburbains de Rio de Janeiro sont connus par leur précarité et leurs difficultés, stigmatisés comme violents en raison des critères d’ethnicité de leurs habitant·e·s, pratiquement ghettoïsés par l’éloignement du centre et son accessibilité. En envahissant le centre-ville et en adoptant une esthétique qui se moque des paradigmes du beau et de l’harmonie au profit de démesure et de la terreur, les bate-bolas jouent délibérément sur la peur qu’ils suscitent auprès des habitant·e·s des classes aisées et des touristes, en grande partie européen·ne·s, qui découvrent Rio de Janeiro. Loin de s’intégrer au paysage carioca des festivités carnavalières, leur présence et leurs agissements inquiètent, au point que l’on évite de les croiser, et ceci en dépit de la fascination qu’ils suscitent en raison du sentiment de danger qu’ils inspirent. Leur venue dans le centre-ville s’apparente à une vraie démonstration de force, voire à une vengeance de classe et de race : en déployant presque systématiquement une violence qui débouche sur des rixes, voire des meurtres, leur réputation médiatique les précède 20.

Par-delà les similitudes formelles et fonctionnelles, à l’instar de la présence de figures des « fouetteurs » et une tenue suscitant la peur, le contexte de la naissance de Voukoum (« désordre », « vacarme ») est bien spécifique : né dans le quartier populaire de Bas-du-Bourg en 1988, ce groupe est en effet lié à la consolidation des revendications indépendantistes émergées dès les années 1950, aux séquelles de la répression de mai 1967 et à la crise économique des planteurs de bananiers du Sud de la Basse-Terre à la fin des années 1980, faisant suite à la saignée démographique causée par l’éruption de la Soufrière en 1976 21. Voukoum appartient aux gwoup-a-po (« groupes à peau »), jouant d’instruments percussifs à peau comme les tambours, et à la mouvance des mouvman kiltirel gwadloup (« mouvements culturels de la Guadeloupe »), nés dans la région de Pointe-à-Pitre au début des années 1980 autour du groupe Akiyo, connu pour son engagement associatif en vue de la réhabilitation de la langue et de la culture créoles, mais aussi pour son engagement politique comme qen témoigne l’usage à partir de 1985 de l’uniforme coloniale tâchée de sang et l’implication de certains de ses membres dans la lutte armée 22. La création en 1975 d’organisations carnavalières institutionnelles avait eu comme objectif d’éviter à tout prix que le carnaval guadaloupéen ne soit investi par des revendications politiques, comme c’était le cas depuis 1969 23 : les mouvman kiltirel gwadloup sont, en quelque sorte, une riposte à cette tentative d’encadrement du carnaval et à son enfermement dans une perspective festive (et lucrative) inspirée du carnaval brésilien. Durant la période qui va de début janvier à début mars, Voukoum déploie le dekatman-mas, à savoir le thème annuel de la saison carnavalesque, qui comporte deux « déboulés » (défilés) chaque fin de semaine, avant les cinq jours conclusifs du carnaval. On distingue deux types de manifestations : d’un côté, les « déboulés de la derysion » qui visent à ironiser sur une situation d’oppression en s’appuyant sur le procédé de l’inversion des rôles (à l’instar du déboulé « Nos ancêtres les gaulois », où les membres de Voukoum pratiquent le white face pour critiquer les institutions françaises et européennes) ; de l’autre, le Mas, défini par l’anthropologue Flore Pavy comme étant à la fois un ensemble de techniques de transformation du corps par le maquillage et par une tenue codifiée (le Mas signifiant « masque ») et comme un ensemble de techniques de transformation de soi (le Mas désignant également un esprit incarné). Le Mas rêvet ainsi une dimension spirituelle et requiert à ce titre une initiation qui a lieu dans la construction subjective des membres, dans la mesure où certains Mas qui ont été créés aux débuts de Voukoum sont réactivés presque chaque année. Les déboulés, qui s’étendent sur des dizaines de kilomètres, sont des marches rapides, souvent nocturnes, durant lesquelles défilent dans la tenue du Mas les 400 membres de Voukoum : nous trouvons en premier les « fouetteurs », qui par des coups de fouet assourdissants rappellent la violence subie dans les plantations ; puis les « sorcièr·e·s », qui font brûler une quantité considérable d’encens ; puis les « déboulant·e·s », qui tiennent le pas, et pour finir, le groupe des musicien.ne.s, composé de percussions et de trombophones, coquillages transformés en instruments à vent et utilisés durant l’esclavage pour signifier d’une plantation à une autre la mort d’un·e esclave.

