Fuir les institutions artistiques ?

Lecture cartographique aux marges de l’écosystème institutionnel marseillais

Cet article examine les dynamiques de fuite spatiale de deux structures culturelles non-institutionnelles marseillaises, Agent Troublant et Jeanne Barret. En s’appuyant sur la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari, nous analysons comment ces lieux tentent de s’extraire de l’institution à l’ère néolibérale et, ce faisant, entraînent une reconfiguration de la distribution et de l’exercice du pouvoir dans les espaces qu’ils occupent. Nous interrogeons ainsi la possibilité pour ces espaces d’échapper à la récupération idéologique d’une pensée critique, et au contrôle institutionnel, tout en naviguant dans un environnement urbain quadrillé par le pouvoir d’État.

Alice Lucot est diplômée du master de recherche Médiation, exposition, critique de l’université Paris VIII (2024). Intéressée par les rapports de domination et de contre-pouvoir qui se tissent dans le champ de l’art contemporain, ses recherches portent plus particulièrement sur les dynamiques possibles d’émancipation aux marges de la scène artistique institutionnelle marseillaise. Parallèlement, elle développe une pratique de commissaire d’exposition et critique d’art.

Pour citer cet article : Alice Lucot, « Fuir les institutions artistiques ? / Lecture cartographique aux marges de l’écosystème institutionnel marseillais », publié le 7 avril 2025, Revue Turbulences #02 | 2025, en ligne, URL : https://turbulences-revue.univ-amu.fr/alice-lucot-fuir-les-institutions-artistiques, dernière consultation le 15 mai 2025.

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Rue Pastoret, Marseille 6e arrondissement, 2024. Photo © Alice Lucot.
Rue Pastoret, Marseille 6e arrondissement, 2024. Photo © Alice Lucot.

Si Jacques Rancière a montré que, dans le régime esthétique de contemplation des œuvres d’art, l’artiste n’est pas maître de l’efficacité politique directe de son œuvre, il n’en reste pas moins qu’il garde la maîtrise sur les conditions matérielles, économiques, écologiques, éthiques de production de ses œuvres 1, ainsi que sur les conditions institutionnelles de leur exposition. Qu’advient-il alors de la dimension explicitement critique d’une œuvre s’affirmant comme politique, dans le contexte d’exposition d’une institution qui reprend à son compte cette charge critique, qui s’en fait la coénonciatrice ?

Pour le comprendre, revenons brièvement sur la définition du concept d’institution. Les institutions, systèmes normatifs qui découlent de procédés de socialisation et d’intériorisation de la règle par les individu·es, sont considérées dans la philosophie marxiste comme des appareils d’État, c’est-à-dire des formes sociales organisées au travers desquelles s’exerce le pouvoir d’État. Dans notre système économique contemporain néolibéral, qui imprègne l’ensemble des sphères de la vie collective et individuelle, les modes de gouvernance capitalistes qui s’invitent dans les institutions culturelles provoquent la confusion entre les sphères artistiques et commerciales (Vivant, 2008, p. 46) et réduisent la distance critique effective engendrée par le caractère politique critique de certaines œuvres. En effet, « Le capitalisme a ‘‘besoin de la critique comme l’oiseau a besoin de l’air pour voler, car il ne peut s’appuyer que sur ce qui résiste”. » (Clam, 20001, p. 258) Ce phénomène, défini notamment par Dick Hebdige (2008), consiste en l’apparition systématique d’un mouvement de récupération des codes critiques développé par le système normatif dominant. Les discours dénonçant le capitalisme et ses effets se voient ainsi intégrés et digérés au sein du système qu’ils dénoncent, et donc vidés de leur sens (Boltanski et Chiapello, 2011). Dans ces conditions, les œuvres portant en elles une dimension politique critique ne semblent pas pouvoir s’inscrire pleinement dans les institutions culturelles, puisque s’y inscrire, c’est participer de fait au maintien du régime néolibéral sur lequel s’appuie le pouvoir en place. L’institution, en général, et culturelle en particulier, ne semble donc pas constituer un lieu propice à l’accueil de la critique, si ce n’est en surface.

L’analyse du rapport critique entretenu par les artistes à l’institution a pris différentes formes au cours du temps. Ce n’est pas la posture des artistes dans leur pratique individuelle qui m’intéresse ici, mais plutôt le développement d’un monde de l’art en dehors du cadre institutionnel. Alors que je réfléchis à la manière d’aborder cette question, je rencontre au hasard de mes lectures les propos d’Olivier Marbœuf sur la fuite, selon qui « Fuir, ce n’est pas s’en aller définitivement. C’est rôder un peu plus loin des centres, dans la périphérie, c’est déplacer la scène vers une autre lumière comme on tire discrètement la nappe du maître en quittant les lieux par une fenêtre cassée. » (Marbœuf, 2018, p. 76) Fuir, c’est donc aussi s’échapper de l’organisation du système politique, social et économique qui modèle le monde de l’art afin d’aller ailleurs, en créant de nouveaux espaces. Suivre les traces de ce mouvement permet de révéler les enjeux géographiques, politiques et sociaux que soulèvent l’existence des structures alternatives.

