I. Atteinte à l’intégrité des œuvres du Bureau des dépositions
Le 19 février 2020, le journal Le Monde publiait : « À Grenoble, le Bureau des dépositions ne veut plus être empêché de créer. Le collectif d’artistes projette de saisir la justice contre les procédures d’expulsion qui menacent certains de ses membres, demandeurs d’asile. Avec une arme : le statut de co-auteur ». Cet article tentait d’alerter sur les difficultés que rencontrait un ensemble de co-auteurs concernés, pour certains, par le droit des étrangers.
I.1. Un droit plus légal qu’un autre
En juin 2022, cet ensemble de coauteur·ices, et performeur·euses du Bureau des dépositions, se rend au CAPC de Bordeaux depuis Grenoble. Ils et elles sont invité·e·s par le festival Chahut(s) pour exposer Minen kolotiri, sculpter le droit par le droit : performance et œuvre immatérielle programmée par le festival dans le cadre de l’exposition Commun, une architecture avec les habitants commissariée par Arc-en-rêve, centre d’architecture. Minen kolotiri signifie en peul sénégalais : ce qui nous lie, c’est-à-dire « le contrat ». Sculpter le droit par le droit puisque l’œuvre consiste en l’exposition orale, autrement dit, en palabre, des divers articles du contrat de co-auctorialité qui lie les dix coauteurs et coautrices. Chacun·e des auteurs et autrices ainsi que les institutions acquérantes et diffuseuses ont légalement contracté pour l’exposition, la diffusion de l’œuvre. Œuvre dont la propriété consiste en la libre réunion de ses coauteurs alors que la menace du droit des étrangers – qui sépare, clandestinise, exploite illégalement et donc reconduit le colonialisme, peut s’abattre sur certains membres de cet ensemble à tout moment.
I.2. Obligation de Quitter le Territoire Français et œuvres légalement empêchées
Lors de leur halte en gare de Lyon Perrache, Aliou Diallo et Saâ Raphaël Moundekeno, deux des auteurs-performeurs, sont arrêtés par la police des frontières et placés en garde à vue. Grâce à la mobilisation des organisatrices du festival Chahut(s), leur libération est prononcée mais assortie néanmoins d’une obligation de quitter le territoire français. Ils ne peuvent pas rejoindre l’ensemble des coauteurs. L’exposition et performance Minen kolotiri, sculpter le droit par le droit, programmée depuis plusieurs mois par un festival financé par l’état français, la Région Aquitaine et la ville de Bordeaux, se trouve empêchée, puisque cette œuvre avait fait l’objet d’une cession des droits de chaque auteur, mentionnant selon l’article 3-C :
3-C Conditions administratives de la livraison
En conséquence, les Parties reconnaissent que :
En cas d’absence involontaire d’un ou plusieurs coauteurs résultant de l’évolution de leur situation administrative (uniquement concernant tout événement privatif de liberté des coauteurs en lien avec leur situation administrative pendant le temps de résidence et les temps prévus de présentation publique, en particulier : arrestation, placement en centre de rétention administrative, expulsion, éloignement du territoire français, transfert dans un autre État, convocations administratives ou judiciaires) :
1. La résidence ne peut être commencée ou poursuivie ;
2. L’œuvre ne peut être diffusée ;
3. Les Parties s’engagent à communiquer publiquement pour faire état de la situation et défendre la liberté de création artistique des co-auteurs, quels que soient leurs statuts administratifs ;
4. L’institution s’engage à défendre auprès du public, des institutions publiques et privées, dans la presse, et par tous les moyens qui leur semble nécessaire, la liberté de création artistique des coauteurs.
Aussi Minen kolotiri, sculpter le droit par le droit, n’a pas pu être exposée et performée le 26 juin 2022 au CAPC de Bordeaux. Le Bureau des dépositions menait depuis cinq ans un travail de création, ainsi qu’une étude croisée concernant le droit d’auteur 1 et le droit des étrangers. Lors des deux recours déposés par Aliou Diallo et Saâ Raphaël Moundekeno, les juges reconnaissent leurs activités d’auteurs, mais confirment les O.Q.T.F. Celles-ci obligent les deux auteurs à la clandestinité, d’une part, et empêchent légalement le droit d’expression pour l’ensemble du Bureau des dépositions d’autre part. Depuis, cet ensemble est donc censuré légalement. Jades Devignes et Stéphanie Lecam en font une analyse dans leur étude de cas intitulée « Artiste-auteur et OQTF : quand le droit des étrangers fait fi du droit d’auteur et du droit de la sécurité sociale 2 ».