II.2 Appartenance au groupe et identité afrodescendante

Par-delà leurs différences, les bate-bolas et Voukoum possèdent des traits communs, et en premier lieu celui de cultiver un esprit communautaire et identitaire. Comme l’a montré l’anthropologue Michel Agier à propos de Îlê Ayé à Salvador de Bahia 24, la portée politique des groupes carnavaliers afrodescendants ne saurait se réduire aux défilés ayant cours durant les jours de carnaval. Ses effets sont à saisir sur le temps long de la préparation des défilés (un an), sur le temps très long de participation au groupe (plusieurs dizaines d’années), mais surtout à partir des mécanismes de solidarité et d’entre-aide qui s’enclenchent entre les membres du groupe, à l’occasion d’une prise de conscience de la valeur de leur culture, longtemps dénigrée par l’axiologie de la gouvernementalité coloniale. De ce fait, les ressorts idéologiques alimentant le désir des racisé·es à être intégré·e·s à un monde blanc supposément culturellement supérieur se fissurent. Le pouvoir qu’on pouvait exercer à cet endroit – et qui a longtemps montré son efficacité – se délite, puisque c’est l’univers symbolique de référence qui change à mesure que se développent ces liens de communauté. Les enquêtes menées par l’anthropologue Aline Pereira auprès des membres de différentes turmas de bate-bolas témoignent de l’importance de la turma dans la construction d’une subjectivité collective, à la fois affective et territoriale. À l’instar de l’expérience de faire partie du même club de supporteurs d’une équipe de football, les sentiments qui ressortent des entretiens sont ceux de fierté, d’union, d’amitié et de passion partagée 25. Ceux-ci se concrétisent dans les éléments qui permettent d’identifier une turma : le nom, le blason, le choix du déguisement annuel mais aussi la manière de l’habiter. La compréhension de la valeur historique d’une tradition centenaire y est pour beaucoup, les turma ayant souvent accroché sur les murs de leurs locaux les extraits de journaux et les archives visuelles les concernant. Les bate-bolas mettent en outre de l’avant leurs capacités créatives, la qualité de la conception et de l’exécution de leurs costumes, s’enorgueillissent de leur impact auprès des habitant·e·s du quartier dont ils se veulent des représentants lors des concours entre turmas de bate-bolas et vis-à-vis des classes aisées. Un ultérieur motif de fierté vient de l’identification du bate-bola à la force et à la puissance, ce qui a donné place à un travail ethnographique sur la dimension viriliste de ces groupes 26 : défiler en hordes est une expérience vécue comme réhabilitante relativement aux humiliations quotidiennes d’une vie précaire. Pour comprendre cette expérience, on ne saurait sous-estimer le rôle des performances lors des cinq jours de carnaval dans les procédés de subjectivation. Les identités collectives qui se produisent à l’occasion d’une saida de turma sont en effet fortes et durables, surtout si elles ont été dangereuses.

