Acéphale météore

L’éclat incandescent d’une communauté qui ne tient pas 

Acéphale est une revue avant-gardiste fondée par Georges Bataille et Pierre Klossowski entre 1936 et 1939. La communauté que la revue voulut fonder a eu pour projet de créer une mythologie moderne et dionysiaque ayant pour objectif principal de lutter contre toute forme d’autorité dans un contexte historique où le fascisme européen est triomphant. Les différents fragments, œuvres, dessins qui composent la revue prônent le fantasme d’une religion anti-chrétienne, c’est-à-dire exaltée, dionysiaque, volcanique qui prolonge la théorie mystique et économique de Georges Bataille sur le sacrifice et la transgression. S’opposant à toute forme de principe et d’homogénéisation (dans la « condamnation de tout ce qui est reconnu aujourd’hui »), la revue Acéphale a tâché de créer une communauté poétiquement et politiquement anarchique au sein de laquelle l’irrationalité et l’expérience-limite seraient souveraines. Notre article vise à montrer comment le modèle politique construit par la communauté Acéphale vise l’émancipation de tout système politique à partir de son impossibilité pratique. C’est en ce sens que le projet-Acéphale emprunte ses caractéristiques à l’image du météore : s’embrasant soi-même dans le ciel (du grec metéora), elle est la société secrète qui relève et soulève (meteôrismos) les impossibilités d’une politique stable et radicalement homogène.

Docteur en Littérature et Esthétique à l’Université Polytechnique des Hauts-de-France (Valenciennes), Corentin Delcambre travaille sur les « gestes d’incendie », c’est-à-dire sur le travail de consumation des œuvres littéraires et visuelles modernes et contemporaines. Ses recherches se concentrent sur la façon dont les œuvres introduisent leur propre désœuvrement dévoilant ainsi leur contenu critique latent. Il a notamment communiqué sur « L’abime en face. Georges Bataille et la visagéité corrompue » à l’occasion du colloque international Visages, visagéités, 6 juin 2024 à Valenciennes et a dernièrement écrit « Les éclipses du signe. La métalittéralité ou l’échec de l’objectivisme artistique  » pour la revue Esquisses en septembre 2024.

Pour citer cet article : Corentin Delcambre, « Acéphale météore », publié le 7 avril 2025, Revue Turbulences #02 | 2025, en ligne, URL : https://turbulences-revue.univ-amu.fr/corentin-delcambre-acephale-meteore, dernière consultation le 15 mai 2025.

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[Fig. 1] Dessin d’André Masson à l’eau forte pour le premier numéro de la revue Acéphale en 1936.
Nous devons nous proclamer apolitiques dans la raison
et rester foncièrement politiques dans la sensibilité.Henri Dubief 1Qu’est-ce que c’est que ces chutes
D’éclairs au ciel arrachés ?
Mystère ! Sont-ce des luttes ?
Sont-ce des hymens ? Cherchez.Victor Hugo 2

La formule d’Henri Dubief, collaborateur de la revue Acéphale, annonce d’emblée le paradoxe d’une politique apolitique, c’est-à-dire d’une politique d’écriture qui n’est pas une écriture politique. Cela suppose qu’il faudrait – selon l’impératif catégorique employé – élaborer une révolution sans révolte, une opération anarchique faisant trembler les formes autoritaires sans s’abandonner à l’anarchie politique. Ces contradictions que nous sommes amenés à analyser et qui exposent la complexité moderne de construire une politique du sensible ne laissant place à une idéologie est propre à celle de Georges Bataille, pour qui l’expérience révolutionnaire se voit « dépérir » au profit d’une société qui ne cesse de s’uniformiser, s’homogénéiser et nourrir la « forme de l’Etat totalitaire » (Bataille, 1970c, p. 332). La possibilité révolutionnaire chez Bataille ne se conçoit pas véritablement dans un engagement comme Sartre. Sa conception s’articule autour d’un vocabulaire choisi, résolument plus large que celui de la politique. La révolution est désignée par les mots « agitation », « mouvement » ou encore « conscience déchirée » (Ibid., p. 333) laissant apparaitre une confusion entre le désir anarchique et la pensée philosophique. Mais si ce désir de révolte est animé par une « déchirure », c’est bien parce qu’elle porte en elle sa propre critique 3 et sa propre impossibilité.

Notre article vise ainsi à déterminer en quoi la pensée anarchiste bataillienne constitue une déchirure, à savoir le renouvellement d’un ordre des choses à partir de son impossibilité. Autrement dit, nous tenterons de comprendre, à partir de l’expérience communautaire et politique d’Acéphale, comment Bataille ne construit pas une anarchie esthétique à partir d’un imaginaire, d’une mythologie mais bien une esthétique anarchiste, c’est-à-dire un tremblement des images et de l’autorité de l’œuvre au sein même de la pratique esthétique. Nous verrons ainsi en quoi l’impossibilité résolue d’Acéphale fonctionne comme une libération métaphorique et explosive contre tout ce qui cherche à enfermer le réel dans un discours autoritaire et idéologique.

