De l’influence de l’anarchisme coopératiste sur l’art moderne et contemporain japonais

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le Japon met fin à sa réclusion volontaire (le sakoku) et s’ouvre à la modernité occidentale. Cette révolution influera tant sur l’organisation sociale – l’instauration d’un État-nation impérial, la formation des classes bourgeoises et ouvrières – que sur la manière de concevoir les arts, de par l’adoption du système des Beaux-Arts. L’ouverture sur le monde se traduisit également par l’introduction de l’anarchisme européen et russe, à l’origine d’une révélation culturelle anarchiste. Reprenant les principes d’actions directes à l’échelle du quotidien, de coopératisme et de pluralisme, plusieurs tendances artistiques émergent : mouvements pour l’éducation nouvelle, art paysan, art ouvrier, artisanat populaire mingei. Cette articulation exemplaire entre théorie et pratique politiques et mouvements artistiques continuera d’inspirer un certain pan de l’art moderne et contemporain japonais. À l’instar de Kyūshū-ha, collectif pionnier de l’Anti-art, qui participa par les moyens de l’art aux luttes syndicales du début des années 1960. À la suite des critiques institutionnelles et des tentatives de déconstruction propres aux années 1950-1960, les pratiques contemporaines se déploient autour de la création de projets artistiques favorisant la co-création, la spécificité du site et la recherche d’effets pragmatiques. Nous nous intéresserons particulièrement aux pratiques de fabrique spatiale, de création de lieux communautaires à l’intersection entre art et engagement social, à travers les pratiques de Sakaguchi Kyohei et de Nakashima Rika.

Thomas Vauthier est artiste, diplômé de l’EnsAD Paris, explorant le potentiel de l’art comme outil de revitalisation, sociale et environnementale. À cette fin, il produit des documentaires, des événements collaboratifs, construit des dispositifs spatiaux et anime des espaces d’art alternatifs. La plupart de ces créations sont co-signées avec Fanny Terno, avec qui il forme le duo Disconoma depuis 2017. Thomas développe également une pratique discursive, au sein de doctorat de recherche par l’art, mené entre la France (Aix-Marseille Université) et le Japon (Université des Arts de Kyoto) portant sur les pratiques artistiques socialement engagées japonaises, notamment à travers le concept de dés-œuvrement.

Pour citer cet article : Thomas Vauthier, « De l’influence de l’anarchisme coopératiste sur l’art moderne et contemporain japonais », publié le 7 avril 2025, Revue Turbulences #02 | 2025, en ligne, URL : https://turbulences-revue.univ-amu.fr/thomas-vauthier-de-linfluence-de-lanarchisme-cooperatiste-sur-lart-moderne-et-contemporain-japonais, dernière consultation le 15 mai 2025.

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Photographie de la Solar zero yen house de l’artiste et activiste Sakaguchi Kyōhei 坂口 恭平. © Sakaguchi Kyōhei
Photographie de la Solar zero yen house de l’artiste et activiste Sakaguchi Kyōhei 坂口 恭平. © Sakaguchi Kyōhei

I. D’un an-art-schisme japonais

Le Japon véhicule une image, persistante sur la rétine de l’imaginaire collectif : des estampes douces, dépeignant un monde flottant, des objets d’artisanat raffinés, ou des tableaux contemporains à la Murakami, qui s’apparenteraient de loin à un énième avatar Hello Kitty. Un Cool Japan. Sympathique, léger, sans danger. Ces trois poncifs sont des clichés du Japon, des japonismes plus ou moins réactualisés. En effet, bien qu’ils possèdent une origine vernaculaire (et une qualité propre, cela va sans dire), ces genres sont des négociations, des acclimatations, des positionnements avec une culture étrangère, l’Occident. Pendant deux siècles et demi, durant la période du sakoku 鎖国 (littéralement « fermeture du pays »), le Japon s’est isolé du reste du monde. La fin de cette politique autarcique, à partir de 1868, fut un tournant capital dans l’histoire culturelle, correspondant à l’établissement du pays comme nation – au sens occidental du terme. Ce processus se traduisit dans plusieurs champs, interconnectés. En tout premier lieu, la fédération du pays, à travers la centralisation du pouvoir, qui devient impérialiste, militaire et plus strictement religieux (shintō 神道) – ce qu’on appelle la restauration de Meiji. Ce renouvellement du mode de gouvernance s’accompagna, simultanément, d’une redéfinition du rapport à la nature, notamment de par la définition de ce que représente l’écologie, ainsi que celui à l’art. En effet, la participation aux Expositions Universelles et la découverte simultanée des Beaux-Arts occidentaux encouragent une institutionnalisation de l’art, alors conçu comme outil de construction nationale et de modernisation à l’occidentale – notamment par une refonte esthétique, le passage de la conception traditionnelles des arts (geijutsu) à un régime propre aux Beaux-Arts (bijutsu), et l’instauration d’académies artistiques et de musées favorisant un art officiel, destiné à représenter la grandeur nationale. Cette formalisation des pratiques artistiques redéfinit le statut de l’art au Japon, le détachant de ses usages vernaculaires et de ses pratiques intégrées au quotidien, pour s’ancrer dans une logique de représentation culturelle nationale et d’exposition publique, marquant un tournant vers un art institutionnalisé au service de l’État-nation.