I.3. Le contrat comme pacte relationnel légal
Cette codépendance performative était signifiée dans les contrats de cession des œuvres. Ainsi, acquéreurs et diffuseurs s’engageaient au respect des propriétés des œuvres par contrat 3. À l’instar du statut d’auteur, le contrat est devenu l’objet des œuvres. Il permettait simultanément l’expression des œuvres et la rémunération légale contre cession des droits d’auteurs. Les auteurs étant pour la plupart légalement interdits au droit du travail, ils pouvaient néanmoins s’exprimer en clause d’indivision intuitu personnae et obtenir des rémunérations en cédant leur(s) droit(s) d’auteur(s) contre l’exposition de leurs œuvres. Ainsi, des points de jonction se créaient-ils entre les institutions de l’art, les scènes administratives et juridiques et l’objet esthétique. Ces points de jonction étaient l’objet d’un difficile tissage qui nous reliait aux différentes professions du champ de l’art et des institutions. Il n’était pas toujours évident de faire entendre les nécessités que nous défendions, de la signature de chaque contrat de cession de droit pour chaque auteur, à la rémunération en liquide à chaque exposition des performance ou résidence de création. Nous n’avions pas, pour plusieurs d’entre nous, de compte en banque.
II. Pratiques cocréatives forensiques
L’exposition des œuvres consistait en des actes de répétition, de reprise, de désaccord et donc de transformation nécessaire. Les concepts de justice spéculative 4, de contrat 5, de sculpture du droit par le droit 6 et d’œuvre-milieu 7 se sont forgés par ces scènes d’expressions, activées depuis la possibilité d’une cocréation rendue légalement opérable grâce au droit d’auteur. Elles opéraient comme pre-enactment 8, c’est-à-dire selon Olivier Machart, comme « anticipation artistique d’un évènement politique » permettant de passer des registres différentiels d’étrangers invisibilisés et d’auteurs valorisés (artistes ou chercheurs), au statut d’auteurs-performeurs d’un commun négocié dans l’indivision, intuitu personae.
II.1. De l’importance des travailleuses et travailleurs des institutions de l’art
C’est aussi par ce travail mené avec les administratrices des divers festivals, scènes nationales et FRAC, que les œuvres du Bureau des dépositions agissaient comme ce que Franck Leibovici et Julien Serroussi appellent des « pratiques forensiques d’écriture » :
Une pratique forensique d’écriture consiste à produire des descriptions « épaisses », des redescriptions qui ne sont pas uniquement issues des catégories de l’institution-mère (par exemple la Cour Pénale Internationale) mais qui incluent celles de tous les acteurs en présence, sans hiérarchie préétablie. Le droit n’est plus la lingua franca qui traduit ce que disent les témoins, il est un vocabulaire parmi d’autres au sein d’une situation collective. Celui des dispositifs technologiques comme celui des sorciers en sont d’autres, et tous concourent à l’accomplissement d’une même action (un procès) 9.
Ainsi Minen kolotiri, scultper le droit par le droit travaillait à ces descriptions épaisses du contrat, du lien, du commun – que nous renommons comme plusieurs. Nous dix, co-auteurs, en présence des publics, débattions, rediscutions, traduisions nos engagements réciproques rendus possibles grâce à d’autres contrats : ceux qui nous engageaient auprès des institutions, nos contrats de droits d’auteurs. Aussi, je tiens ici à remercier Corina Ariena, administratrice de Chahut(s) qui, lorsque nous avons compris qu’Aliou Diallo et Saâ Raphaël Moundekeno, arrêtés et emmenés par la police des frontières, allaient dans la journée même se retrouver transférés dans un centre de rétention administrative en attendant leur renvoi en Guinée, a demandé au poste de police des frontières de Lyon d’informer le festival Chahut(s) de la situation insistant quant aux engagements économiques et donc légaux, des institutions concernées par la programmation de leur performance. Corina Ariena, en qualité d’administratrice du festival, (actuellement co directrice du festival) a communiqué avec eux par écrit et par téléphone, répétant et signalant les engagements auprès des publics et des tutelles ainsi que la programmation annoncée depuis six mois. Corina Ariena n’était pas en poste ce jour-là, elle a donc pris des responsabilités non attendues, et tentait ainsi de rendre opérante l’œuvre Minen kolotiri, sculpter le droit par le droit.