I. L’idéal communautaire d’Acéphale

Formuler le principe d’un « idéal communautaire » nous engage nécessairement sur la voie de l’aporie dans la mesure où l’idéalisme de l’acéphalité récuse l’idéalité en elle-même. La question de l’anarchisme pose la question d’une communauté furtive et avant-gardiste. Faire communauté, dans la langue de Georges Bataille, revient à faire l’expérience du commun, à établir une communication plus forte que celle qui nous retient au langage des codes quotidiens qui nous limite dans notre rapport à l’autre, au réel. Si la question de la communauté importe tant ici, c’est bien parce qu’elle est au cœur d’une pensée politique, d’une expérience littéraire ayant pour projet de provoquer le vertige de toute forme de connaissance établie en politique, en littérature, en art mais aussi en termes de sociologie. C’est sous cette perspective que se dévoile le projet anarchique du communautaire bataillien, souhaitant réhabiliter un nouvel ordre des choses (an-arché) à travers la « condamnation de tout ce qui est reconnu aujourd’hui » (Bataille, 1970d, p.443).

L’acéphalité dont il est question est au cœur de cette réflexion moderne qui rejette toute forme d’autorité métaphysique ou politique. Nom signifiant « homme sans tête », l’acéphale renvoie ici à trois choses. Tel est, dans un premier temps, le nom de la revue pensée et dirigée par Georges Bataille en 1936 avec l’écrivain Pierre Klossowski et le physicien Georges Ambrosino dans la continuité de la revue Contre-Attaque, dont le nom renvoie aussi à une forme de contestation radicale et politique. Acéphale est marquée par sa brièveté (1936-1939) et ne contient que cinq numéros. Elle est aussi marquée par les écrits de ses membres tels qu’André Masson, Roger Caillois, Jean Rollin, Jean Wahl et Jules Monnerot et l’esthétique inspirée de l’héraclitéisme et d’un nietzschéisme fortement revendiqué. Récusant radicalement l’académisme esthétique, la revue, selon les mots d’André Masson, assure ne « ressemble[r] à rien de ce qui a été fait aujourd’hui » (Bataille, 1999, p. 307). Parue lors de l’essor de la pensée fasciste en Europe, l’objectif de la revue visait à réécrire Nietzsche – figure tutélaire de la revue – qui « éprouvait une répugnance pour les partis politiques de son temps » (Bataille, 1970e, p. 452) en même temps qu’il s’agissait de sauver l’auteur du Gai Savoir de la « trahison » de son enseignement et la récupération nazie organisée par sa sœur Elisabeth Förster-Nietzsche. C’est ainsi que l’affirmation politique et philosophique des collaborateurs d’Acéphale exprime leurs revendications : dans le rejet de la lecture revisitée de la volonté de puissance nietzschéenne, c’est-à-dire de l’hypertrophie de la raison calculante, du positivisme et de la transcendance qui sépare l’homme de sa véritable condition.

Mais Acéphale est aussi le nom de cette communauté imaginée par Bataille 4, fantasmant sur l’idée d’une société secrète qui ne se reconnait aucunement avec la vie instaurée par l’autorité étatique. L’antimilitarisme et l’antipositivisme se traduit par l’avènement d’un sacré noir, que Bataille définit comme étant à l’opposé du profane, c’est-à-dire du langage commun, de la médiatisation entrant en contact avec la sphère étatique. Mystique par son projet, par son élaboration, la communauté Acéphale ouvre son premier numéro en 1936 sur l’avènement d’une « conjuration sacrée » et dans lequel figure en lettres capitales, ce qui semblerait être le programme paradoxal d’un « socialisme dionysiaque » (Warin, 1994, p. 212.), pour reprendre la formule de François Warin, teinté d’un mysticisme pour le moins catégorique : « nous sommes farouchement religieux » (Bataille, 1970d, p.443). Le lexique employé, les concepts nietzschéens, le vitalisme apparent traduisent un imaginaire politique nous rappelant le sublime romantique. « Farouchement religieux ». L’adverbe marque la radicalité et l’avant-gardisme du projet des membres d’Acéphale : « ce que nous entreprenons est une guerre » (Idem). Une guerre contre l’autorité divine, elle-même symbolique de l’autorité d’un régime dont les membres de la communauté ne reconnaissent pas la légitimité. C’est sous cette logique que l’acéphalité fonctionne comme un contrepied, un état permanent de révolte contre la politique de l’époque et l’homogénéisation systémique qui amène les foules à se rassembler autour d’une figure, d’une tête pensante, d’une parole unique et écoutée, et par conséquent dangereusement unilatérale, que Bataille dénonce trois années avant la parution du premier numéro de la revue dans son article « Structure psychologique du fascisme » :

Le pouvoir fasciste est caractérisé en premier lieu par le fait que sa fondation est à la fois religieuse et militaire, sans que des éléments habituellement distincts puissent être séparés les uns des autres : il se présente ainsi dès la base comme une concentration achevée. (Bataille, 1970b, p. 362)

La « concentration achevée », que fonde l’homogénéisation de la société en un pouvoir, une autorité « tendancielle » est allégoriquement représentée par la tête, la céphalité ; là où l’acéphalité ou la « polycéphalité » expriment une force hétérogène, c’est-à-dire, pour Bataille, une force « qui donne aux antagonismes fondamentaux de la vie une issue explosive constante mais limitées aux formes les plus riches » (Bataille, 1970f, p.469). C’est dans ce contexte que s’affirme la poétique politique d’Acéphale qui se ligue tout contre la « toute-puissance de Dieu et de l’Armée » (Bataille, 1999, p.441), et plus généralement contre toute forme d’homogénéisation du monisme politique et la communion étatique conduisant au réductionnisme fasciste qui hante Bataille.

