Revue Turbulences n°2 : Introduction

Pour citer cet article : Frédéric Pouillaude, « Revue Turbulences n°2 : introduction », publié le 7 avril 2025, Revue Turbulences #02 | 2025, en ligne, URL : https://turbulences-revue.univ-amu.fr/frederic-pouillaude-revue-turbulences-02-introduction, dernière consultation le 15 mai 2025.

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Affiche du séminaire « Esthétiques anarchistes », second semestre 2022-2023, LESA, Aix-Marseille Université, © DR
Affiche du séminaire « Esthétiques anarchistes », second semestre 2022-2023, LESA, Aix-Marseille Université, © DR

En ce moment où le fascisme ne cesse d’assoir son emprise sur le monde, où le national-socialisme de jadis renaît dans la forme d’un national-techno-capitalisme, où l’image masculiniste de la force et du dominant sature en permanence nos écrans et du même coup, pernicieusement, nos désirs, et où la haine de l’autre en tant qu’autre paraît désormais constituer le fondement acceptable de toute communication politique institutionnelle, il semble plus qu’urgent de raviver une tradition de pensée et d’action fondée sur le refus de l’autorité, du gouvernement et de la Nation, et sur un principe de solidarité inconditionnelle entre êtres humains (et plus généralement entre vivants) : la tradition anarchiste.

Fortement marqué par la lecture d’Au voleur ! Anarchisme et philosophie de Catherine Malabou (Malabou, 2022), j’ai proposé au LESA pour l’année 2022-2023 l’organisation d’un séminaire de recherche intitulé « Esthétiques anarchistes : l’art et le non-gouvernable ». Ce séminaire a donné lieu aux communications suivantes, dont certaines sont également disponibles en ligne : Anna Guilló, « Marcher et penser avec Élisée Reclus. Art, cartographie et anarchisme », Catherine Malabou, « Représentable et imprésentable dans l’art aujourd’hui ? Lyotard, Rancière et au-delà », Katerina Andreou et Frédéric Pouillaude, « Droit dans le mur en sortant du trou », Sara Alonso Gómez, « Entre l’art et l’anarchie : quelle place pour la désobéissance ? », Paul Bernard-Nouraud, « Répliquer au politique – l’imprévisible comme art », Christophe Longbois-Canil, « De la propagande par le fait et par l’image en particulier : une dialectique déniée ou encore effective », et Renaud Golo, « Édifier, dévaster : le paroxysme, le manque, la géométrie, l’ornement (situation d’écoute) 1.

Affiche annnonçant la conférence performée de Katerina Andreou, LESA, Aix-Marseille Université, 2023 © DR
Affiche annnonçant la conférence performée de Katerina Andreou, LESA, Aix-Marseille Université, 2023 © DR
Affiche annonçant l'intervention "situation d’écoute" de Renaud Golo, LESA, Aix-Marseille Université, 2023
Affiche annonçant l’intervention « situation d’écoute » de Renaud Golo, LESA, Aix-Marseille Université, 2023

Le présent numéro souhaitait prolonger le séminaire de 2022-2023 en l’ouvrant à d’autres contributrices et contributeurs. Il s’ouvre sur deux textes qui, faisant le lien avec le séminaire passé, posent certaines bases conceptuelles ou historiques pour la suite des contributions : d’une part, l’entretien avec Catherine Malabou (mené avec Florian Gaité et Anna Guilló), « Être étranger au gouvernement, c’est à la fois résister par son individualité et devenir imprenable en se fondant dans le collectif », où les thématiques d’Au voleur ! sont plus spécifiquement retravaillées en direction de l’art et où s’atteste, s’il en était besoin, l’importance de l’ouvrage pour une pensée artistique réellement critique ; d’autre part, la contribution de Christophe Longbois-Canil, « La propagande par le fait et par l’image en particulier », qui revient sur l’intensité des échanges entre militantisme anarchiste et production artistique à la fin du XIXe siècle, notamment à travers la figure de Maximilien Luce.

La suite du numéro s’organise en six sections :

Crises et répliques. Sur une planète rendue chaque jour plus inhospitalière, tant climatiquement que politiquement, il s’agit d’inventer d’autres alliances et d’autres répliques. Dans « À l’avant-jardin des (in)attendus harmonistes », Benjamin Arnault explore la notion de non-gouvernable au sein des écosystèmes et montre en quoi les artistes peuvent soutenir, notamment à partir des phénomènes d’hybridation, le projet d’une « éco-anarchie partagée ». Pour sa part, Marie Moreau, dans « Fabulation pour un procès. Comment s’entraîner collectivement pour une nécessaire justice transformatrice », revient sur le parcours du collectif artistique Bureau des Dépositions, qui prend appui sur le droit d’auteur et la défense des œuvres collectives immatérielles pour contrer un droit des étrangers néocolonial et inique.

La volte et le sans-tête. Deux gestes pour échapper tant à la surveillance qu’au gouvernement (y compris de soi) : se détourner, opérer une volte, et s’imaginer sans tête, acéphale. Dans « It’s just a turn – and freedom! Emily Dickinson, illisibilité et surveillance », Rachel Boyer et Nora Kervroëdan étudient chez Emily Dickinson l’opération de la volte, à la fois procédé rhétorique réglant le passage des quatrains aux tercets dans le sonnet et mouvement de retournement corporel ; elles montrent comment cette volte permet chez Dickinson l’instauration d’une opacité et d’une illisibilité à partir desquelles elles imaginent de nouveaux modes de résistance face à l’ultra-surveillance contemporaine. De son côté, Corentin Delcambre, dans « Acéphale météore. L’éclat incandescent d’une communauté qui ne tient pas », revient sur la figure d’Acéphale, à la fois revue co-fondée par Georges Bataille en 1936 et éphémère société secrète qui devait en être le pendant ésotérique ; il montre comment ce projet trouve paradoxalement sa validation dans son impossibilité et son échec mêmes, lesquels dénoncent par avance, tel un météore s’embrasant dans le ciel, toute possibilité de politique stable et homogène.