II.2. Prolonger légalement le motif des œuvres dans la vie
En effet, en coœuvrant légalement, par contrat de droit d’auteurs, nous tissions un lien légal et instituant là où le droit des étrangers procède aux contrôles au faciès et aux expulsions. Cette question du tissage anticipatoire évoque les propos de Jacques Rancière :
Sur toute la surface où l’exploitation et la domination ont tendu la toile de leurs destructions, on peut tisser une autre toile en entrelaçant une multiplicité de liens horizontaux et égalitaires. C’est ce que nous rappelle l’histoire du ver à soie (…). Le ver à soie, dit Marx, est un travailleur d’un type particulier car sa production n’obéit pas à la loi du travail dit productif, c’est-à-dire du travail disparaissant dans la production de plus-value. C’est pourquoi son travail peut symboliser l’œuvre du poète 10. C’est aussi pourquoi son histoire peut ici symboliser le contre travail de la fiction, (…) : un temps de la coexistence, de l’égalité et de l’entre-expressivité des moments, opposé au temps de la succession et de la destruction 11.
II.3. Les œuvres comme tissage
Le Bureau des dépositions tentait d’opérer dans, avec, depuis le réel en quittant la fiction. Suite à plusieurs années d’études autour d’un dispositif appelé Banquet des transformations, nous, Sarah Mekdjian et moi-même, avons compris par l’œuvre X et Y contre préfet de. Plaidoirie pour une jurisprudence 12 de Patrick Bernier, Olive Martin, Sylvia Preuss-Laussinote et Sébastien Canevet et les travaux de François Deck sur les Génériques coopératifs 13, que l’auteurat pouvait faire l’objet d’une cocréation et qu’il pouvait, en tant que droit, tenter de faire levier pour renverser/se défendre face à la violence banalisée des expulsions, des suspicions permanentes portées à toutes les personnes mises en situation de demande d’asile. Lorsque nous avons imaginé ce Bureau des dépositions, je m’étais mise à rêver une œuvre potentiellement signée en coauctorialité par toutes et tous, comme un droit d’auteur fondamental, saisissable ou non, mais là, présent, accessible par et dans l’acte même de s’exprimer et de faire œuvre, une sorte de méta-propriété de l’œuvre – « méta » au sens d’une autoréférence et d’une réflexion, permettant un niveau d’abstraction supérieur. Une œuvre comme un modèle, comme les Statments de Lawrence Weiner qui évoquaient des situations selon un énoncé minimal laissant ainsi aux auteurs, interprètes et agents libre cours à leurs interprétations. Lawrence Weiner déclare en 1969 : « L’artiste peut réaliser la pièce ; la pièce peut être réalisée (par quelqu’un d’autre) ; la pièce peut ne pas être réalisée. Chaque proposition étant égale et en accord avec l’intention de l’artiste, le choix d’une des conditions de présentation relève du récepteur à l’occasion de la réception 14 ». Cependant, ce qu’affirmait Lawrence Weiner et qui ouvre une nouvelle scène pour l’œuvre, c’est-à-dire son opérabilité, ses expressions, concerne la construction de l’œuvre qui dépend intrinsèquement de sa réception, donc des conditions d’émergence et de maintenance de celle-ci.