Pour autant, à chacun de ces niveaux s’organisent des résistances, aussi théoriques que pragmatiques. La confrontation entre les valeurs esthétiques japonaises et les principes occidentaux des Beaux-Arts, catalysée par la centralisation de l’autorité impériale et la modernisation rapide de l’ère Meiji, engendra une résistance vigoureuse parmi les artistes et penseur·euse·s, mobilisant et ré-actualisant certaines traditions japonaises en résistance à cette occidentalisation de la société et de l’art. Cette esthétique importée, axée sur une forme de fétichisation, la distinction nette entre art et artisanat, et une conception de l’art comme objet de collection, rompt avec la notion japonaise de vie esthétique, d’un art intégré au quotidien. Les artistes et théoricien·ne·s, défenseur·euse·s de pratiques vernaculaires — les voies, 道 —, voient dans la cérémonie du thé un exemple iconique de résistance poétique et philosophique à l’esthétique occidentale récemment importée. Par sa transfiguration du banal en art, son dépouillement et son éphémérité, elle devient le symbole d’une vie esthétique qui s’oppose à la monumentalité pérenne et institutionnalisée de l’œuvre, affirmant ainsi une forme d’art fondamentalement inséparable de la vie ordinaire et collective. Dans le sillage de cette contestation se déploie un mouvement de révolte plus généralisé, inspiré par les idéaux anarchistes et socialistes européens et russes, qui bouleverse non seulement la scène artistique mais également les structures sociales elles-mêmes. Les artistes et intellectuel·le·s de cette révolution culturelle anarchiste et coopératiste dénoncent l’assujettissement de l’art au pouvoir et refusent son confinement dans des institutions élitistes. En prônant une « démocratie artistique », iels militent pour une pratique collective et accessible, où l’art, libéré des contraintes marchandes et institutionnelles, se réinvente au contact des communautés et de leurs besoins quotidiens. Ce mouvement favorise l’artisanat populaire, l’art paysan et ouvrier, qui fusionnent avec les idéaux d’égalité et d’écologie, et érigent l’art en un instrument de résilience face aux inégalités sociales. En cela, ils fondent une tradition d’art socialement engagé, dont l’objectif n’est pas la seule contemplation – autonome du monde social –, mais l’action concrète et transformatrice, s’inscrivant dans une vision où l’art devient indissociable de la vie commune et le compagnon des luttes sociales. Si ces mouvements synchrones des tendances anarchistes sont de courtes durées, ces principes continuent d’irriguer les pratiques socialement engagées – artistiques et activistes – en imprégnant de manière durable les principes de « force de la vie quotidienne », d’égalité et de créativité inclusive. Cette période est marquée par une articulation profonde entre théories politiques et pratiques artistiques, s’unissant autour d’un projet de démocratisation de l’art qui influencera tant les mouvements des années 1950-1960 que les pratiques contemporaines. Ce processus de démocratisation se manifeste par trois dynamiques principales : la pluralisation de l’auctorialité, qui permet à des groupes autrefois exclus de la création artistique – mouvements pour l’éducation, art paysan, art ouvrier, artisanat populaire – d’occuper un espace légitime de production culturelle ; l’informalisation des lieux de culture, avec la prolifération de structures indépendantes, autogérées et souvent décentralisées, en particulier dans les zones rurales et régionales ; et enfin, la valorisation du quotidien, qui renforce l’idée d’un art hétéronome ancré dans les formes de vie ordinaires, mobilisant les spécificités locales et une esthétique de l’usage. Ce triptyque traduit une transformation où l’art, loin d’être cantonné à un champ élitiste, devient un vecteur d’inclusion et un miroir des pratiques de vie partagées, incarnant ainsi une esthétique et une pratique profondément en phase avec les aspirations sociales de son temps. Dans le présent article, nous analyserons dans un premier temps l’apparition de la pensée anarchiste au Japon et des pratiques – sociales et artistiques – qui y sont liées, avant d’évoquer un moment iconique de résurgence de l’anarchie artistique au Japon, la période après-guerre avec la tendance Anti-art et enfin, de conclure sur un certain pan des pratiques contemporaines, orientées vers la création de lieux autonomes et socialement engagés.

II. La révolution culturelle coopératiste

La Restauration Meiji en 1868 a marqué une transition rapide du Japon d’un régime féodal à une société industrielle. Les réformes entreprises ont visé à transformer la société en adoptant des modèles occidentaux (suite à la réclusion du pays pendant deux siècles, le sakoku), ce qui a entraîné la modernisation de l’économie, des modes de gouvernementalité, de la culture et de l’armée. Cette période a vu la dissolution du système féodal et des classes samouraïs, créant de nouvelles classes sociales telles que la bourgeoisie urbaine et la classe ouvrière industrielle. Face aux tensions économiques et sociales engendrées par cette modernisation rapide, l’anarchisme a gagné du terrain parmi les classes ouvrières et intellectuelles. Inspiré·e·s par les mouvements ouvriers en Europe et en Amérique, ainsi que par des échanges intellectuels avec la Russie, des militant·e·s japonais·es ont adopté les idées anarchistes pour lutter contre les inégalités et explorer des solutions aux problèmes sociaux. Cette période a été caractérisée comme une « révolution culturelle anarchiste » (Konishi 2013) remettant en question les paradigmes culturels officiels dominés par l’État et les élites. Les activistes ont défendu une culture plus dynamique et solidaire, enracinée dans la réalité de la vie quotidienne. Cette démocratisation culturelle a touché divers domaines comme la littérature, l’art, et l’éducation, passant de structures institutionnelles rigides à des plates-formes plus universalistes, décentralisées et informelles. Les intellectuel·le·s anarchistes, tels que Ishikawa Sanshirō 石川三四郎, ont proposé de nouvelles définitions de la démocratie, comme demokurashi (土民生活), littéralement « la vie quotidienne des gens de la terre » (Willems 2020) enracinées dans la vie quotidienne et les modes de vie agrairistes (domin seikatsu 土民生活). Cette perspective met l’accent sur l’entraide et la participation active dans la vie quotidienne comme moyen de surmonter les difficultés socio-économiques et d’améliorer les conditions de vie – qui sera qualifiée de modernité anarchiste coopératiste.

