L’anarchisme s’oppose à toute forme d’archie, c’est-à-dire à toute gouvernementalité, à tout pouvoir politique ascendant, et partant, à tout système de domination. Une organisation anarchiste prône l’égalité et la coopération, notions présentes dans toutes les activités d’éducation populaire. Il existerait donc une hypothèse anarchiste dans la pratique d’éducation populaire et en particulier dans le champ théâtral. Pour s’en convaincre, il nous faut rendre compte avant tout de la complexité du rapport entre les termes qui composent l’éducation populaire. Au sens littéral, le verbe « éduquer » vient du verbe latin educare qui signifie élever, mais aussi du verbe educere : conduire hors 1. Un théâtre qui a des vertus éducatives permet d’élever, dans les sens d’éduquer et aussi de grandir. Il instruit pour conduire l’apprenant hors des sentiers battus vers d’autres territoires de pensée. Quant au terme populaire, il vient du latin populus, qui ne désigne pas un seulement un groupe ou une foule mais, selon J.J. Rousseau, « une forme d’association » (1762, p. 56) d’individus à travers laquelle un peuple se détermine. Le peuple est donc l’ensemble des individus associés par un intérêt commun : dans notre cas, celui de s’entraider, de se mutualiser en produisant des connaissances communes. Dans une activité d’éducation populaire à visée théâtrale, les coopérateurs sont co-auteurs : tous à la fois, objets et sujets, destinateurs et destinataires de l’œuvre qu’ils réalisent et qui les réalise. Ce mode de coopération déhiérarchisé et autogestionnaire conduit à l’anarchisme.
L’Histoire de la fin du XIXe siècle nous en montre l’exemple. Les premières Bourses du travail créées, dans le sillage de la loi dite « Waldeck-Rousseau », ont vu l’essor concomitant de l’anarcho-syndicalisme et de l’éducation populaire. De la rencontre de ces deux courants est né l’idée que l’émancipation de la classe ouvrière devaient être le produit d’une autogestion éducative. Celle-ci allait se dérouler dans les Bourses du travail, où les ouvriers allaient pouvoir se former, produire des savoirs professionnels, politiques et se réaliser dans la création d’un théâtre de propagande. Les ouvriers décidaient ensemble de leur mode d’action et de la manière dont ils devaient mener leurs activités sociales et culturelles. Ils ont produit cette éducation populaire dans un espace qui allait contenir à lui seul, un monde égalitaire, anarchiste et non-gouvernable. Aussi, en écho avec les travaux de Pierre Kroptokine et d’Elisée Reclus, la pensée anarchiste de la fin du XIXe place la question sociale au cœur de la réflexion géographique. Une question sociale que le chercheur Simon Springer, prolongeant la réflexion d’Henri Lefebvre, développe au début des années 2000, à travers une théorie géographique insurrectionnelle.
Les géographies anarchistes cherchent à mettre en question la spatialité sur laquelle est fondée la gouvernance et prônent la mise en place d’un « champ d’action » non structuré où les individus pourraient déterminer, volontairement ou collectivement, leur propre direction, en étant affranchis de la présence et des pressions de toute autorité supérieure ou suprême (Springer, 2018, p.96).
Aujourd’hui, dans le champ théâtral, ce lieu pourrait être situé en marge des espaces consacrés de la culture, là où, dit-on, le peuple « manque ». C’est en ces termes ce que le metteur en scène Armand Gatti s’exprimait en 1971. Mais quand bien même il affirme que « son univers c’est l’anarchie. Makhno, Durruti, Cafiero » (Gatti, Séonnet, 1991, p. 104), nous aurions tort de réduire son œuvre à des déclarations comme à une posture idéologique et opérer ainsi des rapprochements trop rapides.