Dans le cas de Voukoum, l’esprit de communauté est étroitement associé au sentiment d’appartenance à une expression culturelle de matrice africaine. En sa qualité de mouvman kiltirel défendant l’existence d’un patrimoine proprement caribéen au détriment de la logique d’intégration des guadaloupéen·ne·s dans une culture occidentale, Voukoum se propose de mettre en place un parcours mémoriel sur l’esclavage et une réflexion critique sur l’écriture de l’histoire du pays. En se plaçant contre les « formes esthétiques du respect de l’ordre établi », il conteste le récit colonial en renouant avec des pratiques, une esthétique et des thèmes de matrice africaine qui auraient survécu dans l’île depuis l’arrivée des premier·e·s esclaves, ce dont témoigneraient les correspondances de quelques figures symboliques carnavalières avec d’autres espaces des Caraïbes. C’est le Mas qui est au croisement de ces deux perspectives, l’une critique, l’autre propositive, en incorporant l’esprit des peuples ayant été dominés, offensés et qui sont donc animés par un sentiment de vengeance. Certains Mas couvrent une fonction mémorielle des massacres et des sévices perpetrés par les colonisateurs à l’encontre du peuple autochtone caribéen Kaligos (Mas a Roukou), des populations africaines (Mas a Kongo), et même indiennes (Mas a Glas), arrivées en Guadeloupe avec des contrats de travail très précaires après l’abolition de l’esclavage. Certains Mas évoquent les épisodes de l’esclavage, comme le Mas a Fwet – symbolisant les chiens que le maître lâchait sur les esclaves lorsqu’ils ne travaillaient pas, ou le Mas a Zonbi – symbolisant les esclaves affranchis vagant dans la rue et vivant de mendicité, et pour lesquels rien n’était prévu, de sorte qu’ils ont été très facilement récupérés par un système d’exploitation de leur force travail. Ce rituel de réécriture de l’histoire a servi à réparer les séquelles de la « haine de soi » : alors que le Mas a Kongo (1997) était très mal vu par les populations locales gagnées à la culture assimilationiste occidentale, Voukoum a obtenu une victoire psychologique par son acceptation au cours des années. Vêtus de frocs et de feuillages, surgissant des mornes, les membres de Voukoum assument en outre une culture paysanne, à savoir la culture des gens tout en bas de l’échelle sociale, les vyé-nèg (« racaille »), négativement perçus dans l’espace policé de la ville des blancs et des bourgeois·e·s pour semer le désordre, en remouant ce faisant les souvenirs enfouis sous un discours propagandiste conciliateur 27. Il est important de comprendre que le Mas relève de la pure stratégie culturelle : c’est une construction de toute pièce d’une identité traditionnelle « de matrice africaine », à partir d’éléments culturels en vérité très divers – y compris européens, comme pour le Mas a Lous (symbolisant un loup) – mais qui débouche de fait sur la soustraction à toute gouvernementalité coloniale sur le plan idéologique. La désobéissance aux institutions, incarnée par l’emprunt d’itinéraires non approuvés par les offices carnavaliers ou par la traversée des routes dans le sens inverse de la circulation, fait la renommée de Voukoum auprès d’une population soumise aux aléas de la vie chère, exposée aux problèmes chroniques du chômage des jeunes, de la défaillance de structures d’eau potable et des conséquences du chlordécone sur la santé des ouvrièr·e·s agricoles dans les plantations 28.

II.3 Violence et sacralité

À partir de ces éléments de commentaire, les « bate-bolas » et Voukoum apparaissent moins comme des manifestations proprement carnavalières que comme des manifestations qui en occupent tactiquement l’espace-temps, de manière à créer les conditions d’un événement d’une toute autre texture. Pour essayer d’en saisir les contours, nous allons nous reporter aux thèses de l’anthropologue René Girard exposées dans La violence et le sacré (1972). Girard part de l’hypothèse que « si le sacrifice apparaît comme une sorte de violence, il n’y a en retour de violence qui ne puisse se décrire en termes de sacrifice » 29. Il soutient ainsi que les communautés humaines ont tendance à créer des mécanismes de sacralité pour se protéger de leur propre violence intestine, celle-ci risquant de se déchaîner de manière incontrôlée. À travers la fête présentée comme une préparation joyeuse de la crise sacrificielle dont on connaît d’avance le dénouement, à travers la désignation de boucs émissaires sans le moindre rapport d’expiation avec une faute commise, et à travers leur sacrifice sanguinaire, ces mécanismes permettent de transformer un acte qui serait à peine qualifié de violent en un rituel, qui passe à être perçu comme nécessaire par la communauté en question dans la mesure où il sert à restaurer l’ordre social. Si ces propos nous intéressent, c’est qu’ils nous permettent d’éclairer par conformité ou par contraste les deux manifestations esthétiques choisies et surtout révéler leur part non gouvernable, et non seulement « contestataire » de l’ordre établi.