Les activistes ont défendu une culture plus dynamique et solidaire, enracinée dans la réalité de la vie quotidienne.

La révolution culturelle anarchiste du début du XXème siècle au Japon trouve une expression singulière dans la « force de la vie quotidienne » (kurashi no chikara), concept développé par Katō Tokijirō 加藤時次郎. Ce médecin anarchiste, proche de Kōtoku Shūsui 幸徳 傳次郎 – journaliste qui fut l’un des grands initiateurs de l’anarchisme au Japon –, voit dans la vie ordinaire un lieu d’intervention politique où la démocratie se concrétise non pas à travers des institutions mais par des pratiques d’entraide quotidienne. Pour ces anarchistes, la démocratie se réalise dans l’activation de dynamiques de coopération ancrées dans les besoins du peuple, comme en témoignent les initiatives du Chokkōdan 直行団 – un collectif militant pour des actions directes, notamment par la création de coopératives de consommateur·trice·s, de services juridiques et de cantines populaires. Katō conçoit ainsi la démocratie comme une force immanente, transformatrice et active, intégrant des solutions concrètes aux défis sociaux et économiques quotidiens, redéfinissant l’idée même de citoyenneté en termes de participation quotidienne. Ce mouvement anarchiste s’oppose au modèle marxiste en rejetant une vision déterministe de l’histoire : les anarchistes japonais·es, au lieu de privilégier un schéma rigide de lutte des classes, valorisent l’engagement autonome et spontané des citoyen·ne·s ordinaires dans la transformation de la société. Dans cette perspective, la vie quotidienne devient une scène de progrès par la participation populaire, à l’image des coopératives agricoles et des associations communautaires. Ishikawa Sanshirō renforce cette approche en redéfinissant la démocratie comme une « vie autochtone » (domin seikatsu 土民生活), inscrivant la participation citoyenne dans une connexion profonde avec la terre et les pratiques agraires. Inspiré par les révoltes paysannes contre le féodalisme et les philosophies bouddhistes, Ishikawa voit dans cette démocratie une pluralité d’expressions individuelles, chaque individu·e ayant le potentiel d’un développement personnel aligné avec les besoins communautaires. Il formule ainsi une cosmologie anarchiste où l’absence de hiérarchie centralisée favorise une société égalitaire, unifiée par une multiplicité infinie de contributions individuelles. Pour Ishikawa, l’anarchisme symbolise un univers sans centre, où la créativité et l’interaction humaine s’étendent à l’infini, faisant de la relativité et de l’interdépendance des principes fondamentaux de l’existence sociale et politique.

En parallèle de ces développements ésotériques et des actions de résistance concrètes telles que les grèves de la mine d’Ashio – emblématiques dans l’histoire des mouvements sociaux japonais –, les groupes anarchistes ont promu et mis en place des systèmes d’entraide autonomes. Alors que les méthodes agricoles modernes étaient agressivement développées, en particulier à Hokkaido, dans le cadre des efforts coloniaux du Japon impérial, l’essence de la démocratie anarchiste – telle que conceptualisée par Ishikawa – résidait dans les activités coopératives profondément enracinées dans le tissu rural du Japon. Il faut noter que des pratiques agrairiennes précédaient ce renouveau culturel anarchiste, et que celles-ci ont justement été identifiées par ces penseur·euse·s comme étant « la réalité de l’anarchisme au Japon » (Itō 1970), et qu’elles manifestaient – à même le quotidien – un pan important du progrès humain, soulignant l’existence et la persistance de l’anarchisme dans ces approches pragmatiques. Ce point de vue a accentué la nécessité de nourrir et de faire évoluer délibérément ces méthodes dans le secteur agricole. L’une des principales manifestations de cette tendance a été la création de la ferme d’Arishima Takeo 有島 武郎 (Arishima nōjō 有島農場) en 1921. Ce projet visait à collectiviser la propriété terrienne, en accordant aux agriculteur·trice·s le statut de propriétaires coopératifs des terres agricoles, devenant ainsi un phare des pratiques coopératives progressistes dans les zones rurales. Son succès à Hokkaido et son attrait pour les agriculteur·trice·s de tout le nord du Japon en ont fait une incarnation moderne de la philosophie anarchiste coopérative, intégrant ces principes dans la communauté agricole au sens large et la distinguant des groupes plus éphémères et anti-étatiques souvent associés à l’anarchisme 1. Ces aspects soulignent le rôle central de l’agriculture dans l’actualisation et l’incarnation des idéaux anarchistes au Japon, marquant une transition entre les modèles conventionnels axés sur l’État et des cadres coopératifs plus populaires dans la sphère agricole. À la suite de cette coopérative de vie agricole (autre appellation de la ferme d’Arishima), les différentes coopératives de la région d’Hokkaido commencèrent à se fédérer autour d’un programme commun, mêlant coopératisme et anarchisme.