Comme nous venons de le voir, la fonction mobilisatrice du théâtre anarchiste est historiquement située. Ses registres esthétiques sont ceux du XIXe siècle et relèvent principalement du mélodrame, de la farce politique et du drame réaliste (Ebstein, Ivernel, Sutel-Tupin, Thomas, 2001). Rien n’est aussi éloigné du théâtre d’A. Gatti. Et pourtant, la singularité de sa démarche lui donne une position en marge non seulement de cette esthétique du XIXe, mais aussi de l’éducation populaire. Le choix de penser le non-gouvernable et la pratique théâtrale d’éducation populaire dans le théâtre de Gatti est un choix stratégique car il signale une position excentrée qui nous permettrait de déterminer à la fois les contours, les limites et les contradictions d’un théâtre anarchiste d’éducation populaire. A. Gatti semble implicitement en reprendre les apports lorsqu’il fait référence, entre 1972 et 1977, à une notion emblématique des pratiques théâtrales héritières de mai 1968, à savoir la création collective. Si l’œuvre d’A. Gatti peut relever de l’esthétique anarchiste, ce serait dans la spécificité de sa mise en œuvre que nous pourrions en mesurer les effets. Or ce processus de création est nécessairement contenu dans un espace spécifique. Il importe donc d’interroger, de circonstancier les discours qu’Armand Gatti a prononcés en cette matière pour comprendre la façon dont cet espace de coopération a été produit et ses conditions de possibilité.
L’année 1972 inaugure sa première création collective, réalisée avec les étudiants de l’IAD de Louvain-La-Neuve qui donnera le spectacle La colonne Durruti. Les suivantes s’attacheront elles aussi, à produire de nouveaux espaces, là « où l’homme va dans sa vie de tous les jours, se réalise, que ce soit à l’école, que ce soit dans l’usine, ou les champs, la bourgade agricole, la prison, l’hôpital psychiatrique, etc 2 ». Nous associons ces espaces inédits à deux expériences emblématiques : celle du Brabant Wallon et celle de Saint Nazaire. Elles semblent toutes deux renouer avec la théâtralisation naturelle des sociétés, cette forme spectaculaire décrite par J.J. Rousseau dans la Lettre à d’Alembert (1758). C’est un phénomène social au cours duquel la communauté politique se représente à elle-même son existence pour insuffler une certaine vitalité à la vie collective. En rendant ainsi les spectateurs acteurs chacun pourra, affirme Rousseau, se reconnaître dans l’autre et cette reconnaissance serait fondatrice de l’unité de la communauté. Cette théâtralisation naturelle de la société, A. Gatti l’a expérimentée de septembre 1972 à mai 1973, dans le Brabant wallon, région qui était alors traversée par une crise politique profonde. Sicco Manshot, qui était le vice-président de la commission des communautés européenne chargé des questions agricoles, avait en effet proposé, en décembre 1968, un mémorandum sur l’agriculture au sein de la communauté européenne, condamnant les petites exploitations agricoles à disparaître au profit d’exploitations rentables de plus grande importance. C’est dans ce contexte délétère que le Brabant wallon accueillera « une expérience-spectacle de 8 mois (sans spectateur), où tous les âges d’homme s[er]ont au rendez-vous » (Gatti, 1977, p.1).
La seconde expérience est marquante en ce qu’elle sera la dernière création collective et la rupture d’A. Gatti avec la recherche d’un langage politique. Elle s’est déroulée à Saint Nazaire, ville emblématique de la lutte et lieu de naissance de l’anarchosyndicalisme en France, car c’est là que vécut Fernand Pelloutier, fondateur des premières Bourses du travail et, selon Gatti, « le premier canard à voler contre le vent » (2009, p. 269). Cette expérience est née d’une rencontre entre Armand Gatti et Gilles Durupt, directeur de la Maison des Jeunes et de l’Éducation permanente (MJEP – Fédération Léo Lagrange) de Saint-Nazaire. Ont collaboré à cette création collective, des ouvriers anarcho-syndicalistes, des « paysans-travailleurs 3 » sous le coup de condamnations après les échecs de leur lutte, des étudiants de l’Institut Universitaire de Technologie (IUT) de Heinlex près de Saint-Nazaire, un gardien de phare et enfin, quelques collégiens.