II.4. Le droit d’auteur comme pied de biche
L’analyse du traitement du droit d’auteur dans la pièce X et Y contre préfet de, plaidoirie pour une jurisprudence nous avait littéralement enseigné que le droit d’auteur, étant distinct du droit du travail, pouvait opposer aux décisions de justice d’obligation à quitter le territoire français les activités culturelles, publiques et légales d’un demandeur d’asile, par ailleurs auteur et coauteur, légalement engagé par contrat. Mon enthousiasme de prolonger cette dialectique par un format inspiré des Statments s’est vu arrêté par Kobe Matthys qui m’a dit : « Marie, il faut créer un cas. » J’entendais, en écho de son travail d’Agence 15 (collection, pratiquothèque de cas, de « quasi-chose » comme il aimait à le dire) une nécessaire prise au sérieux des effets et puissances du droit en tant que fabrique du réel par la pratique forensique. Par cette invitation à faire cas, Kobe Matthys me rappelait aux gestes pragmatiques qui ne s’opposent pas au fictif ou au symbolique, mais s’ouvrent à l’indéfini. Nous nous sommes donc saisis de ce droit d’auteur pour prolonger nos pratiques collaboratives avec ceux qui ont accepté d’entrer en cocréation avec nous. Le droit d’auteur est devenu notre véhicule commun que nous avons appris à conduire malgré les embûches d’un régime libéral, compétitif, post-colonial et raciste dans lequel nous tentions des déplacements.
III. S’exercer à l’idée d’une justice transformatrice
III.1. Les œuvres-milieux et le confort d’avoir le droit d’être ensemble pour la vie
Nous trouvions la force de nous exposer, nous dix, coauteurs, codépendants, œuvrant depuis une propriété d’œuvres-milieux 16, qui étaient des œuvres vivantes, non arrêtées, non définies, parce qu’actives et habitées par une part d’inconnu, d’étranger dont nous n’avons jamais su parler ensemble, outre l’affirmation que nous ne nous comprenions pas et qu’il était bon de ne pas nous comprendre, que nos langues n’étaient pas les mêmes et que nos tentatives de nous traduire étaient infinies, qu’elles nous emmèneraient loin. Une œuvre processuelle donc, structurellement conditionnée par les politiques migratoires post-coloniales, structurellement empêchée, contrainte, attaquée par le droit des étrangers. Une œuvre néanmoins confortable et bien vivante, dont les propriétés s’exprimaient, s’éprouvaient, se partageaient à chaque expression. Nos œuvres se sont adressées aux responsables de violences produites par les politiques migratoires, puis par un vide structurel de justice au regard de ses violences banalisées, enfin nous nous sommes exposés dans et par ce nous menacé par le droit des étrangers, un nous hétérogène, indéfini, qui, par l’artifice du contrat, tentait d’opérer une justice transformatrice et une possible justice administrative à venir. Nous ne demandions pas de réponses, ni de reconnaissance, nous voulions trouver la force d’exprimer ce qui est refoulé par le discours dominant et ses attendus.
Nous ne demandions pas de réponses, ni de reconnaissance, nous voulions trouver la force d’exprimer ce qui est refoulé par le discours dominant et ses attendus.
D’ailleurs, les premières lettres de la première création, nous ne les avons jamais envoyées. Sans doute parce que nous savions qu’elles resteraient lettres mortes. Nous avons compris que la justice n’était pas juste, qu’elle n’était pas à attendre, parce qu’elle est structurellement absente, laissée vide. Et que si une justice pouvait nous permettre d’y répondre, c’était à nouveau celle de ce qui est déjà-là, c’est-à-dire : nos liens, nos textes, nos colères, nos expressions, nos dissensus, nos droits d’être auteurs, autrices, ensemble. L’expérience qui était la nôtre en fait, était de penser à voix haute, ne pas nous comprendre et traduire, écrire ensemble et s’adresser ensemble.
Après cette première création composée de lettres de dépositions, de nouvelles personnes ont rejoint notre ensemble de coauteurs, quand d’autres l’ont quitté. Ainsi de novembre 2018 à novembre 2022, à dix, nous avons été coauteurs d’œuvres immatérielles, performées intuitu personae, en clause d’indivision. Nous étions Mamadou Djouldé Baldé, Ben Bangoura, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Laye Diakité, Sarah Mekdjian, Saâ Raphaël Moundekeno et moi-même.