Enfin, Acéphale renvoie au mythe de la figure-Acéphale imaginée par André Masson représentant un homme nu sans tête [Fig.1.], tenant un poignard dans la main gauche, une grenade dans la droite. L’incarnation mythique est centrale puisqu’elle fonctionne d’abord dans l’héritage du Zarathoustra et du surhomme nietzschéen comme une figure paradoxale qui désamorce la mythologie réinventée des nazis. Tel l’homme de Vitruve, l’Acéphale se tient debout mais son ventre est écorché, laissant voir ses entrailles : un labyrinthe dont l’image ne quittera pas Bataille, puisqu’il est l’objet d’un article figurant dans la revue. Lieu du seuil, lieu de perdition, l’homme entre dans le labyrinthe qu’il se crée comme il entre dans l’ignorance de son avenir. Son sexe est remplacé par un crâne, lieu de l’extase et de la « petite mort » qui expose sa nudité « à l’outrance des désirs et au vertige du néant » (Teixeira, 1997, p. 104). La figure acéphale s’identifie, selon Bataille, à l’image du surhomme nietzschéen et incarne de façon allégorique l’autorité qui s’expie, la souveraineté du roi riant de son propre pouvoir. Le poignard et la grenade – représentant le cœur humain – coïncident sensiblement avec les recherches de Bataille sur les sociétés archaïques des aztèques dans le cadre de ses réflexions sur le sacrifice comme modèle fantasmé de communication entre le sacrificateur et sa victime, entre l’homme et le monde 5. Ainsi le personnage dessiné par Masson est-il l’emblème d’un Dionysos moderne, à l’image même de l’hétérogène, de la duplicité et du paradoxe fondamental ; image même d’une éruption « réunissant » ce qui s’oppose, activant la contradiction essentielle entre « la « Naissance et la Mort » (Bataille, 1970d, p. 445). Les contraires se rejoignent, non pas pour s’associer harmonieusement, non pour se réunir et communier mais bien pour célébrer le désordre même, l’intenable chaos.

Mais l’aboutissement d’une telle communauté basée sur le sacrifice, la transgression des limites qui « ignore les prohibitions » (Idem.) engage d’emblée sa propre impossibilité pratique et par conséquent son propre échec. Penser la communauté comme un météore, étoile brûlante, consumation de son propre projet, cela revient à imaginer la communauté comme impossibilité de se tenir à une idéologie. Cela nous amène à penser l’anarchisme non tant comme la reconfiguration de l’ordre et de l’autorité, par les agitations révolutionnaires des membres de la revue, de leur contestation contre la sphère homogénéisante de l’état fasciste mais bien par la dramatisation d’un échec : la tragédie, l’autosacrifice orchestré par la communauté Acéphale elle-même. Cela revient à reconsidérer la part anarchiste non pas par le contenu contestataire des articles qui composent la revue, mais par le désœuvrement, l’inachèvement, la dissolution de l’homogène et le projet météorique – éclairant, brûlant, résolument fugace – de la communauté bataillienne.

[Fig. 1] Dessin d’André Masson à l’eau forte pour le premier numéro de la revue Acéphale en 1936.

[Fig. 1] Dessin d’André Masson à l’eau forte pour le premier numéro de la revue Acéphale 6.

II. Le modèle d’une société hors-pouvoir

La revue est le lieu même d’une communauté dont les règles sont régies et imposées par Bataille et dont les traces sont retrouvables dans le recueil des correspondances dans L’Apprenti Sorcier. Tout le paradoxe est là : elle est une réélaboration des lois reconnues à partir de la création d’autres lois. Le mysticisme qui plane au-dessus de ces instructions se confond avec une certaine mise en scène : les membres de la société secrète, lorsqu’une réunion est décidée devant un arbre mort foudroyé par la foudre dans la forêt de Cruye, doivent rester dans le silence durant tout le long du trajet 7. Le secret qui entoure la communauté participe ainsi à son caractère sacré, ne devant être entré en contact avec la sphère profane, c’est-à-dire la vie quotidienne soumise à l’autorité des lois du langage de la communication verbale et « vulgaire ».