La violence est assurément le cœur pulsant de la non gouvernementalité des « bate-bolas ». Il serait vain d’essayer de lire le déchaînement qui s’enclenche lors des jours de carnaval à travers la grammaire politique de l’action directe, dont la dimension instrumentale en vue de finalités identifiées la rend en quelque manière rationnelle et maîtrisable. La violence des bate-bolas semble en effet ne suivre aucune voie, elle n’est pas pensée en amont, se déploie selon le surgissement spontané de forces que seule la rage guide. Dans le documentaire This is bate-bola, réalisé par Ben Holman et Neirin Jones (2018), un jeune bate-bola affirme : « Le costume du bate-bola a une énergie hors du commun. Quand je m’habille en bate-bola, j’ai un frisson dans le ventre. On se dit : c’est le résultat d’une année de préparation. Quand on rabat son masque et on entend les feux, on n’arrive plus à se contrôler ». Comment depuis le pouvoir gouverne-t-on la violence ? Lorsque des mouvements sociaux franchissent ce cap, contraints qu’ils sont par l’absence de tout dialogue social, l’État perd soudain sa position de force, et se retrouve à quémander de négocier avec les « têtes » du mouvement, ce qui lui laisse le temps d’organiser une riposte policière capable d’en endiguer la puissance, comme cela a été le cas avec les Gilets jaunes. Mais en face se sont crées les conditions de l’absence d’une « tête » du mouvement, de revendications claires et de dialogue : on ne parle déjà plus le même langage, on s’est transformé en meute, on déverse dans la haine de tout. Parce que la violence semble ne se plier à aucune rationalité, reprendre le gouvernail s’avère impossible. Gouvernementalité et violence se montrent ainsi incommensurables. Les bate-bolas incarnent cette incompatibilité grâce à leur esthétique grandiose, leurs masques terrifiants et leurs performances insurrectionnelles. Si l’on se place maintenant depuis le point de vue des communautés afrodescendantes des quartiers Nord/Ouest de Rio de Janeiro, peut-on trouver dans la violence une forme de gouvernance et d’autogestion, comme le suggère René Girard ? D’un côté, les élans de violence des bate-bolas sont bel et bien « ritualisés » en raison des cadences des rencontres, de la confection des costumes, de la réitération annuelle d’un même modus operandi lors du carnaval. Par ailleurs, la transformation de la rivalité en simple compétition lors des concours entre turmas va, là encore, dans le sens d’une canalisation de la violence intestine, que l’on éprouve à l’égard des siens lorsque l’objet de la haine et de la détestation est inatteignable. De l’autre côté, toutefois, nous n’irons pas jusqu’à affirmer que cette ritualisation coïncide avec une sacralisation : alors que dans le rituel, la violence qui s’abat vers une victime sacrifiable est une « violence sans risque de vengeance », elle se présente comme une « mesure préventive plutôt que curative, l’effusion de sang qui advient tous les ans lors des luttes fratricides entre turmas de bate-bolas montre que l’on est incontrôlable y compris vis-à-vis des siens, et non seulement en réaction à un ordre socio-racial issu de l’histoire de la colonisation. Aucun ordre social n’est rétabli, et les violences perdurent bien au-delà du carnaval.