Lieux autonomes de création dans un cas, ou création sous chapiteau, refuge à l’abri des polémiques dans un autre, il s’agit toujours d’être à l’endroit juste, précise A. Gatti. Ce « lieu juste » fait référence à son expérience de résistant en Corrèze, à ce « trou de Berbeyrolle », là où il lisait aux arbres des textes d’Henri Michaux, d’Arthur Rimbaud et d’Antonio Gramsci. En février 1971, il confiera à Denis Bablet que « faire du théâtre, c’est pour moi retourner dans ce trou […] où tout était possible » (Bablet, Gatti, 1971, p.14). Un lieu de résistance donc, mais aussi de poésie, à l’écart et pourtant relié au monde. Dans le Brabant Wallon comme à Saint-Nazaire, il cherchera à donner une structuration spécifique à ces espaces de coopération.
I. Configurer des espaces de coopération
Dans le Brabant wallon, cette structuration est bâtie sur une quarantaine de comités de hameaux mixtes et non-mixtes : « des personnes entre 25 et 83 ans, de toutes les classes sociales (sauf l’aristocratie industrielle du coin), de tous les milieux, de tous les sexes » (Gatti, 1977, p. 27). Au total, 3 000 personnes seraient entrées dans ce processus de création produisant une vingtaine d’heures de spectacles, joués simultanément par les habitants eux-mêmes.
Si la structuration dans le Brabant est créée indépendamment de toute institution préexistante, à l’inverse l’expérience de création à Saint-Nazaire en 1976 repose sur la recherche de structures partenaires comme des écoles, des organisations et des associations. C’est une participation institutionnelle dont la MJEP constitue le point d’ancrage. Dans les deux cas, le mode d’organisation de ces expériences prend la forme d’un archipel de plusieurs coopérations. Autonomes les unes par rapport aux autres, elles n’en sont pas moins reliées par un objectif commun, celui de réaliser une fable à l’échelle d’une ville ou d’un territoire. À partir de juillet 1974, l’organisation est nommée « Tribu », un terme qui, selon M. Séonnet, évoque l’anarchisme 4. Pour autant, l’espace de coopération de cette Tribu semble reposer sur une organisation informelle : il est difficile de savoir qui parmi ses membres prend des décisions.
Or, comme le démontre en 1970 la militante féministe Joreen Freeman, dans son article « La tyrannie de l’absence de structure », toute relation induit la mise en place d’un cadre commun à partir duquel l’égalité entre les membres peut s’établir. « Une structuration informelle » (1970) représenterait un danger auquel se trouveraient confrontés les collectifs qui souhaiteraient se libérer de toute structure, car elle serait associée à un pouvoir hiérarchique. Ainsi, selon J. Freeman, l’absence de structure formelle institutionnalise un pouvoir qui ne dirait pas son nom. Aussi, pour que l’ensemble des membres d’un collectif puissent coopérer librement, conclue-t-elle, l’instance délibérative doit être connue de tous. Cette instance a-t-elle été instituée dans les expériences de création de la Tribu ? Leur structuration a-t-elle rendu possible l’expression de la pluralité des points de vue ? Si cette structure égalitaire peut s’avérer nécessaire dans un collectif pour la prise de décision politique, est-elle pour autant compatible avec le geste créateur ?
II. Parler pour produire un lieu symbolique
Avant la formation de la Tribu, en février 1971, A. Gatti déclarait à D. Bablet, que l’enjeu de l’écriture collective était d’embrasser la diversité des positions de chacun :
Il y avait même des points mineurs mais tout de même importants sur lesquels je n’étais pas d’accord, et je les ai insérés car cela faisait partie du jeu ; si je ne l’avais pas fait, l’entreprise était totalement faussée. Oui, c’était effectivement une tentative pour rendre possible cette écriture collective (Bablet, 1971, p.14).