Mais ce n’est pas tout. Si le caractère sacré est si prégnant, c’est bien parce qu’il ouvre la voie à un autre mode de communication, à une autre perception du monde à partir de la désorganisation et du dérèglement de tous les sens selon la formule rimbaldienne : poétiquement, philosophiquement et politiquement. C’est ainsi que les articles de la revue – et plus particulièrement le premier « La Conjuration sacrée » et « Pratique de la joie devant la mort » – invitent à une pratique de l’extase, à la jouissance, à la sortie de soi, de la stabilité afin d’ouvrir le regard sur un autre état du monde. Le lexique utilisé est religieux, métaphorique, messianique marqué par l’utilisation de présent gnomique ou les impératifs impersonnels qui nous rappellent le phrasé biblique : « Secrètement, ou non, il est nécessaire de devenir tout autres ou de cesser d’être » (Ibid., p. 443). Le modèle sociétal prôné par Acéphale s’oppose poétiquement, c’est-à-dire par les moyens du langage et de l’imaginaire, à la société actuelle. À l’industrialisation et à « l’unitarisme » (Bataille, 1970f, p. 468) tendancieux de la modernité s’oppose l’exhumation d’une société archaïque, anarchique, celle des « mondes disparus » dans laquelle l’extase est vécue comme une expérience souveraine qui reconnecte l’homme au réel : « L’existence n’est pas seulement un vide agité, elle est une danse qui force à danser avec fanatisme » (Bataille, 1970d, p.443). Ainsi Bataille nous alerte contre une perception trop humaine de l’existence, basée sur l’anthropocentrisme des sciences modernes et le positivisme qui en découle : « la vie humaine est excédée de servir de tête et de raison à l’univers » (Bataille, 1970d, p. 445). On retrouve dans cette citation, l’acéphalité programmatique de la revue : en soi, la libération de l’homme face à la subordination, la raison calculante qui transforme le régime même de notre perception au monde, faisant du réel et de la nature une utilité, lui attribuant une « redingote mathématique » (Bataille, 1970a, p. 217), c’est-à-dire un sens préétabli. Pour échapper à la « vulgarité instruite » (Bataille, 1970d, p. 443) et au « servage » de l’homme, Acéphale envisage le renversement du modèle de société actuel en vue d’échapper à cette « prison » et de proposer un schéma de vie et de connaissance qui ne se limite pas à la raison : là est son programme de réévaluation anarchiste et révolutionnaire. La perception libérée du monde exige le déchirement de ce qui « est reconnu aujourd’hui » pour « exister » (Bataille, 1970f, p. 467), et la perte des repères de connaissance. Le mouvement autoconsumatoire en est le langage comme le souligne ici un fragment des « Méditations héraclitéennes » issu de la « Pratique de la joie devant la mort » :

Devant le monde terrestre dont l’été et l’hiver ordonnent l’agonie de tout ce qui est vivant, devant l’univers composé des étoiles innombrables qui tournent, se perdent et se consument sans mesure, je n’aperçois qu’une succession de splendeurs cruelles dont le mouvement même exige que je meure ; cette mort n’est que consumation éclatante de tout ce qui était, joie d’exister de tout ce qui vient au monde ; jusqu’à ma propre vie exige que tout ce qui est, en tous lieux, se donne et s’anéantisse sans cesse. (Bataille, 1970h, p. 557)

Nous ne pouvons échapper au caractère sublime du texte, mettant en jeu le tremblement et le vertige des formes auxquels conduit l’extase. La description semble provoquer son propre achoppement et la transgression de sa propre possibilité, c’est-à-dire l’excès de soi jusqu’à l’embrasement de toute ontologie (« tout ce qui est »). De ce point de vue, la phénoménologie bataillienne nous semble presque parodique puisque la description amène à sa propre dissolution et les figures génèrent leur implosion renouvelée (« s’anéantisse sans cesse »). Bataille manifeste une puissance destituante qui se caractérise par le renversement des valeurs et la conservation du négatif. La dépense sans réserve et la « consumation sans mesure » s’opposent ainsi très radicalement au durcissement et à la concentration fasciste qui exige un réductionnisme, là où l’extase s’expose au non-savoir et au désordre de la pensée. Le premier numéro consacré à la « conjuration sacrée » expose les prolégomènes de la communauté dirigée par Bataille, souhaitant renouer avec un nouvel ordre des choses à travers un désir farouche d’immanence et la déconstruction des formations politiques autoritaires et d’un ordre du monde actuel.

L’aspiration à la restructuration des principes qui régissent la pensée moderne marque une intensification dans la radicalité acéphale. C’est dans la « Pratique de la joie devant la mort » que l’expérience communautaire se rapproche sensiblement d’une expérience du sacrifice qui connaitra son apogée en 1939. La représentation et la communication renouvelée avec le réel supposent un désir « d’anéantissement », c’est-à-dire d’un passage de la sphère profane à la sphère sacrée : « la nature comme un jeu de forces qui s’exprime dans une agonie multipliée et incessante » (Bataille 1970h, 555). Une société dont le pouvoir repose sur l’extase serait une société dont le pouvoir est paradoxalement hors-pouvoir. L’accomplissement de la communauté se réalise ainsi dans son mysticisme et le sacrifice, à savoir la transformation sulfureuse allant de la sphère profane en la sphère sacrée. Le pouvoir, compris non seulement comme autorité et condition d’un régime politique rationnel se substitue, comme le remarque Jean-Michel Besnier, au mysticisme religieux qui est « neutralisation du pouvoir » (Besnier, 2014, p. 174). Ainsi passe-t-on d’une politique du pouvoir à une politique de l’impouvoir, à une politique faisant l’expérience des limites, allant « jusqu’au bout du possible de l’homme » (Bataille, 1973a, p. 19), – à une politique de l’impossible.