Contrairement à la thèse avancée par Girard, chez Voukoum la sacralité ne s’explique pas par la canalisation d’une violence. Notre hypothèse est en effet que la dimension sacrée des Mas dérive de la relation établie entre le rituel et la spiritualité transcendante invoquée, et que c’est elle qui rend les déboulés différents de tout événement carnavalier et socle d’une non-gouvernementalité. Au lieu d’une « résolution cathartique » par le rituel, et donc de la réduction au schéma cyclique d’un désordre social temporaire, nous assistons à la mise en place d’une forme de vie alternative grâce à une esthétique de la terreur sacrée. Dans ses recherches, Flore Pavy explore les techniques d’incorporation de l’esprit dans le groupe : durant l’année, la cueillette des matériaux naturels pour la confection des costumes, la participation hebdomadaire aux ateliers de fabrication et aux ateliers de gwosiwo donnent lieu à une initiation environnementale, historico-culturelle et musicale nécessaires à la compréhension de ce qui se joue dans chaque Mas et à son bon déroulé. Mais c’est le temps du carnaval venu qu’advient le rituel collectif de transformation corporelle et spirituelle. Dans les masyaj (lieux en intérieur ou en extérieur où l’on rêvet les costumes), l’on procède à l’invocation de l’esprit du Mas : « Gran Mèt-Mas/ Vou ki té la avan nonm té nom/ Vou ki vwayajé dépi Lafrik/ Epi pèp Afriken/ Gran Mèt-Mas/ Nou ka envoké-w/ Nou ka kriyé-w/Désann/Désann Gran Mèt-Mas/ Pôté limyé pou pitit a-w » 30. Le déboulé peut être quant à lui apparenté à une expérience de transe collective : il s’agit de parcourir, à un pas rapide et avec un dénivelé parfois important, des dizaines de kilomètres au rythme des tambours, ce qui engendre une fatigue physique et mentale qui favorise l’habitation de l’esprit. Si ce parcours initiatique vaut pour tous les Mas, certains donnent lieu à une charge affective supplémentaire : le Mas a Lous, le Mas a Lanmô ou le Mas a Lèspri Virjilan, aux visuels très impactants – avec des crânes de bovidés et de la peinture blanche recouvrant tout le corps (fig. 5 et 6) – mettent en place des figures sacrées qui évoquent la mort, les divinités et leurs gardiens, et sont associées à des pratiques religieuses attribuées aux populations réduites en esclavage.

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Fig. 5 et 6. Michael Roch, Déboulé « Nuit spirituelle », Mas Lèspri Virjilan, Fort-de-France, 2020.
Fig. 5 et 6. Michael Roch, Déboulé « Nuit spirituelle », Mas Lèspri Virjilan, Fort-de-France, 2020.

Compte tenu de l’intensité de ces expériences vécues collectivement, peu importe donc si les entités mi-humaines mi-animales de certains Mas, censées reconnecter l’espace caribéen aux traditions culturelles de l’Afrique, sont fabriquées de toute pièce, n’ont aucun socle historique. Les effets d’une telle stratégie culturelle-identitaire doivent en effet être compris à l’aune de la réactivation des liens d’ancestralité qui sont, eux, concrètement vécus, réellement partagés, créant une communauté sensible et les conditions de leur impénétrabilité par les pouvoirs en place, notamment en termes idéologiques. Le non gouvernable a ainsi trait à l’impossible extorsion de la part du politique de la sphère spirituelle, à cet intime vécu en son for intérieur et produit collectivement. Celui-ci permet de racheter le passé esclavagiste, colonial et raciste des guadaloupéen·ne·s afro-descendant·e·s, qui vivent encore dans des conditions de vie encore précaires car on ne s’est jamais entièrement débarrassé de leurs relents, en offrant la perspective historique d’une part de soi, et par surcroît la plus noble, qui n’a jamais été gagnée ni vaincue.

La gouvernementalité coloniale, mettant en place des techniques allant de la surveillance des corps dans les plantations aux « spectacles ethniques » en métropole, a produit efficacement une docilité qui signale l’intériorisation des normes sociales et du regard raciste, affectant durablement la manière de se percevoir soi-même. Les manifestations carnavalières, qui depuis le 17ème siècle ont été l’un des rares espaces de liberté accordés aux afro-descendant·e·s dans les territoires de l’empire colonial, ont été investies politiquement en vue de leur propre réhabilitation morale et culturelle. On peut dire que l’esthétique qui s’y déploie répond certes à ces assignations, et en particulier à leurs mises en scène, mais il nous est apparu qu’elle débordait de part en part le sens d’une riposte ou d’une résistance. Facilité par les excès propres au temps du carnaval, le non gouvernable se manifeste et prend le dessus sur tous les effets de « résistance » à un assujettissement qui lui précède. Éminemment politique, le surgissement de la part de non gouvernable n’a pas pour vocation de donner lieu à une organisation des forces contestataires, mais les tient vives et les alimente, notamment grâce à une esthétique de l’exagération, du grotesque et du monstrueux. A travers les deux manifestations culturelles que sont les « bate-bolas » de Rio de Janeiro et Voukoum à Basse-Terre, nous avons essayé de montrer que la non gouvernementalité tient tant à la rage légitime d’un passé douloureux commun qui continue à produire ses effets concrets au quotidien, qu’à la création de nouveaux liens sociaux et de nouvelles possibilités esthétiques, qui impliquent valorisation de son patrimoine culturel et réactivation d’une mémoire ancestrale.