Cette déclaration témoigne de l’héritage de mai 1968 (de Certeau, 1968, p.29). Comme l’écrivait Michel de Certeau au lendemain des événements : « en mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 » (1968, p.40). La parole était censée être libérée de toute fonction de légitimation, discours extérieur ou groupe de pression. En parlant en leur nom propre, les étudiants faisaient de l’hémicycle de la Sorbonne la chambre d’écho des manifestations de mai. « Une palabre permanente […] ouvrait à chacun ces débats qui surmontaient à la fois la barrière des spécialités et celle des milieux sociaux, et qui changeaient les spectateurs en acteurs, le face-à-face en dialogue, l’information ou l’apprentissage de “connaissances” en discussion passionnées sur des options engageant l’existence » (de Certeau, 1968, p.43). Cette passion politique était subversive car elle correspondait à la volonté collective de prendre un système à contre-sens. Ainsi, au printemps 1968, « un théâtre […] changeait les spectateurs en acteurs et le spectacle en création collective » (de Certeau, 1968, p.34). Dans le sillage des événements de mai, le Théâtre du Soleil, le Théâtre Z, le Théâtre du Levant, ou encore le Théâtre de l’Aquarium cherchaient à inventer « une communauté d’intervention héritée de mai 68 » (Meyer, 1983, p.125).
Entre 1973 et 1978, parallèlement au soutien à la lutte des ouvriers de LIP et des paysans du Larzac, le théâtre Z développe dans les entreprises en grève, « l’idée d’une enquête-spectacle comme préparatoire au spectacle lui-même » (1983, p.132). Il mêle « acteurs et non-acteurs qu’il s’agit de lier dans un même collectif » (1983, p.132). Dans le théâtre d’intervention comme dans le courant de l’éducation populaire, les artistes professionnels et amateurs s’associent pour réaliser un objet commun. Sa caractéristique principale est de réaliser les conditions de possibilité d’un théâtre « auto-actif » ou « spontané » (Ivernel, 1983, p.10). Philippe Ivernel parle de « résurgence » et de « métamorphose » du théâtre d’agit-prop des années 1920 en France, à partir de 1968. Si la démarche socio-ethnologique est très présente dans les créations collectives des compagnies théâtrales de l’après 1968, en revanche A. Gatti remet en cause la valeur documentaire de « l’enquête comme possibilité d’écriture collective » (Gatti, 1977, p.10)., car elle est selon lui insuffisante, pour dire la complexité d’une situation.
L’enquête accouchant d’une vue unitaire de la réalité que nous cherchions nous parut à la longue une amputation. Pour y échapper nous avons dû passer de l’enquête au profit de l’enquêteur (Gatti, 1977, p.10).
Il ne s’agissait plus de construire un spectacle à partir d’un hypothétique fragment issu de la réalité. Habitants et les membres du collectif de Gatti devaient s’interroger sur leur propre position de recherche, construire ensemble à partir de ce qu’ils voyaient et entendaient, de ce qui les affectaient et les transformaient. Ce qu’ils vivaient dans leur relation aux interlocuteurs devait faire partie de la construction du spectacle. « Un même entretien effectué avec le même personnage devait en principe apporter autant de scènes qu’il y avait d’enquêteurs » (Gatti, 1977, p.10).
Le spectacle devait traduire la multiplicité des points de vue de la collectivité. Chaque personnage allait donc être représenté en autant de versions qu’il y avait « de possibilité[s] d’écriture » (Gatti, 1977, p.30) : une « version réelle », une « version vidéo », une « version dramatique », « une version plastique », et enfin, une « version jouée » aux moyens de marionnettes géantes (1977, p.30) . Les cinq versions entrant en dialogue les unes avec les autres autour de personnages clefs, la pièce pouvait enfin s’écrire. Or, au cours des répétitions, le collectif doit faire face à une contradiction. Si A. Gatti affirme « [la] nécessité pour nous de ne plus être spécialistes de la parole mais de nous élargir à ceux qui ne l’ont pas, qui ne l’ont jamais eue » (1977, p.9), dans les faits, il semble vouloir induire certains choix esthétiques et faire émerger une parole qui n’est pas exactement celle émanant des participants.
III. Instituer les conflits : les limites et les contradictions du registre de coopération dans l’écriture collective
Le cas du comité musical autoproclamé Cracked band est à ce titre exemplaire. Derrière l’apparente banalité de certaines revendications des habitants du Brabant se cache un style de vie : celui de profiter, par exemple, des plaisirs du jardinage ou de la compétition sportive pour rompre la monotonie quotidienne. Des discours qui apparemment ne sont pas entendus par certains membres de la Tribu. Cela n’a pas échappé à l’un d’entre eux, l’acteur André Wilms.