III. La dramatisation de l’échec politique

Marqué par une impossibilité pratique, les exigences tumultueuses et transgressives envisagées par la communauté Acéphale ne peuvent se réaliser que sur un plan utopique. Cela veut dire que son échec est sans appel, comme ainsi l’avait prédit Patrick Waldberg 8. Mais Bataille était conscient de l’aporie à laquelle il était confronté. Réécrivant Nietzsche, les sectaires d’Acéphale souhaitaient mettre en lumière l’impuissance des concepts nietzschéens 9 afin de le sauver d’une interprétation glorifiée, idéalisée et politique de la surhumanité et de la volonté de puissance. Dès sa naissance, Acéphale fait face à deux échecs. Le premier échec fait état de l’épuisement de la communauté secrète basée sur des exigences intenables et dont le silence était la clé : « Il est hors de question de parler à aucun moment et cela doit avoir lieu en toute simplicité » (Bataille, 1999, p.360) écrivait Bataille lors de ses instructions pour la rencontre en forêt. Il faut lire les interdits et les règles très strictes de Bataille pour se rendre compte de l’impossibilité de se tenir à ce système. A cela s’ajoute la méfiance et la défiance de ses membres qui, peu à peu, désertent le cercle. En Septembre 1937, Bataille constate l’éloignement de plusieurs membres : « Quand nous avons commencé à nous réunir, nous étions douze : aujourd’hui, nous ne sommes plus que sept » (Ibid., p.402). Il dut reconnaitre l’échec de la revue en 1939, faisant état d’une « perte de cohésion » et d’un « fossé » (Ibid., p. 502) creusé entre les sociétaires. À mesure que se dérobe la vie d’Acéphale, Bataille décide alors de commettre un sacrifice humain : « À la dernière rencontre au cœur de la forêt nous n’étions que quatre et Bataille demanda solennellement aux trois autres de bien vouloir le mettre à mort, afin que ce sacrifice, fondant le mythe, assurât la survie de la communauté 10 ». Le refus des autres participants signera l’achèvement et l’échec de la communauté. Le second échec est en lien avec la promesse bataillienne d’un schéma sociétal archaïque dans lequel il n’existerait plus aucune prohibition. C’est ainsi l’impossibilité même de son projet pratique, l’accomplissement de l’existence dans l’extase, le sacré et le mysticisme politique qui marquera la dé-faite d’Acéphale.

Finalement, le désœuvrement communautaire nous amène à une remise en question plus globale de la communauté et de la question de la révolte anarchique. La « mort-en-commun » et « l’obsession » (Nancy, 1990b, p. 219) autosacrificielle de Bataille participent à la mise en place d’une nouvelle communication, d’une instantanéité au sein de laquelle l’ordre du langage échoppe. L’inachèvement du projet rend impossible la formation idéologique. La communauté est sans communauté. C’est pour cette raison qu’elle est qualifiée par Blanchot de « négative » : son mode opératoire suppose la désagrégation de sa propre possibilité, sinon de son propre pouvoir : elle engage ainsi son désœuvrement. Sa puissance anarchique repose sur ce qui en elle fait défaut. L’aspiration politique choit et se confond avec sa propre échéance : « Acéphale est la tragédie » écrit Imre Kelemen (Bataille, 1999, p. 426). Dramatisant sa chute, faisant appel à un sacrifice final, Acéphale s’identifie au chant du bouc sur le point d’être mis à mort (tragos). Ce qui intéresse plus particulièrement Bataille, c’est l’instantanéité de la catastrophe dans l’évènement tragique. La rupture générée par l’échec est la déchirure nécessaire à Bataille pour fabriquer très paradoxalement le partage communautaire, un langage sans médiation : celui de la guerre. Selon Henri Dussart : «  le propre de la guerre c’est d’être l’immédiat – un immédiat qui ne peut être médiatisé » (Ibid., p. 504), faisant sensiblement écho aux propos liminaires de la conjuration sacrée selon lesquels une « guerre » était religieusement et poétiquement entreprise. En ce sens, Acéphale n’existe et ne fait présence que sur le mode du tragique et dans la réalisation de sa propre mort. Le jaillissement acéphalique s’inscrit dans une temporalité extatique comme « catastrophe » ou « temps-explosion » (Bataille, 1970f, p.471).

Il est nécessaire de déterminer le rôle central de la dramatisation de l’échec pour comprendre en quoi elle comporte un caractère critique et politique. La dramatisation est étymologiquement une « mise en acte 11 », passage du langage au hors-langage, de la connaissance à l’impact faisant rupture. « Semblable à une blessure qui saigne » (Ibid., p. 472), la communauté se réalise finalement, pour les membres d’Acéphale, dans le spectacle de la consumation. Pour Pierre Klossowski, la théâtralité de la mise à mort est décisive et nécessaire : il « y avait beaucoup de mises en scène » confie-t-il lors d’une interview. En réalité, cela témoigne du dispositif mis en place par Bataille pour donner une visibilité à l’infigurable, au tragique par un « effet de présence » (Tibloux, 1999, p. 120). Dans son Expérience intérieure, Bataille définit la dramatisation moins comme un concept que comme une pratique lui permettant d’aborder la question de l’écriture comme travail du langage : « c’est la volonté, s’ajoutant au discours, de ne pas s’en tenir à l’énoncé, d’obliger à sentir le glacé du vent, à être nu » (Bataille, 1973a, p. 26). La dénudation, la souveraineté, le sensible naissent dans la fracture de la représentation. Dans la « Chronique nietzschéenne », « la représentation de Numance » énonce les prémices de cette dramatisation. Bataille nous rappelle en note que la pièce de Cervantès jouée à Paris durant le printemps 1937 porte sur « la guerre inexpiable que poursuit le général romain Scipion contre les Numantins révoltés, qui, assiégés et épuisés, s’entre-tuent plutôt que de se rendre » (Bataille, 1970g, p. 485). Pour Emmanuel Tibloux 12, Le Siège de Numance, constitue un « tournant » dans l’écriture de Bataille : celui de la dramatisation dont la dimension tragique du sacrifice donne une certaine visibilité au spectacle de la mort. La tragédie de Numance nous invite finalement à reconnaitre dans le concept de dramatisation une part spirituelle et symbolique mais aussi esthétique dans son mode de communication. L’agonie qu’exprime la tragédie de Numance, dans sa façon de mettre en scène la guerre intestine de ses personnages, rejoint la mythologie auto-sacrificielle d’Acéphale qui est à la mesure de l’univers.