Photographie de l'artiste et éducateur japonais Yamamoto Kanae 山本 鼎 enseignant à un groupe d'enfants dans le cadre du mouvement du dessin libre des enfants (自由学園), 1921. © Jiyū Gakuen
Photographie de l’artiste et éducateur japonais Yamamoto Kanae 山本 鼎 enseignant à un groupe d’enfants dans le cadre du mouvement du dessin libre des enfants (自由学園), 1921. © Jiyū Gakuen

Cette révolution culturelle s’est manifestée par une remise en question des paradigmes culturels dominants. Les artistes et intellectuel·le·s anarchistes ont promu une culture qui se détachait des idéaux modernistes occidentaux et des tendances nationalistes contemporaines. Iels ont défendu une culture dynamique et solidaire qui embrassait la diversité et l’inclusion. Plusieurs mouvements artistiques se sont développés dans ce début de XXème siècle, manifestant ces enjeux. Le Mouvement de l’éducation nouvelle (jiyū kyōiku undō 自由教育運動) et le Mouvement éducatif de dessin libre (jidō jiyū-ga kyōiku 児童自由画教育) sont des exemples où l’éducation artistique a été repensée pour encourager la liberté d’expression et la créativité individuelle. Ces mouvements ont mis en avant l’importance de l’expression personnelle et du développement créatif des enfants, les considérant non pas comme de simples récepteurs de connaissances mais comme des participant·e·s actif·ve·s à leur propre éducation. L’art prolétarien (puroretaria bijutsu プロレタリア美術) et l’art paysan (nōmin bijutsu 農民美術) ont été deux mouvements significatifs durant cette période, reflétant les réalités de la vie ouvrière et rurale. L’art prolétarien a capté les luttes et les aspirations de la classe ouvrière, tandis que l’art paysan a valorisé les activités quotidiennes et la connexion avec la nature comme formes d’expression artistique. Ces mouvements ont mis en lumière la capacité de l’art à exprimer des perspectives sociales et politiques, en plus de ses qualités esthétiques. Enfin, le mouvement mingei, initié par Yanagi Sōetsu 柳 宗悦, a joué un rôle crucial dans la réévaluation de l’artisanat traditionnel, le valorisant comme une forme d’art véritable. Ce mouvement a cherché à célébrer l’art créé par des artisan·e·s anonymes, reconnaissant la beauté et la valeur intrinsèque des objets quotidiens fabriqués pour l’usage plutôt que pour l’exposition. La « beauté composite » (fukugō no bi 複合の美) est un concept central dans la philosophie de Yanagi, qui repose sur l’acceptation et l’appréciation de la diversité et la multiplicité dans l’art et la culture : la beauté composite représente une harmonie qui émerge de la variété et de la différence, plutôt que de l’uniformité ou de la similitude. Yanagi croyait que chaque culture, chaque région, et même chaque individu·e, apporte une contribution unique à la mosaïque globale de l’humanité. Cette diversité, lorsqu’elle est reconnue et valorisée, crée une beauté plus riche et plus profonde que ce qui pourrait être atteint par une culture ou un style homogène. Par exemple, dans le contexte des arts populaires ou de l’artisanat mingei, Yanagi trouvait de la beauté dans les objets créés par des artisan·e·s anonymes, où chaque pièce reflétait les traditions, l’histoire, et le contexte culturel de son·sa créateur·trice. La « beauté composite » va au-delà de l’esthétique pure ; elle englobe une philosophie plus large de la coexistence et du respect mutuel. Yanagi pensait que comprendre et apprécier les différences culturelles et artistiques pouvait mener à une société plus harmonieuse et pacifique. Cela se reflète dans son opposition à l’assimilation culturelle forcée et dans son plaidoyer pour la coexistence culturelle et la compréhension mutuelle entre les peuples japonais et coréens. Cette conception de la beauté composite rejoint les préoccupations de Ishikawa quant à l’esthétique sociale, où la beauté sociale se voit définie comme « l’unité du multiple », où chaque personne apporte sa « mélodie unique à l’harmonie collective » (Miyahara 2014).

Ainsi, l’ère Meiji, qui a débuté en 1868, marque une période cruciale dans l’histoire du Japon, caractérisée par une modernisation et une industrialisation rapides. Ces changements radicaux de paradigme ont généré des tensions sociales et économiques qui sont devenues le terreau fertile pour des idées révolutionnaires, notamment anarchistes. Les liens transculturels avec l’Europe et la Russie ont catalysé une renaissance culturelle au Japon, désignée comme une « révolution culturelle anarchiste ». Les idéaux anarchistes constituaient le cœur de cette révolution, valorisant la force de la vie quotidienne (kurashi no chikara), qui devient la scène sur laquelle le changement peut advenir – à travers des pratiques concrètes, des « actions directes », telles que la création de coopératives, urbaines ou agricoles. Pour ce faire, il est nécessaire de reconnaître une égalité fondamentale entre les individu·e·s, facteur d’inclusivité et de participation active à la société, afin d’œuvrer au bien commun. La démocratisation de la créativité, dans toute sa diversité, devient alors le fer de lance du mouvement. La révolution culturelle anarchiste a ainsi induit des changements notables dans les expressions culturelles. Un exemple est sa profonde influence sur la littérature enfantine et sur la culture éducative, considérée comme un élément charnière par le mouvement anarchiste coopératiste japonais, en tant que lieu de lutte idéologique entre inculcation étatique et développement de l’esprit critique et du progrès culturel. Dans les coopératives anarchistes se développent également des initiatives artistiques qui engendrent des mouvements tels que l’art prolétarien, principalement focalisé sur les phénomènes industriels urbains et la lutte des classes, ou l’art paysan, développant l’intégration de la pratique artistique comme une partie intrinsèque de la vie quotidienne et de l’expérience de l’agriculteur·trice et des communautés rurales. Enfin, le mouvement Mingei s’attacha à valoriser l’artisanat populaire, réévaluant la figure de l’auteur·trice (qui devient anonyme et intégré·e dans la communauté locale), la diversité (avec le concept de beauté composite, fukugō no bi) et la fonctionnalité (arts de vivre et esthétique de l’usage). Les idéaux anarchistes du début du XXème siècle continueront d’irriguer les pratiques socialement engagées – artistiques et activistes – à travers les principes de « force de la vie quotidienne », d’égalité et de créativité inclusive. En outre, cette période manifeste une articulation exemplaire entre théories politiques et formes artistiques, dont le principe fondateur est la démocratisation de l’art – qui infusera les pratiques artistiques des années 1950/1960 ainsi que les contemporaines. Cette démocratisation se décompose en trois facettes : une pluralisation de l’auctorialité (une popularisation de la pratique artistique à des acteur·trice·s qui en étaient exclu·e·s : mouvement pour l’éducation, art paysan, art ouvrier, artisanat populaire) ; l’informalisation des lieux culturels (qui deviennent indépendants, autogérés, et/ou décentralisés, notamment avec l’apparition d’initiatives artistiques en zones rurales ou dans des centres industriels) ; la valorisation du quotidien (soit un art hétéronome, davantage lié aux formes de vie, qui introduit des spécificités locales et une esth-éthique de l’usage).