Notre erreur consistait en ce que quelque part, nous ne nous étions pas rendu compte que leur refus, leur révolte, ils les vivaient en tentant avec nous un geste neuf créateur : la comédie musicale. Nous avons voulu bien malgré nous les enfermer dans notre vision du monde, de la jeunesse, du combat. Il s’agissait maintenant de se confronter dans un dialogue égalitaire à leur réalité, leur combat, leur vision du monde (Gatti, 1977, p.25).
N’y aurait-il pas eu de la part d’A. Gatti et de sa Tribu ce que le sociologue Richard Hoggart désigne comme « des sentiments d’attente et d’espérance excessive » qui les aurait conduits à anticiper voire à « surestimer la place de l’activité politique » (Hoggart, 1957, pp.38-40) au sein de participants brabançonnais ? Les participants ne mettraient-ils pas en doute, sans pourtant leurs être hostiles, les valeurs du militantisme du collectif d’A. Gatti, lorsqu’elles se confrontent aux leurs, celles du groupe local ? Le pragmatisme politique lié aux préoccupations de la vie quotidienne du comité musical s’accorde mal avec le débat idéologique que souhaite ouvrir le collectif. Pourtant, en invitant les participants à « inventer » leurs propres représentations, il promettait de se mettre au service des propositions des habitants (Gatti, 1977, p.24). Aucune forme ne devait remplacer celle d’une pièce ou d’un film émergeant de ce qui existait au sein des groupes à l’état latent. En agissant à l’inverse de ses intentions, le collectif pouvait reproduire une violence symbolique et se placer malgré lui « dans une situation parallèle à celle d’une troupe venant de l’extérieur en train d’imposer son langage » (Gatti, 1977, p.18). Finalement, le comité musical aura le dernier mot : cette mésentente sera mise en voix et chantée au cours de la représentation. Fait pour le moins important, car il prouve que le principe de coopération du collectif est politique, en ce qu’il prend en compte les points de vue contradictoires et institue le désaccord comme fondement de la vie collective.
Trois ans plus tard, après l’expérience de théâtre « auto-actif » du Brabant Wallon, la mésentente prend une tout autre ampleur. L’expérience de Saint-Nazaire marque un point de rupture dans la démarche d’A. Gatti. Pour le collectif qui revendique le nom de Tribu, l’enjeu de cette nouvelle expérience reste encore, de « déchiffrer et puis dire » (Séonnet, 2009, p.157).
Mais, cette fois, en résonance avec l’incarcération en psychiatrie du dissident ukrainien Vladimir Boukovski, A. Gatti suggère aux habitants de réfléchir sur « les différents éléments de l’institution psychiatrique que, bon gré mal gré, nous nous sommes construits et que nous portons en nous » (Séonnet, 2009, p.58). Plusieurs sujets de réflexion et de création pensés en amont par la Tribu sont censés provoquer la réflexion collective pour évoquer différentes formes de normalisation : « thème débattu, discuté, dramatisé, mis en scène, joué, écrit, dessiné, inventé à partir de leur quotidien par toutes les groupes de Nazairiens intéressés par l’aventure » (Séonnet, 2009, p.56). C’est à ce titre, qu’A. Gatti participe à la réalisation de films avec des familles de paysans-ouvriers. Michel Séonnet raconte que pour la première fois depuis 1972, « le travail de la Tribu ne se limite pas à enregistrer passivement une parole étrangère. Claude et Gatti s’impliquent dans le processus en tant qu’eux-mêmes » (Séonnet, 2009, p.116).