En portant en elle sa propre mort, son propre désœuvrement, sa propre consumation, Acéphale se réalise dans l’hétérogénéité et le « spectacle 13 » de la mort de Dieu compris comme mise à mort de toute absoluité :

Mais la tragédie introduit dans le monde de la politique une évidence : que le combat engagé ne prendra un sens et ne deviendra efficace que dans la mesure où la misère fasciste rencontrera en face d’elle autre chose qu’une négation agitée : la communauté de cœur dont Numance est l’image (Bataille, 1970g, p. 488).

À la stabilité de l’État s’oppose ainsi les agitations « négatives » et politiques de Bataille. Ainsi échappe-t-elle à la totalisation, au réductionnisme unitaire, à la communion, se préservant de la « menace d’une unité surélevée » là où l’homogénéisation conduit à la monocéphalité. Pour Jean-Luc Nancy, la communauté est toujours désœuvrée en tant qu’elle ne peut être homogène au risque d’objectiver ceux qui la compose, c’est-à-dire de nier la singularité inaliénable de chacun de ses membres. Le moment souverain de la communauté, « le plus important de la modernité » est donc sa dissolution (Nancy, 1990a, p. 11). L’analyse de Blanchot dans sa Communauté inavouable est, en ce sens, proche de celle de Nancy et de Bataille dans la mesure où la communauté commence « dans l’absence de communauté », à savoir dans l’inachèvement, le défaut de l’être, assumant « l’impossibilité de sa propre immanence » (Blanchot, 1984, p. 24). Le caractère éphémère d’Acéphale tient donc dans l’impossibilité de nier son hétérogénéité au risque de rejoindre la dangereuse communion, condition d’un totalitarisme et d’un état stabilisant.

Comme le météore, incandescent et se désagrégeant dans le ciel nocturne, l’expérience bataillienne Acéphale n’existe que par son caractère tragique et éphémère : elle est vécue comme une « communauté durable » (Kaufmann, 1995, p. 73) – s’inscrivant dans une durée. Mais nous parvenons à comprendre que cet échec dramatisé, conduisant à la décapitation même du projet originaire de la revue, est une hétérogénéisation permettant à la communauté de ne pas s’unir et se confondre en une ontologie, à une identité, une stabilité totalisante. Sa dramatisation auto-sacrificielle est à comprendre comme un déchirement, une ouverture pour un devenir politique nouveau : l’inévitable échec de la communauté se transforme ainsi en une communauté intenable par son incandescence et sa brièveté, en une « réussite inachevée » (Bataille, 1973b, p. 317), dévoilant ainsi tout son potentiel critique.

IV. Un projet météorique : souveraineté et désœuvrement

La métaphore constellaire du météore nous permet d’imaginer le processus à l’œuvre dans la politique d’Acéphale. Étant une « topologie atopique » (Nancy, 1990a, p. 53), elle constitue un espace nomade, tremblant et succinct s’inscrivant dans une durée précaire, s’abandonnant dans la consumation et dans un mouvement icarien. Corps céleste, figurant dans les étoiles, le météore porte en lui sa propre mort. Dans son parcours et dans sa chute, elle est l’image même de la catastrophe dont l’étymologie, comme le remarque Georges Didi-Huberman, emprunte son nom au soulèvement, à une paradoxale élévation : le verbe grec katastraphein 14 nous amène à penser la catastrophe Acéphale comme un mouvement de révolte dans la ruine et l’autosacrifice. Geste de soulèvement, l’auto-sacrifice de la communauté l’est aussi curieusement par son rapprochement au météore : météôrismos exprime en grec « l’action de soulever ». Cela ne veut pas dire que le projet auto-négateur d’Acéphale conduit à la transcendance, c’est-à-dire à une forme d’élévation spirituelle, à l’accomplissement religieux, mais à une révolte interne, un retournement, le renversement critique interrogeant les formes idéologiques de la société homogène.

Si pour Maurice Blanchot, la communauté est « inavouable », c’est précisément parce qu’elle n’est vouée à rien, ne vouant un culte à aucune cause, aucune idéologie sinon celle qui se perd elle-même dans son système. Sa présence au monde s’accomplit dans la dépense de son énergie, de sa propre activité, marquant ainsi l’impossibilité même de construire une communauté et plus particulièrement l’impossibilité même de faire œuvre. Le sens de la communauté se désagrège et œuvre, finalement, à travers son propre désœuvrement. « Semblable à une blessure qui saigne » (Bataille, 1970f, p. 472), Acéphale est une « communauté négative » (Blanchot, 1984, p. 10) qui récuse politiquement et poétiquement d’entrer en contact avec la société administrée des années 1930. Pour Blanchot, elle « renonce à faire œuvre » en « organisant et se donnant pour projet l’exécution d’une mort sacrificielle » (Ibid., p. 29). Elle ne s’accomplit pas dans un travail, une fonction ou un sens déterminé mais dans la mise en scène de sa propre disparition, exposant dans l’effervescence les antagonismes qui la composent. Pour Blanchot, le désœuvrement est une pratique d’écriture qui conserve dans l’œuvre les tensions internes qui participent à une remise en question plus générale sur le mode d’intervention de l’œuvre. Il en tend à en décrire brièvement le principe dans Kafka à Kafka :