III. L’Anti-art, la « descente dans le quotidien » : une stratégie anarchiste réactualisée

L’émergence de l’Anti-art (han-geijutsu 反芸術) s’inscrit dans un héritage intellectuel et esthétique profondément ancré dans les idées anarchistes et coopératistes du début du siècle. En effet, dans les années 1950-1960, ce legs se réactualise à travers des pratiques artistiques qui remettent en cause les hiérarchies institutionnelles et les distinctions entre art et quotidien. En 1957, l’École de Kyūshū (Kyūshū-ha 九州派) est fondée par des poètes et peintres de Fukuoka, dans le Kyūshū, région du sud du Japon. Ce collectif, mixte – parmi les premiers de l’art japonais –, comptait une vingtaine de membres, dont la plupart n’avaient pas reçu de formation artistique formelle. Éloigné du centre névralgique qu’était Tokyo, Kyūshū-ha revendiquait un ancrage local et une volonté de réévaluer l’art moderne, de le démocratiser en tant que pratique intégrée à la vie sociale. L’engagement politique du groupe Kyūshū-ha s’exprimait principalement à travers leur approche de l’art et sa disponibilité pour le public. Le groupe opérait une critique institutionnelle, essayant d’ouvrir l’art à de nouveaux·elles participant·e·s et publics, tout en luttant contre un système d’exposition qu’iels jugeaient restrictif et élitiste. Réagissant contre ce qu’iels percevaient comme un système inégalitaire, qui reposait sur des connexions personnelles et des relations maître-disciple, le groupe œuvra sur deux modes, par des formes de critiques et des propositions d’alternatives. Pour combattre le manque d’accès causé par les sociétés d’art et l’oligopole des expositions préfectorales, considérés comme une forme de censure de facto, Kyūshū-ha a organisé ses propres expositions (une exposition inaugurale, des expositions annuelles du groupe et des expositions collectives indépendantes) mais également la création d’un journal. Ces expositions visaient à démocratiser l’accès à l’art en permettant à un plus grand nombre de personnes de contribuer à la culture visuelle. En parallèle de ces organisations autonomes, Kyūshū-ha a mené des actions directes contre les institutions d’art établies, comprenant la planification de leurs expositions en même temps que celles des institutions qu’iels critiquaient, afin de détourner les artistes vers leurs propres événements, et des manifestations contre le système établi.

Photographie de l’artiste Tabe Mitsuko 田部 光子, membre du collectif Kyūshū-ha, devant ses œuvres Placard et Jinkō Taiban [placenta artificiel] à la galerie Ginza, Tokyo, 1961. © Tabe Mitsuko
Photographie de l’artiste Tabe Mitsuko 田部 光子, membre du collectif Kyūshū-ha, devant ses œuvres Placard et Jinkō Taiban [placenta artificiel] à la galerie Ginza, Tokyo, 1961. © Tabe Mitsuko
L’influence du mouvement syndical, notamment le conflit de Mitsui Miike à Fukuoka, est également centrale dans l’engagement de Kyūshū-ha. Cette mobilisation, emblématique des luttes pour les droits des travailleur·euse·s, fournit un cadre idéologique à leur engagement 2. Kyūshū-ha était un groupe d’artistes résidant à Fukuoka et dans ses environs, qui étaient avant tout des seikatsu-sha et des rōdō-sha (gens ordinaires et travailleur·euse·s manuel·le·s) fortement motivé·e·s par la création collective d’un mouvement (undō). À ce titre, Kyūshū-ha ne poursuivait pas uniquement une révolution artistique, mais aussi une transformation des conditions de vie (seikatsu). Cela impliquait d’amener l’art à la classe ouvrière et de s’assurer que leur lutte quotidienne et leurs aspirations étaient représentées et soutenues à travers l’art (Kuroda et Tomii 2005). L’art pour Kyūshū-ha était un moyen de soutenir et de promouvoir les changements sociaux, en alignant leurs objectifs artistiques avec les luttes des travailleur·euse·s – soit un moyen d’exprimer et de soutenir leurs aspirations, tout en critiquant les structures de pouvoir existantes. Les œuvres individuelles et collectives servaient de plateforme pour une participation démocratique et une remise en question des hiérarchies. L’asphalte, matériau banal et économique, devient le symbole du collectif : étroitement lié à la vie quotidienne et à l’industrie minière du Kyūshū, il incarne une esthétique enracinée dans le quotidien et les luttes sociales. Ce matériau, utilisé aux côtés d’objets trouvés, marque une rupture avec les normes institutionnelles et modernistes, permettant d’explorer des questions sociopolitiques à travers des œuvres collaboratives telles que Mushiro-Mushiro ou Hikisakareta, produites respectivement à trois et quinze artistes. Ces pièces, produites dans une cabane louée en 1958, illustraient une critique de l’individualisme artistique, valorisant au contraire la création collective. À l’exposition Yomiuri Anpan de 1958, exposition annuelle berceau de l’Anti-art, le collectif soumet une œuvre controversée, Gomi sakuhin ゴミ作品 (littéralement « œuvre-ordure »), des déchets trouvés puis exposés – non sans avoir uriné dessus – qui fut rejetée de Yomiuri, pourtant à soumission libre. Ce geste subversif marqua Kyūshū-ha comme pionnier de l’Anti-art (han-geijutsu).