Pourtant cette position était déjà celle d’A. Gatti en mars 1968, lorsqu’à la demande du metteur en scène Guy Rétoré, il mit en œuvre au Théâtre de l’Est parisien de nouvelles modalités d’écriture collective avec une trentaine d’adhérents du théâtre. Faisant suite à vingt-cinq heures de débats organisés par Émile Copfermann, le résultat souleva de forts mécontentements de la part des participants qui eurent le sentiment que « leur propre réalité leur échapp[ait] pour grossir l’imagination de Gatti » (Copfermann, 1968, p. 185). M. Séonnet parlera d’une « écriture-à partir de » (1991, p. 669) pour dire l’implication nécessaire et singulière des participants. Il en va de même à Saint Nazaire, car certains ne se reconnaissent plus (ou peut-être trop) dans l’image qui est donnée d’eux. Les films montraient que le langage politique recouvrait une réalité des habitants plus intime ou complexe que ce qu’ils souhaitaient apparemment faire paraître. C’est pourquoi, « il faudra de longues discussions avant qu’ils acceptent de voir dans le film l’épaisseur ambiguë, contradictoire, de leur quotidien, trop souvent lavé à grande eau par un discours militant » (Séonnet, 2009, p.116). L’expérience de création collective est un travail sur soi qui suppose de parler ou d’apprendre à parler en son nom propre, c’est-à-dire hors des sentiers battus, idéologiquement balisés. Cela suppose dans l’expérience de création d’A. Gatti d’accepter que sa propre parole soit reprise ou déprise.
L’expérience de création collective est un travail sur soi qui suppose de parler ou d’apprendre à parler en son nom propre, c’est-à-dire hors des sentiers battus, idéologiquement balisés. Cela suppose dans l’expérience de création d’A. Gatti d’accepter que sa propre parole soit reprise ou déprise.
Cependant l’opposition au projet de Saint-Nazaire ne proviendra pas des participants, mais des militants extérieurs à l’expérience. La polémique et le tractage du PC et de la CGT en réaction à la demande de soutien du dissident V. Boukovski avaient suscité une forme de crispation idéologique de la part de certains de ces militants. S’ils « parlaient le même langage que nous […] ils en étaient la dérision » (Gatti, Séonnet, 1991, p. 103-104), déclarera A. Gatti en 1991, avant d’ajouter que c’était, selon lui, « la fin d’une période commencée avec Mai 68 » (1991, p. 104), celle où il s’acharnait à « chercher une vérité dans le langage politique » (1991, p. 103). Prolongeant l’expérience de création collective réalisée en mars 1968, au Théâtre de l’Est parisien, il déclare en 1991, « à toutes les entreprises collectives nous n’avions jamais cessé d’opposer la démarche individuelle : 1+1+1+1 » (1991, p. 103).
L’espace de coopération devait alors être redéfini, la structuration autour de la Tribu explicite, l’activité de création le résultat d’une solitude à l’œuvre. À ce titre A. Gatti décide d’assumer à lui seul, la direction de l’expérience. Cette position serait-elle alors contraire à celle exprimées en 1976 : la position d’un « spécialiste de la parole » ? Pour donner naissance à cette communauté, à cette Tribu, A. Gatti doit occuper la fonction du législateur, au sens où l’entend J.J. Rousseau dans le Contrat social, c’est-à-dire celui qui institue un corps politique. La démarche rousseauiste d’A. Gatti ne consiste-t-elle pas précisément à déconditionner les individus, ceux qui sont assignés à un rôle social limité, contraint ? Comme le montre J.J Rousseau : « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être » (Rousseau, 1762, p. 80). De Saint-Nazaire au Brabant wallon, pour que les individus soient en mesure de pouvoir se dépasser et atteindre la démesure du langage poétique, A. Gatti en position d’éducateur, ne peut leur apporter que ce qu’ils peuvent engager d’eux-mêmes. C’est pourquoi, en faisant reconnaître son autorité de législateur, A. Gatti tente de révéler cet engagement des participants et, par sa légitimité artistique qui fait ici autorité, de leur apprendre à s’associer les uns les autres pour former un peuple. Selon lui, pour y parvenir, le geste commun de création de ce peuple doit reposer sur la puissance du verbe.