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  1. L’expression « œil du pouvoir » vient du titre d’un entretien donné par Michel Foucault à propos de la naissance des sociétés disciplinaires et du rôle de la surveillance chez Jéremy Bentham : Foucault, M. (1977), « L‘œil du pouvoir », Dits et écrits III, texte n° 195, Paris, Gallimard, pp. 190-206. Toujours chez Foucault, le concept de gouvernementalité sert à désigner la manière de conduire la conduite d’autrui non plus dans un cadre étatico-juridique, mais dans une « anatomo-politique » qui diversifie les agents du pouvoir. [Retour au texte]
  2. Foucault, M., (1975). Chapitre III, 3. Surveiller et punir : « Notre société n’est pas celle du spectacle, mais de la surveillance (…). Nous ne sommes ni sur les gradins ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage », pp. 218-219. [Retour au texte]
  3. Hartman, S. (1997). Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-making in Nineteenth Century America. Oxford University Press. [Retour au texte]
  4. Pavy, F. (2021). Introduction. Le Mas de Voukoum ou la genèse d’un rite oublié. Un dispositif rituel de transformation des corps et des esprits au coeur du carnaval guadeloupéen. Thèse de doctorat sous la direction de Laurent Berger et de Philippe Descola, EHESS, soutenue le 8 décembre 2021, pp. 19-20. [Retour au texte]
  5. « Sous les yeux amusés du colon, ils se prémuniront contre eux-mêmes par des barrières surnaturelles, tantôt ranimant de vieux mythes terribles, tantôt se ligotant par des rites méticuleux : ainsi l’obsédé fuit son exigence profonde en s’infligeant des manies qui le requièrent à chaque instant. Es dansent: ça les occupe; ça dénoue leurs muscles douloureusement contractés et puis la danse mime en secret, souvent à leur insu, le Non qu’ils ne peuvent dire, les meurtres qu’ils n’osent commettre », Fanon, F. (1961). Les damnés de la Terre, La Découverte, pp. 26-27. [Retour au texte]
  6. Nous avons eu la possibilité d’une expérience directe des défilés carnavaliers et de leur préparation à Rio de Janeiro entre 2012 et 2016 et à Basse-Terre en 2017, sans que ce ne soit pour autant un terrain d’anthropologie. [Retour au texte]
  7. Arnold, M. (1869). Culture et anarchie, Collection « Domaine anglais », Editions L’Âge de l’homme ; Tylor, E. (1871), Primitive Culture, vol. 1 et 2, Ed. John Murray. [Retour au texte]
  8. Mirzoeff, N. (2006). “On visuality”, Journal of Visual Culture, 5/1, pp. 53-79.; Mirzoeff, N. (2011). “ The right to look: A Counterhistory of Visuality ”, Critical Inquiry, University of Chicago, pp. 473-496 ; Mirzoeff, N. (2011). The right to look. A counterhistory of visuality, Duke University Press. [Retour au texte]
  9. Blanchard, P., Bancel, N., Boëtsch, G., Deroo, É., Lemaire, S.(2002). « Introduction. La longue histoire du zoo humain », Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, La Découverte ; Jobert, T.(2009). « “Corps noir” : l’avènement historique d’une figure du racisme quotidien », Migrations Société, N° 126(6), pp. 57-70. [Retour au texte]
  10. Fresco, N., (1981). « Aux beaux temps de la craniologie », Le Genre Humain, n° 1, “La science face au racisme”, pp. 55-65 ; Dorlin, E. (2006). La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, La Découverte. [Retour au texte]
  11. Reiss, B. (2002). P. T. Barnum, Joice Heth et les débuts des spectacles « raciaux », in Bancel, N., Blanchard, P., Boëtsch, G., Deroo, É. et Lemaire, S. (dir.), Zoos humains Au temps des exhibitions humaines, op. cit., pp. 23-30. [Retour au texte]