Apparaît alors le paradoxe de l’Anti-art, qui postulant son opposition demeure lié au registre de l’art, manifeste in fine l’impossibilité d’y échapper.

L’Anti-art, conceptualisé par des critiques comme Tōno Yoshiaki 東野芳明 ou Miyakawa Atsushi 宮川淳, manifestait une « descente dans le quotidien » (nichijō-sei eno kakō), d’un art qui refuse les pratiques distanciatoires propres au régime des Beaux-Arts. Apparaît alors le paradoxe de l’Anti-art, qui postulant son opposition demeure lié au registre de l’art, manifeste in fine l’impossibilité d’y échapper. La tendance Anti-art agit alors comme révélateur de l’art contemporain (gendai, 現代), incarnant même son expérience la plus authentique : en intégrant au bijustu (l’art visuel, hérité des Beaux-Arts) les éléments les plus prosaïques, la sphère quotidienne, avec des matériaux et des actions jugées jusqu’ici indignes de la pratique artistique, la tendance Anti-art élargit le spectre d’acceptabilité de ce qui fait art, signant la fin du processus de l’art moderne (kindai, 近代). Han-geitsu marque ainsi, de par sa descente dans le quotidien « la fin d’une ère où l’art [geijutsu] était héroïque. Ce qui reste n’est que l’expansion sans fin du quotidien, qui est aussi fade que le sable » (Miyakawa 1965a). Ce mouvement marque la fin de la séparation des Beaux-Arts bijutsu avec la vie courante, et au contraire réconcilie le geijutsu traditionnel avec « simplement les « faits quotidiens » des « objets quotidiens et des actes bizarres » que les artistes déployaient dans leurs œuvres : « Rien de moins, rien de plus » » (Miyakawa 1965b).

Entre 1960 et 1962, le groupe radicalise et généralise son esthétique avec des œuvres mêlant peintures, nattes en roseau, bois ou mégots de cigarettes. Contrairement à l’art Pop, qui critiquait la consommation impersonnelle par ses références aux produits manufacturés, les artistes de Kyūshū-ha valorisaient des éléments issus de la vie agricole et artisanale, créant un art qui relie usines et champs. Ces choix reflétaient une volonté d’humaniser l’art en l’intégrant à la réalité quotidienne. Enfin, le Grand rassemblement des héros (1962) illustre l’aspiration performative de Kyūshū-ha. Qualifié de « festival des ténèbres », cet événement regroupait des performances radicales, telles que la destruction d’installations symbolisant l’ancien art ou des gestes provocateurs comme ceux d’Obata Hidesuke 小幡英資, enveloppé de bandages et peignant des poulets noirs. Si cet événement reçut un accueil critique mitigé, il témoigne d’une ambition de fusionner art et vie, en réinventant l’expérience artistique dans des contextes non institutionnels et à la limite de ce qui peut faire « œuvre », initiant également des gestes s’apparentant au genre de la performance. Malgré ces innovations, les tensions internes et les critiques marquent la fin des activités du groupe après 1962. Pourtant, Kyūshū-ha reste une référence centrale dans l’histoire de l’art japonais – bien que toujours souterraine –, incarnant une quête pour réconcilier art, société et quotidien, dans l’esprit des avant-gardes anarchistes.