IV. Échapper aux déterminismes, s’agrandir, s’ouvrir à la démesure : le changement d’échelle du non-gouvernable.
À Saint-Nazaire, dans cet espace de coopération revisité, A. Gatti est convaincu de ce que le combat de l’individu pour s’affranchir de toute pression syndicale ou politique, ne peut être mené que par le mot. Selon M. Séonnet, contrairement à sa déclaration faite en 1991, A. Gatti ne renonce pas à l’écriture collective mais en élabore un mode de production qui est à l’œuvre depuis 1968, et par lequel chacun doit tenter de s’éloigner, de s’extraire d’une parole limitée à des mots d’ordre ou à l’expression d’une position idéologique.
Il fallait aller jusqu’au bout de chaque mot prononcé, en donner raison et but, non pas pour se justifier, mais pour voir s’il tenait, mot pleinement assumé, et non pas mot d’emprunt. C’était seulement à ce prix que « l’écriture collective » pouvait exister. Il ne s’agissait pas de chercher une position « moyenne », que chacun, à l’issue d’un compromis, puisse accepter, mais de pousser, dans leurs derniers retranchements, les paroles de chacun […] l’écriture se faisait collective par la confrontation de ces paroles irréductibles. (Séonnet, 2009, p. 145)
Cela conduit chacun à devoir chercher une parole authentique, une parole qui fasse autorité. Chaque individu est invité à plonger en soi-même – comme aurait appelé à le faire Buenaventura Durruti, ce militant de la CNT espagnole qui avait combattu sur le front en Aragon avec la célèbre colonne motorisée, et qui aurait déclaré : « Prolétaires de tous les pays, descendez dans vos propres profondeurs. Cherchez-y la vérité, créez-la, vous la trouverez nulle part ailleurs ». Cités par A. Gatti, ces propos auraient pu servir de consigne d’écriture et de règle éthique à l’attention des participants. Il faut creuser en soi-même un chemin de pensée, en quête d’une réponse, d’une nécessité profonde à prendre la parole pour parler librement, semble vouloir nous dire A. Gatti. Cette quête de soi, pousserait chacun à se dépasser, à surmonter l’écueil des idées préconçues, à s’affranchir de toute emprise idéologique ou identitaire. voilà sans doute, ce que la tribu entendait quand elle affirmait réaliser une œuvre sans spectateur : « seulement des créateurs » indique dans quelle mesure l’authenticité de chacun conduit à un rapport égalitaire entre tous » (Gatti, 2009, p. 129).
Ce lieu du soi-même authentique symbolise cette communauté politique où chaque participant est sous le règne de l’égalité, mais non de l’égalitarisme : aucune parole ne doit être diluée dans une masse indifférenciée et unanime. La production de cet espace de coopération égalitaire réinventée autour de cette authenticité, et au-delà de toute appartenance idéologique, suppose que chacun soit en capacité de pouvoir s’agrandir et de sortir des limites imposées par le langage politique. L’espace de la représentation doit alors changer d’échelle, s’affranchir de la contrainte de l’espace, pour ouvrir le réel à d’autres possibles et ainsi « interroger nos imaginaires géographiques dans une perspective critique en vue de nous libérer des limites spatiales que nous avons collectivement établies » (Springer, 2018, p.69).
Au lendemain de la libération de V. Boukovski, en décembre 1976, la Tribu, accompagnée de collégiens et d’une poignée d’enseignants du CES Jean Moulin réalisent un spectacle avec cerfs-volants : « nous voulions créer une véritable mise en ciel comme on fait des mises en scène » (Séonnet, 2009, p. 222). La puissance de la métaphore pouvait alors libérer les imaginaires tout en célébrant le retour à la liberté du dissident. Les personnages de carton à l’extrémité des filins, aspirés par les colonnes d’air, devenaient des légendes à l’assaut du ciel.
En apprenant à créer ensemble ils se sont associés pour former un peuple.