III.2. Performer pour s’entrainer à plusieurs avec les institutions et les publics.
A la suite d’une expression d’Exercice de justice spéculative, dont iels avaient été témoins, Olivier Marbœuf et Shela Sheikh, écrivaient :
La stratégie juridique du Bureau consiste à saisir les juridictions françaises non pas au nom du droit d’asile, comme on pourrait s’y attendre (stratégie malheureusement souvent infructueuse), mais plutôt pour atteinte à l’intégrité de l’œuvre et aux libertés fondamentales d’expression et de création artistique du Bureau. Le Bureau fait ici référence aux lois françaises (en particulier le Code de la propriété intellectuelle, notamment en ce qui concerne les droits moraux et patrimoniaux sur l’œuvre) qui protègent le droit de divulgation, l’intégrité des œuvres d’art et les libertés fondamentales d’expression et de création artistique du Bureau.
Le Bureau utilise le terme « spéculatif » dans un sens pragmatique et empirique. Comme l’écrit le Bureau : « Nous comprenons le terme “spéculatif” en suivant les écrits de Didier Debaise et Isabelle Stengers pour qui la spéculation “implique” l’attachement à quelque chose dans un monde qui disparaît, l’insistance sur les futurs possibles, tous ces “aurait pu” ou “aurait pu être” qui hantent les situations. Importer une situation, passée ou présente, c’est intensifier le sens du possible qu’elle recèle à travers les luttes et les exigences d’une autre manière de la faire exister 17 ». En effet, en vertu du droit européen, par le biais des droits d’auteur (qui sont similaires mais non équivalents au droit d’auteur) 18, l’« auteur » est reconnu comme toute personne qui crée une œuvre originale, qu’elle ait ou non des papiers ou un statut juridique assuré dans le pays où l’œuvre est créée (les droits d’auteur sont fondés sur les droits de propriété privée et ne sont donc pas soumis à la nationalité). Dans le cas du Bureau, ce n’est pas le cas : au lieu d’être une fin en soi, ou même un statut désiré, le statut d’auteur est plutôt utilisé stratégiquement dans la mesure où il « nous permet d’affirmer, d’insister, d’importer et de revérifier nos liens de co-dépendance ici et maintenant, notre égalité qui est déjà présente ». Autrement dit, la mobilisation des droits légaux de l’auteur, au singulier, devient paradoxalement un moyen de renforcer un processus créatif de mutualité qui dépend de la présence de multiples individus irremplaçables. Ainsi, lorsque la Préfecture de Grenoble prend un arrêté d’expulsion à l’encontre d’un ou plusieurs membres, le pari fait par le Bureau est qu’aux yeux et aux oreilles du droit français 19, faire appel aux droits de l’auteur pourrait potentiellement être plus efficace que de faire appel au droit d’asile ou au caractère sacré de la vie humaine (non citoyenne). A travers les Exercices, la co-présence et la co-dépendance des dix co-auteurs sont ainsi renforcées en opposition à la violence migratoire fondée sur l’expulsion et la séparation.(…) Comme indiqué ci-dessus, étant donné que l’œuvre immatérielle juridiquement protégée n’existe que dans la co-présence physique et la performance en direct des dix auteurs, aucun script ou enregistrement (audio ou vidéo) de l’ensemble de la performance n’est accessible au public, et les partitions publiées fonctionnent comme des supports de l’œuvre – en d’autres termes, comme des moments de la vie de l’œuvre, et non pas comme une œuvre de l’esprit.
L’interprétation de l’œuvre par Mamy Kaba a été réalisée dans le temps, dans le continuum processuel de l’œuvre, plutôt que de constituer l’œuvre elle-même. Lors de la représentation, Mamy Kaba lit ce qui suit : Nos vies pourraient-elles faire jurisprudence ? (…) Conformément à la nature du droit, basé sur le précédent et la (re)citation et donc jamais complètement « originaux », les Exercices sont infiniment processuels, toujours en train d’être testés, comme s’ils étaient en procès pour eux-mêmes, perpétuellement ouverts à l’apport de nouveaux auteurs et de nouveaux matériaux. (Un procès en français signifie une procédure, une affaire, une action en justice) 20.