IV. Après le quotidien, la maison

La critique institutionnelle des années 1950-1970, à travers les tendances Anti-art et Non-art, s’accompagne de l’exploration radicale – propre à ces décennies – de ce qui peut ou non faire œuvre et des limites de la pratique artistique. Cette déconstruction autoréflexive se mue progressivement en aporie, de par l’insolubilité du Non-art absolu dans un quelconque système artistique. La critique de l’œuvre et du système artistique se déplace progressivement dans une visée plus constructive à travers le développement des projets artistiques (āto purojekuto アートプロジェクト), quelques décennies plus tard. Ce terme générique désigne une multitude de pratiques artistiques qui se sont développées depuis les années 1990 et qui manifestent une tendance vers la création collaborative ainsi que la recherche d’effets hétérogènes (en opposition aux principes de l’art pour l’art), en accordant une importance capitale aux spécificités du site – historiques, sociales, écologiques. Ces pratiques se déploient généralement en zones rurales et peuvent revêtir des formes très diverses, d’initiatives indépendantes à des festivals d’art 3, en passant par des programmes universitaires 4 et des résidences d’artiste 5. Les projets artistiques affichent ainsi plusieurs qualités qui les rapprochent des formes d’art anarchiste du début du siècle : le partage de l’auctorialité via des formes de co-création, l’échelle du quotidien, l’ancrage dans des sites et communautés généralement oubliés du système de l’art contemporain, et la recherche d’une participation au monde social et à ses enjeux collectifs. Compte tenu de la profusion d’exemples relevant du genre des projets artistiques, nous proposons de circonscrire l’analyse afin d’en approfondir les enjeux spécifiques, en nous focalisant sur deux artistes de la jeune génération, dont le parcours artistique a été marqué dès leur formation par l’exposition à ces pratiques. Leurs travaux se distinguent par une manifestation exemplaire d’un ancrage anarchiste, non seulement dans leur esthétique, mais également dans les dynamiques sociales et politiques qu’iels mobilisent. Cette approche permettra de dégager les implications contemporaines de cet héritage anarchiste dans le champ des pratiques artistiques actuelles.

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Sakaguchi Kyōhei 坂口恭平 interroge radicalement les notions d’habitat et de propriété dans une société capitaliste où ces concepts sont devenus des marchandises. À travers des projets comme Zero Yen House (2000-2008) et Zero Yen Center (2011-2013), il explore des modèles de vie déconnectés des contraintes économiques traditionnelles. Inspiré par les habitats des sans-abri à Tokyo, Zero Yen House documente des structures construites avec des matériaux trouvés, offrant une vision d’autosuffisance en rupture avec la logique de la propriété privée. Ces habitats incarnent une forme de résistance au système capitaliste, où une pratique de collecte informelle, souvent collectivisée, symbolise une résistance aux diktats néolibéraux, où les relations humaines priment sur les transactions financières. La triple catastrophe du 11 mars 2011 a servi de catalyseur à la poursuite de cette réflexion. Sakaguchi a créé Zero Yen Center à Kumamoto, un refuge accueillant des personnes déplacées ou en quête de sécurité post-catastrophe. Ce centre va au-delà de l’abri en proposant une forme de vie communautaire alternative, qu’il qualifie de « nation indépendante » (Zero Public). Ce projet s’inscrit dans sa philosophie de la « révolution par couches » (Sakaguchi 2016), où les individu·e·s, plutôt que de renverser un système, exploitent les structures existantes pour en révéler les potentialités latentes. Sakaguchi critique ainsi les structures étatiques et les logiques capitalistes, proposant des alternatives basées sur l’autosuffisance, la solidarité et la liberté vis-à-vis de la propriété privée. Ses projets privilégient le processus, exposant dessins, prototypes et croquis comme des outils de réflexion collective, incarnant une pratique où l’art devient un processus de recherche en vue d’un acte, concret et politique. Cette vision ouvre des voies pour réinventer les structures sociales et économiques, rendant l’habitat accessible et ancré dans une logique communautaire.

Nakashima Rika 中島りか est une jeune artiste (1995) dont les premières créations se déploient comme des interventions dans l’espace public, de dispositions dans la rue d’un habitat mobile en carton (Temporary shelter, 2016), ou d’un écriteau arborant « Private property » (Private Property (has) No Right of Way, 2017). Pendant le COVID-19, les projets de Nakashima (City Dreams, 2019-2020, et A Waiting Room, 2020) explorent l’absence et l’attente dans des contextes où les dynamiques sociales et spatiales ont été bouleversées. City Dreams, initialement prévue pour 2019 et reportée à 2020, s’inspire des réflexions d’Isozaki Arata 磯崎 新 sur les utopies urbaines. Dans une scénographie intégrant des lits, évoquant donc le domestique, elle illustre l’état de suspension de Tokyo durant la pandémie, où les grands projets urbains se sont figés. Les œuvres que Nakashima expose dans cet espace (Blank, Our Absence, Why is there nothing rather than something ?) interrogent la vacance des espaces, les interdictions d’accès et la porosité entre public et privé, dans une continuité avec l’Anti-art des années 1950-1960. Avec A Waiting Room, Nakashima investit une résidence d’artiste vacante au Goethe-Institut de Tokyo pour interroger l’attente et l’abandon, symbolisés par des objets du quotidien détournés de leur usage initial. Les frontières entre espaces publics et privés s’y dissolvent, reflétant l’expérience des individu·e·s durant le COVID-19, où les lieux domestiques sont devenus des espaces multifonctionnels. Cette installation, en sublimant le banal, met en lumière l’impact de la pandémie sur la perception du temps et des espaces.