Quant à l’expérience théâtrale du Brabant Wallon, elle trouve son climax dans le débordement joyeux et bruyant de L’Arche d’Adelin. Une colonne motorisée rappelant celle de Nestor Makhno, envahit les routes et les places publiques pour « prendre les villages, les hameaux, les bourgades pour les réinventer » (Gatti, 1977, p.18). En interrompant provisoirement le flux des échanges économiques que représentent les voies d’accès dans l’espace semi-urbain, cette colonne produit du désordre, un espace de contestation, un débordement dans le sens géographique mais aussi insurrectionnel du terme. La seule logique topographique à cette parade carnavalesque est l’accès à une colline gravie par les habitants à grand renfort de masques et de costumes chamarrés, et qui est rebaptisée pour l’occasion, Woodstock ; et ses assaillants : les Indiens de Wounded knee (Gatti, 1977, p.20), le nom du site dans le south Dakota où l’armée américaine perpétra l’un des derniers massacres amérindiens, le 29 décembre 1890. En 1973, le poste d’entrée de la réserve de la localité de Wounded knee est occupé par l’American indian Movement. Et c’est vraisemblablement en référence à ce mouvement de désobéissance civile que la Tribu d’A. Gatti nomme les paysans du Brabant : Indiens de Wounded knee – comme pour les hisser au rang de héros martyrs de l’histoire amérindienne, auxquels ils peuvent s’identifier. Les Brabançonnais se donnent ainsi à voir à eux-mêmes, comme les membres d’une plus vaste communauté humaine.
Les expériences collectives d’Armand Gatti n’ont pas été mises en place pour agir frontalement contre un système de domination, ni pour anticiper des effets politiques. Elles ont été non-gouvernables à l’image de cette colonne motorisée ou des cerfs-volants dans le ciel de Saint-Nazaire, cherchant à décloisonner des territoires de pensée. L’espace produit par la réalisation des œuvres collectives étudiées a été déterminé par l’échange entre les participants. En apprenant à créer ensemble ils se sont associés pour former un peuple. Il était alors nécessaire qu’A. Gatti affirme sa fonction de législateur, c’est-à-dire d’éducateur populaire, pour développer chez les participants un sentiment d’obligation sans lequel il ne se serait point trouvé de volonté générale au sein même des collectifs de création. Leur mode opératoire a fait l’école buissonnière au gré du vent ou en suivant des contre-allées, des chemins de traverse dans les anfractuosités des es-paces consacrés de la culture et de la politique.
Références
Bablet, D., Gatti, A., (1971), « Entretien avec Armand Gatti », Travail théâtral, n°3, avril-juin 1971.
Copfermann, E., (1972), « Soleils de la rue Saint-Blaise », Les Lettres françaises, 20 mars 1968, Les cahiers libres 230-231. La mise en crise théâtrale, Maspéro, 1972.
De Certeau M., (1994), La prise de parole et autres écrits politiques, (dir. L. Giard), Seuil, 1968.
Ebstein, J. Ivernel, P. Sutel-Tupin, M. Thomas, S., (dirs.), (2001), Au temps de l’anarchie un théâtre de combat (1880-1914), Éditions Séguier Archimbaud, 2001.
Freeman, J., (1970), « La tyrannie de l’absence de structure », 1970. URL : www.education-populaire.fr. Page consultée le 4 juillet 2024.
Gatti, A. A. Gatti et le théâtre ouvert, sans pagination. Texte donné par J-J, Hocquard.
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- Voir définition du Littré. URL : www.littre.org/definition/eduquer. [Retour au texte]
- Armand Gatti, A. Gatti et le théâtre ouvert, sans pagination. Texte donné par J.J Hocquard. [Retour au texte]
- Ce terme est créé en 1968 par Bernard Lambert, pour désigner « la communauté de statut » (Voir Durupt, G., Gatti, A., Kravetz, M., Piliouchtch, L., Séonnet, M., Ces Canards sauvages qui volaient contre le vent., op.cit., p. 99). [Retour au texte]
- Ce nom provient du spectacle intitulé La tribu de Carcana en guerre contre quoi ? créé au festival d’Avignon en juillet 1974. Nous ne savons pas précisément si c’est Armand Gatti qui a continué d’appeler cette collectivité Tribu, ou si c’est un choix du collectif lui-même, de s’autodésigner ainsi. Voir Durupt, G., Gatti, A., Kravetz, M., Piliouchtch, L., Séonnet, M., in Ces canards sauvages qui volaient contre le vent., op.cit., p. 120. [Retour au texte]