III.3. Quand l’acte de création est renvoyé hors de la réalité, au banc de la fiction
Mais en juin 2022, alors que nous étions attendus par le festival Chahut(s) et le centre d’architecture Arc en Rêve, les œuvres immatérielles performatives du Bureau des dépositions ont été légalement empêchées. Malgré la très forte mobilisation de Corina Ariena puis d’Elisabeth Sanson, directrice du festival, et de plusieurs membres de Chiffone-rit, résidences et ateliers partagés d’artisans de Bordeaux, Raphael Moundekeno et Aliou Diallo ont reçu une O.Q.T.F auquel ils ont fait, par deux fois, appel. Ces deux appels ont à chaque fois confirmé les O.Q.T.F. En octobre 2023, suite à la dernière confirmation de leur O.Q.T.F et de multiples tentatives pour obtenir des soutiens administratifs de l’université Grenoble Alpes 21, « nous » avons suspendu notre trajectoire de cocréation. J’ai arrêté. Je n’y arrivais plus. Je ne comprenais plus quelle stratégie esthétique construire, comment en répondre. Pourquoi les institutions qui avaient toujours fini par « comprendre » les propriétés de nos œuvres et leurs désirs de faire levier d’un droit des étrangers inique depuis l’acte artistique même, pourquoi ne déposaient-elles pas plainte pour atteinte à l’intégrité de l’œuvre ?
III.4. L’aphasie institutionnelle
« Nous » ne pouvions pas le faire, « nous » étions un ensemble de personnes largement concernées par la judiciarisation de nos vies depuis des années, nous avons décidé de ne pas. Alors l’œuvre, les œuvres du Bureau des dépositions ont ainsi été empêchées. Et « nous » avons été atomisés, séparés, nous n’avons plus de nouvelles d’Aliou Diallo, nous nous voyons pour certains par deux ou trois, mais l’ensemble des coauteurs du Bureau n’est plus un ensemble de cocréation pragmatique et opérant. Il n’est plus. Par un travail de thèse, je tente de dresser l’archive de cette trajectoire du Bureau des dépositions, et en dressant cette archive, je constitue en fait un dossier d’instruction. Avec Mamy, Ousmane et Raphaël nous parlons de ce dossier, de cette archive que nous entendons être encore vivante et qui procède d’enquêtes, d’entretiens que nous menons déjà entre nous pour comprendre ce qu’il est et ce qu’il se passe. L’horizon de cette instruction est pour moi la fabulation d’un procès, le procès de l’État français et de l’Union Européenne pour atteinte à l’intégrité des œuvres vivantes, des œuvres milieux et des cocréations.
IV. Fabulation pour un procès contre l’État français et l’Union européenne
IV.1. Fabuler n’est pas faire semblant
C’est Serge Gutwirth qui m’a donné le courage de m’extraire de la sidération. Il m’a parlé de la fabulation d’un cas qu’il avait écrit et imaginé il y a plusieurs années, et en ouvrant le journal quelques autres années plus tard, il est tombé sur un cas similaire mais qui n’était plus fabulé, qui s’était passé dans une cour de justice. L’atteinte à l’intégrité des œuvres du Bureau des dépositions n’est pas un cas, c’est peut-être une affaire, en tout cas, je souhaite en faire l’archive et par cette archive un possible dossier d’instruction pour la fabulation d’un procès qui sera pour moi un nouveau pre-enactment.