En 2022, Nakashima inaugure Datsuijo(a) place to be naked, un espace hybride entre maison et lieu d’exposition. Forte d’une expérience dans un autre artist-run space dont elle était brièvement la directrice, le Musée de la ville contemporaine TOMO (TOMO toshi bijutsukan TOMO都市美術館) de l’artiste Tomotosi トモトシ, elle compose un collectif à géométrie variable, composé d’artistes et non-artistes, japonais·e·s et internationaux·ales. Rénovée en collaboration avec le studio d’architecture GROUP, cette « maison ouverte » questionne les frontières entre privé et public, social et artistique. Lieu d’événements intersectionnels et pluridisciplinaires (expositions, projections, performances), Datsuijo accueille des initiatives telles que des projections caritatives en soutien à l’Ukraine (organisée par Anastasiia Pishchanska) ou des réflexions critiques sur le conflit israélo-palestinien, tout en présentant des projets artistiques sur l’(in)habitabilité des mégalopoles (Corentin Laplanche-Tsutsui), l’histoire coloniale asiatique (Sim Chi Yin), des sessions de lectures queer (Neon bookclub), etc. Ce projet illustre une tendance contemporaine à créer des espaces autonomes, où les questions politiques et sociales se croisent avec des pratiques artistiques collectives. Inspirée par des penseurs anarchistes comme David Graeber 6, et revendiquant l’héritage de certaines pratiques artistiques (tendance Anti-art, Sakaguchi Kyōhei), Nakashima adopte avec Datsuijo une approche participative, dans l’esprit des coopératives anarchistes du début du XXème siècle – en les réactualisant. Les micro-parties organisées sur place fusionnent art et communauté, rappelant l’idée d’un art intégré au quotidien. Nakashima explore ainsi une esthétique où la vie ordinaire devient un espace d’intervention sociale et artistique.

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Ainsi, les différents projets de Nakashima résonnent avec l’héritage des mouvements anarchistes du Japon de l’ère Meiji. À l’instar de Sakaguchi, elle repense les dynamiques de pouvoir à travers l’espace, valorisant des pratiques d’autosuffisance et de collaboration. En investissant des lieux vacants et en les transformant en plateformes inclusives, iels prolongent la tradition des espaces communautaires autonomes. Ce lien avec l’anarchisme se manifeste dans une philosophie où l’intime devient un levier de transformation collective, réactualisant les idéaux de démocratie directe et de solidarité. L’usage répété de maisons comme lieux de rassemblement, de création et d’exposition est symptomatique de la condition démographique japonaise contemporaine – alliant dépopulation et concentration des populations dans les grands centres urbains – tout en étant riche de possibles. La pandémie, en amplifiant les migrations vers des zones rurales et en favorisant la décongestion urbaine, a renforcé cette tendance. Une multitude d’espaces indépendants 7 ont fleuri et incarnent cette transition en mêlant réflexion politique et expérimentation artistique, réaffirmant la pertinence de l’anarchisme dans les pratiques culturelles contemporaines. Ces créateur·trice·s d’espace domestique collectif démontrent que l’art, loin d’être une simple production esthétique, peut devenir un outil pour repenser les structures sociales, à la croisée de l’intime et du collectif.

Références bibliographiques

Itō, N. (1970). « Museifushugi no jijitsu » (La réalité de l’anarchisme). In Itō Noe zenshū (Œuvres complètes de Itō Noe), 2:222–235. Tokyo: Gakugei Shorin.
Konishi, S. (2013). Anarchist Modernity: Cooperatism and Japanese-Russian Intellectual Relations in Modern Japan. Cambridge, Massachusetts: Harvard University Asia Center.
Miyahara, K. (2014). « Exploring Social Aesthetics: Aesthetic Appreciation as a Method for Qualitative Sociology and Social Research ». International Journal of Japanese Sociology 23, no1, 2014. 76-77.
Miyakawa, A. (1965a). « Han-geijutsu igo » (Après l’Anti-art). Tokyo Daigaku shinbun (15 février 1965).
Miyakawa, A. (1965b). « Kaiga, aruiwa mumei no shiso » (La peinture, ou la pensée sans nom). Tokyo 244 Daigaku shinbun (15 février 1965). Kuroda, R. et Tomii, R. (2005). « Kyūshu-ha as a Movement: Descending to the Undersides of Art ». Review of Japanese Culture and Society 17.
Sakaguchi, K. (2016). Build Your Own Independent Nation. Tokyo: Doyosha.
Willems, N. (2020). Ishikawa Sanshirō’s Geographical Imagination: Transnational Anarchism and the Reconfiguration of Everyday Life in Early Twentieth-Century Japan. Leiden University Press.

  1. C’est d’ailleurs ce genre de mouvances qui entraîna le ralentissement du mouvement anarchiste dans son ensemble, à travers la tentative d’assassinat de l’empereur en 1910, dénommé « l’incident de haute trahison » (Taigyaku Jiken 大逆事件) – qui entraîna des arrestations massives des militant·e·s de la gauche radicale, et la condamnation à mort de Kōtoku Shūsui ou de l’autrice féministe Kanno Sugako 管野 須賀子, entre beaucoup d’autres. [Retour au texte]
  2. Tout comme la lutte contre le traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon (anpo tōsō 安保闘争), sera à l’origine de nombreuses manifestations et un catalyseur de l’engagement des artistes Anti-art, notamment des collectifs Neo-dada et Hi-Red Center.  [Retour au texte]
  3. Dont les plus iconiques sont les triennales d’Echigo-Tsumari et de Setouchi, parmi d’innombrables autres initiatives. [Retour au texte]
  4. Par exemple, le Toride Art Project organisé par l’Université des arts de Tokyo depuis 1999. [Retour au texte]
  5. Comme Kamiyama Artist in Residence (KAIR), AIR Kobe, Kiyoshima apartment, ARCUS project, ou Koganecho AIR.  [Retour au texte]
  6. Ces informations sont issues d’un entretien mené avec l’artiste, à Datsuijo, le 1er novembre 2022. [Retour au texte]
  7. WHITEHOUSE, Ōjō biru, NAMNAM Space, qui rejoignent des initiatives plus historiques comme Irregular Rhythm Asylum, Amateur Riot, Cocoroom, Yoshida ryō, parmi beaucoup d’autres. [Retour au texte]