L’œuvre disparaît, mais le fait de disparaître se maintient, apparaît comme l’essentiel, comme le mouvement qui permet à l’œuvre de se réaliser en entrant dans le cours de l’histoire, de se réaliser en disparaissant. (Blanchot, 1994, p.19)

L’accomplissement de l’œuvre est maintenu dans sa fuite et son involution, sa grandissante entropie. « Se réaliser en disparaissant » veut dire que le « désœuvrement est à l’œuvre, mais ne fait pas l’œuvre » (Blanchot, 1969, p. 614), et que l’œuvre littéraire ou artistique agit dans sa propre interruption, sa propre discontinuité. On comprend que l’approche blanchotienne du désœuvrement est une expérience du détachement, du retrait ; expérience « où se défait le rapport de l’art et de l’être 15 ». Dans sa dé-réalisation, l’œuvre qui se désœuvre engage la recherche par l’art et l’errance de ce qu’elle est, et enquête sur ce qu’est l’art au-delà du langage qui affirme et rompt l’interruption. Pour Nancy, « exposer la communauté au désœuvrement, signifie démanteler le paradigme qui a tendance à le représenter comme sa propre œuvre » (De Petra, 2005, p. 163). Le désœuvrement de la communauté Acéphale assume et exprime l’impossibilité de se réaliser.

Dans sa consumation et son incandescence qui nous éclairent sur l’homogénéisation latente et hostile des sociétés, Acéphale génère à l’instant même son devenir-disparition et sa « réussite inachevée » que Bataille formule à travers le concept de souveraineté. Le mot apparaît une première fois en 1933 dans l’article « Structure psychologique du fascisme » et exprime alors faisant référence aux mécanismes monistes de l’État fasciste. Mais son sens change et Bataille développe l’idée d’une souveraineté comme puissance destituante, anarchie et déchirement : « Sur le plan de la puissance, l’art souverain est démission » (Bataille, 1976, p. 448). Concept-clé pour comprendre le rôle politique d’Acéphale puisqu’elle renvoie directement au modèle économique et anthropologique des sociétés archaïques sur lesquelles souhaite se conformer Acéphale. La souveraineté met en jeu une instabilité renouvelée, un état de crise constant empêchant le pouvoir de s’affirmer et de se fixer comme forme politique. Le propre de la souveraineté est de contenir l’hétérogène, le tout autre, « l’incommensurable » (Bataille, 1970b, p. 348) en vue de ne pas le laisser s’abandonner à l’homogène comme structure structurante du réel. La souveraineté nait dans la mort de la régence (le roi, Dieu) et son objet ne peut se maintenir, c’est « une pensée dont la fin […] déboulonne les rails sur lesquels elle est engagée » (Bataille, 1976, p. 253). Son mouvement implique la blessure, l’ouverture, l’in-finitude. On comprend alors que la souveraineté de la communauté Acéphale apparait au moment de sa dissolution, lorsque le tout incommensurable dérape et explose.

Si le moment souverain, nous dit Bataille, fait coïncider le moment de la « démission » et de l’expiation de toute autorité, elle engage ainsi un renversement pour le moins radical. Bouleversant les principes de « tout ce qui est reconnu aujourd’hui », la souveraineté bataillienne est « révolution en acte 16 ». Autrement dit, la libération exige la négation de soi et la réactualisation incessante de cet état critique, étant « l’extrême abandon de la révolte » (Bataille, 1988, p. 197). C’est pour cette raison qu’elle est pour Bataille, l’expression même de l’hétérogène (Bataille, 1970i, p. 67). C’est dans l’article « Propositions » paraissant dans Acéphale, que le programme politique de la communauté semble s’affermir. Aspirant à la confrontation politique avec le fascisme imaginée dans la « désorganisation de l’Univers » (Bataille, 1970f, p. 468), la décomposition des structures qui composent les formes politiques représentent une « révolution sociale ». C’est sous ce rapport que l’acéphalité comme mouvement récusant l’unidimensionnalité s’exerce dans la restructuration renouvelée de l’ordre établi (an-archê), ne laissant « plus de place pour le repos » (Ibid., p. 469) :

L’existence universelle, éternellement inachevée, acéphale, un monde semblable à une blessure qui saigne, créant et détruisant sans arrêt les êtres particuliers finis : c’est dans ce sens que l’universalité vraie est mort de Dieu. (Ibid., p. 473)

V. L’expiation de l’autorité dans l’auto-consumation

Rapprocher le désœuvrement et le concept instable de souveraineté permet de comprendre le rôle critique de la communauté et finalement de saisir en quoi son instabilité, son autosacrifice révèle finalement sa fonction politique. Nous venons de voir en quoi l’auto-consumation de l’œuvre Acéphale produit une hétérogénéité et le tremblement de toute stabilisation, c’est-à-dire en quoi elle favorise la réactualisation de ses propres principes et valeurs au figement de ses propres repères. Telle est la blessure qu’ouvre son inachèvement. Cela revient à reconsidérer le caractère profondément anarchique de la revue qui ne repose pas moins sur des thématiques, un imaginaire dissident, des revendications sur la mort de Dieu ou sur son antifascisme – assurant finalement une forme d’idéologie – que sur la mise en place d’une libération de toute autorité et de toute cristallisation :