Scènes d’émancipation. Dans cette section consacrée au théâtre, l’article de Mathieu Cipriani, « Armand Gatti. Vers la géographie anarchiste d’un théâtre d’éducation populaire », analyse les principes d’auto-gestion et de création collective guidant le théâtre d’éducation populaire d’Armand Gatti en revenant sur deux créations spécifiques : L’Arche d’Adelin (1976) et Ces canards qui volaient contre le vent (1977). Dans « Faire également. Le costume décomposé du Théâtre du Radeau », Élise Garraud montre, à partir du travail du costume dans le Théâtre du radeau, comment l’idée de faire, et plus précisément de faire également, permet d’établir une horizontalité entre les différentes composantes de l’événement théâtral et déconstruit la traditionnelle domination de l’« art » sur la « technique » en ouvrant la scène à d’autres formes d’articulation du multiple.

Fêtes décoloniales. Lorsque la fête et la danse s’emparent des corps, quelque chose du non-gouvernable peut en eux s’y attester. Les puissances coloniales en étaient bien conscientes, qui régulièrement s’efforcèrent d’encadrer danses et carnavals. Dans les sociétés post-coloniales, danses et fêtes constituent à la fois l’archive d’une résistance et le lieu d’une insurrection continuée. C’est ce qu’analyse dans Viviana Lipuma dans son article « Devenir indomptables. L’usage du monstrueux dans le carnaval guadaloupéen (Voukoum) et carioca (“Bate-Bolas”) en contexte post-colonial », tandis qu’Emma Gioia partage la pratique issue de sa thèse en recherche-création consacrée au reggaeton et au perreo dans son « Anti-manuel de perreo par une universitaire reggeatonera bien excitée ».

Japon sans maître ? Le Japon offre un terrain d’étude particulièrement riche et complexe quant aux rapports entre art et mouvements anarchistes. Doté d’une forte tradition anarchiste et pourtant pays du respect de la hiérarchie et de l’autorité, terre des salary men mais aussi bien de la harsh noise la plus radicale, le Japon a de quoi égarer le regard occidental. Dans « De l’influence de l’anarchisme coopératiste sur l’art moderne et contemporain japonais », Thomas Vauthier revient sur un siècle d’échanges entre militantisme anarchiste et pratiques artistiques, depuis les avant-gardes du début du xxe siècle jusqu’à certains projets socialement engagés de ce début de xxie siècle. De leur côté, Yoshiko Suto et Frédéric Weigel, dans « Émancipation et esthétique anarchiste au Japon », portent un regard plus contrasté sur l’idée d’art anarchiste japonais, en pointant les risques d’une surévaluation liée aux attentes et désirs du regard occidental.

Marseille, refuges et gentrification. Une dernière section fait retour vers l’ancrage local du LESA et son environnement urbain immédiat : Marseille. Dans « Fuir les institutions artistiques ? Lecture cartographique aux marges de l’éco-système institutionnel marseillais », Alice Lucot analyse, à partir de deux cas très différents (Agent Troublant et les Ateliers Jeanne Barret), la dialectique entre résistance à l’institution et gentrification par l’art à l’œuvre dans bon nombre de lieux alternatifs. Par ailleurs, le Centre International de Recherches sur l’Anarchisme de Marseille (CIRA-Marseille), situé 50 rue Consolat, a dès le départ été un partenaire essentiel du séminaire de 2022-2023 et constitue pour bon nombre de ses participantes et participants un refuge plus ou moins régulier. Dans « Le Centre International de Recherche sur l’anarchisme (CIRA) de Marseille », Maryvonne Nicola Équy et Felip Équy offrent aux lectrices et aux lecteurs une présentation historique et pratique de l’association, de ses activités et du très riche fonds d’archives mis à la disposition du public. Enfin, au plus proche du contexte universitaire local, lieu de recherche-création mais aussi bien souvent véritable labyrinthe administratif, le numéro s’achève sur une œuvre collective, initiée, portée et composée par Célio Paillard, avec la participation complice d’auditrices et auditeurs du séminaire : « Acroning ».

Je souhaiterais pour finir adresser mes plus vifs remerciements aux autrices et auteurs, aux membres du comité scientifique (Mathieu Cipriani, Anna Guilló, Christophe Longbois-Canil et Célio Paillard) pour la lecture des propositions et la relecture des articles, à Thierry Fournier pour le design graphique de la revue, et enfin à Lee-Lou Meiffre, stagiaire au LESA sur ce projet, pour son très précieux travail de préparation finale des textes et d’échanges avec les autrices et auteurs. À chacune et à chacun, aux lectrices et aux lecteurs, salut et fraternité !

  1. Les conférences de Katerina Andreou et de Renaud Golo, pour des raisons de droits liés aux matériaux présentés, n’ont pu faire l’objet d’une diffusion sur Internet. Du fait de leur caractère principalement performatif, elles ne sont pas non plus reprises sous forme écrite dans le présent numéro. On trouvera reproduites dans cette introduction les affiches qui les annonçaient. [Retour au texte]