  12. Baratay, É. (2011), « Chapitre 2. Le frisson sauvage : les zoos comme mise en scène de la curiosité ». Dans Blanchard, P., Bancel, N., Boëtsch, G. et Lemaire, S. (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales 150 ans d’inventions de l’Autre, La Découverte. [Retour au texte]
  13. Dias, N. (1994). « Photographier et mesurer : les portraits anthropologiques », Romantisme, n°84, pp. 37-49. [Retour au texte]
  14. Bessone, M. (2022). « Voir et faire voir les races : l’apport d’une phénoménologie politique à une philosophie critique des races », in Marie Garrau et Mickaelle Provost éds., Expériences vécues du genre et de la race. Pour une phénoménologie critique, Editions de la Sorbonne, pp. 65-82. [Retour au texte]
  15. Afin d’expliquer qu’« un enfant noir normal, ayant grandi au sein d’une famille normale, s’anormalisera au moindre contact avec le monde blanc », Fanon mobilise le concept de « inconscient collectif » forgé par Jung (« à moins d’utiliser cette donnée vertigineuse — tant elle nous désaxe — de l’inconscient collectif de Jung, on ne comprend absolument rien »). Il donne un exemple de ces imaginaires culturels avec les journaux illustrés, forgés par la culture blanche occidentale et « dévorés par les jeunes indigènes » : les histoires de Tarzan, d’explorateurs, de missionnaires ou de héros alimentent chez le jeune antillais une identification avec ces personnages blancs et une animosité envers « le Loup, le diable, le Mauvais Génie, le Mal et le Sauvage », toujours représentés par un noir ou un indien. Fanon, F. (1952). Chapitre 6 « Le nègre et la psychopathologie », Peau noire, masques blancs, « Points », Seuil, p. 155. [Retour au texte]
  16. Dorlin, E. (2023). « Introduction », Guadeloupe 1967, Massacrer et laisser mourir, in Elsa Dorlin (dir.) avec Jean-Pierre Sainton et Mathieu Rigouste, Editions Libertalia. [Retour au texte]
  17. Nous disposons de quelques articles, notamment : Zaluar, A. (1978). « O clóvis ou a criatividade popular num carnaval massificado », Cadernos CERU, n. 11, 1a série, pp. 50-62 ; De Sà Carneiro, S. (2007) ; « Carnaval na periferia: as turmas de Clóvis », Textos escolhidos de cultura e arte populares, vol. 4, n. 1, p. 144-152, 2007 ; Pereira, A. V. V. G. (2009). « Os bate-bolas do carnaval contemporâneo do Rio de Janeiro ». Textos escolhidos de cultura e arte populares, Rio de Janeiro, v.6, n.1, pp. 115-124. Outre des considérations éparses dans des ouvrages d’anthropologie du carnaval (Frade, 1979 ; Da Matta, 1981 ; Ferreira, 2005), il existe quelques documentaires, dont le plus important est celui de Zaluar, A. (1978). O clovis vem ai, qui montre les bate-bolas contemporains, tout en exhumant des archives audiovisuelles de la première partie du XXe siècle. [Retour au texte]
  18. Pour une idée visuelle claire des bate-bolas, voir la série « Rio Secret Carnival » du photographe français Vincent Rosenblatt. Rio Secret Carnival, 2018 :  https://www.vincentrosenblatt.net/bate-bola-rio-secret-carnival [Retour au texte]
  19. On distingue le « carnaval officiel », qui comporte les défilés des écoles de samba dans le Sambodromo et des concerts dans des scènes par les grands noms de la musique pop brésilienne contemporaine (Anitta, Preta Gil), du « carnaval de rue », qui procède par des défilés aux itinéraires improvisés de la part des « blocos » dans les quartiers non habités du centre historique, ou par des défilés à l’itinéraire fixé en avance (c’est le cas des « afro-blocos » le dimanche soir du carnaval). Il est désormais nécessaire pour tous les blocos de déposer une demande préalable à l’office carnavalier Riotur, qui délivre environ 500 autorisations par an. Les « bate-bolas » qui ont résisté à cette procédure imposée par Riotur, font depuis 2023 l’objet d’une normalisation, via l’organisation d’un prix (« Bate-Bolas RJ ») délivré par le Secrétariat de la Culture et de l’Économie créative de l’État de Rio de Janeiro (SECECRJ). [Retour au texte]