La formation d’une structure nouvelle, d’un « ordre » se développant et sévissant à travers la terre entière, est le seul acte libératoire réel et le seul possible – la destruction révolutionnaire étant régulièrement suivie de la reconstitution de la structure sociale et de sa tête. (Bataille, 1970, p. 469)

Cette mise en forme implique donc un mouvement négatif extrême. Le sacré bataillien exige donc la démultiplication des vocalités et la fracture, la « conscience déchirée » de la révolte bataillienne. C’est dans l’abandon extrême et la « nécessité d’échouer 17 » (Bataille, 1976, p. 259) qui définissent la souveraineté que l’ordre engendre sa propre échéance, que le temps de l’autorité connaît sa chute. L’anarchisme esthétique que permet la souveraineté Acéphale ne peut se réaliser qu’à travers le refus de toute chose établie, ne s’affirmant que dans le négatif : « L’opération souveraine, qui ne tient que d’elle-même l’autorité – expie en même temps cette autorité ». (Bataille, 1973c, p. 223).

En ce sens, la libération du statu quo ne s’aurait s’exercer sans la remise en question de sa propre possibilité à travers une approche autocritique. Cela nous amène à penser qu’il y aurait en fin de compte un anarchisme politique – posture engagée, politiquement apolitique – et une politique d’écriture qu’exprime la déconstruction de ses propres principes de façon aussi bien poétique, par les moyens du langage que de façon paradoxalement apolitiquement politique. L’expérience politique bataillienne prenant racine dans l’insoutenable souveraineté ne saurait s’exercer sans une expérience éthique et esthétique : Acéphale propose un modèle politique précaire mais dont le rôle autosacrificel est crucial puisqu’elle met en jeu une prise de conscience généralisée. Elle met à nu la sédimentation mortifère de ce qui, dans le fascisme, pousse à la brutalisation des subjectivités et à l’aliénation des singularités.

Bibliographie

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  1. Henri Dubief, « Principes », L’Apprenti Sorcier, Éditions de la Différence, coll. « Les Essais », Paris, 1999. [Retour au texte]
  2. Victor Hugo, « Les Etoiles filantes », Les Chansons des rues et des bois, Paris, Gallimard, coll. « Poésie», 1982. [Retour au texte]
  3. Du verbe grec krinein voulant dire « déchirer ». [Retour au texte]
  4. Nous ferons ainsi la différence entre Acéphale (revue) et Acéphale (Communauté). [Retour au texte]
  5. Il écrira dans La Part maudite que « les sacrifices nouaient l’accord de l’homme et de l’univers ». Georges Bataille, La Part maudite, Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1976, p. 198. [Retour au texte]
  6. L’image est issue de Monoskop. Acephale_1_1936.pdf  [Retour au texte]
  7. « À lire plusieurs fois, de la façon la plus précise et à retenir : Prendre à un guichet de petite banlieue un billet d’aller et retour pour Saint-Nom-la-Bretèche. Le train est à 20 heures. Ne reconnaître personne, ne parler à personne et prendre une place à l’écart des autres ». Georges Bataille, L’Apprenti Sorcier, Éditions de la Différence, coll. « Les Essais », Paris, 1999, p. 359. [Retour au texte]
  8. « L’échec n’était pas évitable ». Patrick Waldberg, « Acéphalogramme » apparaissant dans les annexes de L’Apprenti sorcier. [Retour au texte]
  9. « L’impuissance de Nietzsche est sans appel ». Georges Bataille, Sur Nietzsche in Œuvres complètes, t. VI, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1973, p. 124. [Retour au texte]
  10. Patrick Waldberg, « Acéphalogramme », L’Apprenti sorcier, op.cit., p. 597. [Retour au texte]
  11. « L’expérience c’est-à-dire une tentative de passer de la connaissance à l’acte ». Georges Bataille, L’Apprenti Sorcier, Éditions de la Différence, coll. « Les Essais », Paris, 1999, p. 373. [Retour au texte]
  12. « Ce que Bataille dit voir dans Numance n’est pas tant un spectacle théâtral qu’un modèle d’existence, qu’il va faire valoir, en mettant l’accent sur la dimension collective du drame et sur la place qu’y occupe la mort, contre des modèles politiques, et tout particulièrement contre le fascisme ». Emmanuel Tibloux, « Le Tournant du théâtre » in Les Temps Modernes, Georges Bataille, Paris, Gallimard, n°602, 1998-1999, p. 128. [Retour au texte]
  13. « Le plus grand de tous les spectacles, la plus grande de toutes les fêtes est la mort de Dieu ». Georges Bataille, «  Propositions » in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1970, p. 466. [Retour au texte]
  14. Cf. Georges Didi-Huberman, Désirer désobéir. Ce qui nous soulève I, Paris, Éditions de Minuit, 2019, p. 525. [Retour au texte]
  15. Cf. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « Sur le désœuvrement : l’image dans l’écrire selon Blanchot » in Le Temps d’une pensée : Du montage à l’esthétique plurielle [en ligne], Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2009, p. 123-124. [Retour au texte]
  16. Selon l’expression de Bernard Sichère, « L’Écriture souveraine de Georges Bataille », in Tel Quel, n° 93, 1982, pp. 58-75.  [Retour au texte]
  17. Georges Bataille, La Souveraineté in Œuvres complètes, t. VIII, op. cit., p. 259. [Retour au texte]