IV.2. Film-acte, s’entrainer collectivement
Ce procès je l’écris mais je le pense aussi depuis le film d’Abderrahmane Sissako, Bamako, sorti en 2006 et The Act of Killing de Joshua Oppenheimer, sorti en 2012, qui sont des films performatifs développant un dispositif-procès, processus. Deux dispositifs très différents, Bamako est tourné en trois heures quand The Act of Killing l’est en plusieurs mois. Bamako ouvre une tribune pour des citoyens qui viennent témoigner contre le Fonds Monétaire International alors que The Act of Killing procède de reprises jouées par un personnage principal qui a commis des exactions et les rejoue en les liant à des scènes qu’il a connues au cinéma et qui l’inspiraient pour les exactions commises. Le film propose par un dispositif de reenactment qui s’élabore avec l’auteur des exactions – qui n’a aucune culpabilité du fait du non jugement du régime sous lequel il a exercé ses violences. Au fil de l’expérience du film – qui s’intéresse au coupable non jugé, propose par ses remises en scènes de violences un espace de distance et de prise de conscience pour le personnage –, la trajectoire du film permet au personnage de s’inquiéter de ses responsabilités. Le film ouvre une scène de justice transformatrice par ce process documentaire et donc performatif. Pour la fabulation qui m’inspire, je pense à un premier acte qui agirait comme dans The Act of Killing, du fait de la constitution du dossier d’instruction, de l’enquête que nous pourrions mener à plusieurs, une enquête suite à plainte contre X(s), enquête menée par Mamy, Ousmane, Raphaël et moi, et peut-être d’autres. Cette enquête, cette instruction, permettra d’entendre les divers agents et assistants concernés par l’atteinte. En second lieu, elle permettra de réunir à nouveau tous les protagonistes connus par l’affaire et de réouvrir ce dossier d’instruction. C’est à dire de réouvrir le cas des œuvres empêchées légalement du Bureau des dépositions et tenter ainsi d’accueillir des arguments, des témoignages et de possibles plaidoyers pour faire valoir le droit d’auteur contre l’exercice inique du droit des étrangers. Un premier acte pour cette fabulation s’est tenu dans les locaux d’Agence à Bruxelles, le samedi 14 décembre 2024: « Fabulation pour un procès, Ré-ouvrir le cas des œuvres légalement empêchées du Bureau des dépositions ». Assemblée présentée par Marie Moreau, co-autrice du Bureau des dépositions, Avec Séverine Dussolier, Serge Gutwirth, Emilie Houdent, Raphaël Pirenne, Julie Van Elslande et Tristan Wibault 22.
IV.3. Voler ce qu’on nous enlève
Lorsque nous avons créé le Bureau des dépositions j’aimais à dire que nous œuvrions dans la doublure de la justice. Par « doublure » j’entendais les deux sens communs : l’un concernant l’étoffe, le tissu que l’on rajoute en couture pour renforcer et structurer le vêtement. La doublure est un élément qui apporte un confort et permet de cacher et transporter des pièces précieuses qui doivent rester à couvert. C’est aussi dans la doublure des vêtements que le vol peut se pratiquer. L’autre sens commun de la doublure concerne le cinéma, le théâtre. Il s’agit souvent de cascadeuses et cascadeurs. L’acteur de la scène est ainsi remplacé par quelqu’un·e dont les compétences sont plus appropriées quant aux risques encourus. Je rejoins là encore la pensée de Cassandre Langlois qui m’enseigne depuis sa lecture de nos actes esthétiques combien les scènes de la création et de la recherche permettent de s’entrainer, de répéter, dans, et par un espace de renforcement du réel, un espace non exposé aux violences de nos régimes. Un espace qui fabrique les conditions d’un confort nécessaire au vu des risques encourus. Et cet espace est aussi celui d’un vol. Le vol de nos idées à un régime qui veut nous faire taire et qui nous censure sans que nous ne puissions encore faire valoir cette censure. Ainsi, ces tissages et anticipations, ces fabulations pour un procès, sont les scènes d’un entrainement collectif pour penser ensemble malgré la censure d’état. Et je reprends là Cassandre Langlois « nos pratiques artistiques et curatoriales ne sont pas uniquement des choses qui se voient : ce sont aussi des choses que l’on fait 23 ».