  20. Pour ne citer que les accidents de ces dernières années, le 14 février 2018 la police fédérale procède à dix arrestations d’un groupe de 150 bate-bolas armés https://istoe.com.br/mais-de-100-bate-bolas-sao-detidos-apos-arrastao-no-centro-do-rio/; le 4 mars 2019, on compte deux morts et six blessés lors d’une rixe (http://cdb.skora.com.br/a/briga-bate-bolas-mortos-feridos-rio), le 1er mai 2016, une dispute se solde avec deux morts et quatre blessés https://g1.globo.com/rio-de-janeiro/noticia/2016/05/briga-de-bate-bolas-deixa-mortos-e-feridos-na-zona-norte-do-rio.html. [Retour au texte]
  21. Sur Voukoum, voir Mulot, S. (2003), « La trace des masques. Identité guadeloupéenne entre pratiques et discours », Ethnologie française, Vol. 33(1), p. 111-122 ; les brochures que Voukoum rédige chaque année pour présenter sa saison carnavalesque, explicatives sur le sens à attribuer à chaque Mas, qu’on peut retrouver sur leur site internet https://www.voukoum.com/; et surtout la thèse doctorale de Pavy, F (2021), op. cit. [Retour au texte]
  22. Le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG), l’une des premières formations indépendantistes, est fondé en 1963. En 1967, après l’Etat français décide d’en découdre : lors des émeutes de mai 1967 à Basse-Terre et à Pointe-à-Pitre, les leaders sont soit emprisonnés soit tués (c’est le cas de Jacques Nestor). Les membres de Akiyo et de Voukoum participent du GONG (qui sera dissout en 1977) et des organisations indépendantistes et syndicales qui naîtront dans les décennies suivantes, y compris lors du mouvement social LKP en 2009. [Retour au texte]
  23. « C’est ainsi que, parmi différentes voies de mobilisation, le carnaval commence à être investi dès 1969 par des mouvements de lutte : par réaction à la répression sanglante des mouvements sociaux de mai 1967, le journal La Vérité, créé par des dissidents du Parti Communiste Guadeloupéen, lance pour la première fois un appel à se manifester pendant les Jours gras :  »Cette année le Carnaval 1969 sera pour Mardi-Gras et Mi-Carême des vidés en rouge et vert, aux couleurs nationales ; masques, cagoules, petits drapeaux, chars. Si la bourgeoisie colonialiste n’aime pas voir le peuple dans la rue aux heures tragiques, alors elle le verra dans la joie, la discipline et la fierté patriotique» (La Vérité, n°38, 25 janvier 1969) »», Pavy, F. (2021), op. cit., p. 83. [Retour au texte]
  24. Agier, M. (2000), Anthropologie du carnaval : la ville, la fête et l’Afrique à Bahia, Éditions Parenthèses. [Retour au texte]
  25. Pereira, A.,V., V., G. (2008). Tramas simbolicas : a dinâmica das turmas de bate-bolas do Rio de Janeiro. Thèse de doctorat soutenue sous la direction de Ferreira, L., F. , à UERJ, p. 21. [Retour au texte]
  26. Ribeiro Martins, T. (2022), « Masculinidade, projeto e poder entre bate-bolas do Rio de Janeiro », Cadernos de campo, vol. 31, n°1. [Retour au texte]
  27. Pavy, F. (2021), op. cit., p. 98-113. [Retour au texte]
  28. Ferdinand, M. (2024), S’aimer la terre : Défaire l’habiter colonial, Seuil. [Retour au texte]
  29. Girard, R. (1972), « Chapitre 1. Le sacrifice », La violence et le sacré, Grasset, p. 7. [Retour au texte]
  30. « Grand Maître-Mas/ Toi qui étais là avant que l’Homme soit Homme / Toi qui as voyagé depuis l’Afrique / Avec le peuple africain / Grand Maître-Mas / Nous t’invoquons / Nous t’appelons / Descend/ Descend Grand Maître-Mas / Apporte la lumière pour tes enfants », Labiny, A., « Gran Mèt-Mas », https://www.voukoum.com/lespwi-a-mas-la [Retour au texte]