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- Marchart, O. (2019). Conflictual Æsthetics – Artistic Activism in the Public Sphere, Sternberg Press, p. 177, cité par Langlois, C. et Bouteille, F. (2022) dans Tout dans le cabinet mental, Centre d’art contemporain d’Ivry [Retour au texte]
- Leibovici F., Seroussi, J. (2016) Bogoro, Questions théoriques. [Retour au texte]
- Marx, K (1974), Théories sur la plus-value, trad. G. Badia et alii, Editions sociales, p.469. [Retour au texte]
- Rancière, J. (2017). Les bords de la fiction, Seuil, p. 136. [Retour au texte]
- X et Y/Préfet de… est la performance d’une plaidoirie fictionnelle, créée en 2007 aux Laboratoires d’Aubervilliers par les artistes Olive Martin, Patrick Bernier, et les avocat.es Sébastien Canevet et Sylvia Preuss-Laussinotte. Cette plaidoirie s’oppose à l’expulsion du territoire français de X, co-auteur et interprète exclusif d’une œuvre immatérielle avec Y, co-auteur et interprète exclusif de la même oeuvre et de nationalité française: à l’arrêté d’expulsion, sont opposés l’intégrité de l’œuvre, les droits de diffusion des deux co-auteurs, inséparables, irremplaçables. [Retour au texte]
- Deck, F. (2016). Générique coopératifs, le partage de la décision dans le processus de la création, Brouillon général. 1e publication (2004), revue [plastik] n°4. [Retour au texte]
- « Lawrence Weiner, Collection Public Freehold », Pratiques, n° 19, automne 2008, p. 20 [Retour au texte]
- http://www.leslaboratoires.org/artiste/agence [Retour au texte]
- Mekdjian, S. Moreau, M. (2022). Bureau des dépositions, Expulsions, œuvres-milieux et recours au droit, revue Multitudes n°87, p. 130-138. [Retour au texte]
- Bureau des Dépositions, correspondance personnelle, 2020. Voir par exemple Debaise, D. et Stengers, I. (2016) « L’instance des possibles. Pour un pragmatisme spéculatif », revue Multitudes » n° 65, p. 82-89 ; Debaise, D. (2017), Speculative Empiricism : Revisiting Whitehead, Edinburgh University Press ; Debaise D.(2009), The Emergence of a Speculative Empiricism : Whitehead Reading Bergson in Deleuze, Whitehead, Bergson : Rhizomatic Connections, ed. Keith Robinson, Palgrave Macmillan, p. 77-88. Références fournies par le Bureau, correspondance personnelle, 2021, page 6 sur 44. [Retour au texte]
- Les auteurs peuvent s’opposer à toute altération, suppression ou adjonction de nature à modifier l’œuvre originale, dans sa forme ou dans son esprit. Voir Code de la propriété intellectuelle, « Légifrance », https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGITEXT000006069414/ and LOI n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, « Légifrance », https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000030857456/, dernière modification le 16 mars 2017.Voir également les articles L111-1 et suivants, CPI, article L 111-2, article L122-1, article L122-2 et suivants: « L’auteur a droit au respect de son nom, de sa qualité d’auteur et de son œuvre « (Art. L121-1 CPI). https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006419288/ [Retour au texte]
- Juridiquement, le copyright de common law est à distinguer du droit d’auteur de civil law. Voir Benhamou, F. et Farchy, J. (2014). Droit d’auteur et copyright, La Découverte. Concernant les « yeux et les oreilles » du droit, voir McKee, Y. Feher, M. Kirikorian, G. (2007) Eyes and Ears : Æsthetics, Visual Culture, and the Claims of Non-governmental Politics in Nongovernmental Politics, Zone Books, New York. [Retour au texte]
- Sheikh, S., Marbœuf O. (2021). « Speculative Justice as Decolonial Intervention. The Æsthetics and Politics of the Bureau des Dépositions », Estetica. studi e ricerche, 11 p. 63-112. [Retour au texte]
- https://mimed.hypotheses.org/2185 [Retour au texte]
- L’écoute de cette fabulation est en ligne sur le site de la R22, radio tout monde. https://www.r22.fr/blog/fabulation-pour-un-proces-atteinte-a-l-integrite-des-oeuvres-milieux-ex-bureau-des-depositions-pre-enactment-depuis-agence-a-bruxelles-sam-14-decembre-2024 [Retour au texte]
- Langlois, C. Infrastructures incarnées et quelques autres propensions à agir collectivement. https://www.fondation-pernod-ricard.com/fr/editorial/infrastructures-incarnees-et-quelques-autres-propensions-agir-collectivement [Retour au texte]