Les espaces sont indissociables des mouvements qui les traversent et qui les occupent. Dans la philosophie développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari 2, ces mouvements organisent et définissent l’inscription dans l’espace de formes sociales, c’est-à-dire de distribution du pouvoir et de son exercice, comme les appareils d’État et les sociétés nomades, impulsée par des machines, respectivement ici l’appareil de capture et machine de guerre. Les appareils d’État tracent des frontières, construisent des murailles et impulsent la distribution des propriétés : l’espace est dit strié ; les déplacements s’y opèrent sur un quadrillage, c’est-à-dire d’un point précis à un autre. Cette disposition, facilitant la surveillance et le contrôle dans sa forme la plus générale, y interdit toute forme d’errance ou autre dérive, menaçant l’ordre des stries. Pour autant, ce quadrillage n’est pas totalement débarrassé de points de résistance, qui le trouent et brisent sa continuité. En traçant des trajectoires lui permettant de contourner et de subvertir les structures de pouvoir établies, la machine de guerre impulse des endroits d’ouverture, nommés par Gilles Deleuze et Félix Guattari lignes de fuite. La ligne de fuite correspond à un devenir, à l’ambition de ce qui sera, sans pour autant avoir la certitude de l’atteindre.

Est-il possible pour les lieux d’art contemporain de fuir, au moins partiellement, l’institution et le système normatif qu’elle déploie ? Comment s’opère concrètement ce mouvement dans l’espace urbain ? Cet article se propose d’explorer la manière dont deux structures culturelles alternatives marseillaises (Agent Troublant et Jeanne Barret) s’inscrivent géographiquement dans l’espace extra-institutionnel de la ville. À partir de l’étude de ces deux lieux, il s’agira de comprendre la manière dont ils modifient l’espace strié de Marseille.

I. Marseille : terrain d’exploration

En septembre 2023, je déménage à Marseille, attirée par l’imaginaire collectif qui s’est construit autour de cette ville considérée comme rebelle et ingouvernable. Le « topos imaginaire marseillais 3 » me conduit à penser que la ville de Marseille est un contexte intéressant dans le cadre d’une étude sur des structures en marge, ce topos résonnant d’ailleurs fortement avec la dichotomie centre/marge, mais aussi Paris/Marseille – je suis mon master à Paris. En plus d’accueillir une scène culturelle alternative foisonnante et mouvante, Marseille est également une ville au sein de laquelle les questions d’espace et de pouvoir sont en proie à de vives controverses et affectent la constitution de cette scène marginale.

Facteur central dans sa construction, l’histoire des mouvements migratoires à Marseille est essentielle à prendre en compte lorsqu’on souhaite saisir son paysage urbain. À Marseille, la politique du logement, et donc de la distribution de l’espace, s’est construite sur des dynamiques d’exclusion systématique des populations jugées indésirables, souvent issues de l’immigration. À partir du début du xix<e siècle, et sous l’impulsion du développement du port colonial, une main d’œuvre formée par des populations immigrées et les classes laborieuses marseillaises s’installe dans le centre et le nord de la ville, à proximité de leurs emplois (Gastaut, 2004), tandis que propriétaires et patrons, frange de population s’enrichissant grâce aux activités industrielles du port, s’implantent au sud de la ville, loin des quartiers prolétaires grouillant et des reflux des usines. La différenciation raciale et classiste de l’occupation de l’espace s’accentue pendant l’entre-deux-guerres et à la suite des guerres d’indépendances (Angélil, Malterre-Barthes et Something Fantastic, 2022, p. 34). Les successions de vagues migratoires et crises du logement ont encore aujourd’hui une influence notable sur la manière dont sont dirigées les politiques urbaines et, plus largement, sur la manière dont se vit le territoire marseillais. Les deux structures à partir des lesquelles se fonde ma réflexion se situent dans le centre-ville (Agent Troublant) et les quartiers du nord de la ville (Jeanne Barret). Ces espaces gardent en eux la marque des politiques excluantes et discriminatoires menées depuis le XIXe siècle, rendant l’étude des structures artistiques qui s’y sont installées indissociable de l’héritage des luttes urbaines qui les ont traversés, et les traversent encore.

Pris comme prétextes, la culture légitime d’État et son développement ont joué un rôle central dans la transformation de l’espace urbain. Après Lisbonne en 1994 et Lille en 2004, Marseille, couplée avec la région Provence, obtient le titre de Capitale Européenne de la Culture (CEC) en 2013. Dans les faits, la nomination CEC se traduit par un processus de métropolisation normatif d’un territoire, ainsi plus adapté au système néolibéral, à la prévalence de la consommation et aux échanges de flux, prenant la forme d’opérations de réaménagement urbain de grande envergure. Si une dizaine d’années se sont écoulées depuis, les traces de la recomposition urbaine et de son interdépendance avec la sphère culturelle et ses institutions demeurent encore visibles.

En m’interrogeant sur les manières d’aborder cette question qui m’intriguait, mais aussi la ville de Marseille qui ne m’était pas particulièrement familière — j’y avais seulement réalisé un stage quelques années auparavant dans une galerie d’art, qui me donna l’envie de m’éloigner d’une certaine frange du monde de l’art —, j’ai réfléchi à ce qu’impliquait la mise en œuvre d’un mouvement de fuite dans un contexte de vie quotidienne, adoptant une perspective plus triviale. Pour fuir un endroit, et surtout s’assurer de maximiser ses chances de réussite, encore faut-il pouvoir se représenter l’espace que l’on fuit. C’est en effet de cette manière qu’il est possible de s’orienter dans un espace que l’on imagine hostile à sa présence — d’où la volonté de le fuir —, mais aussi d’y repérer les points d’ouverture et de sortie. Une carte peut ainsi se définir comme une interface de dialogue entre les personnes s’inscrivant dans l’espace et les phénomènes qui les entourent et les traversent. Cette interface n’est, pour autant, pas neutre. La fin des années 1980 voit l’avènement d’un discours critique sur les pratiques cartographiques, porté par les cartographes eux·elles-mêmes 4. Un nouveau paradigme émerge alors : la cartographie n’existerait pas en dehors des structures de pouvoir, et les cartes constitueraient des outils effectifs puissants dans la société. Des géographes s’attèlent ainsi à déconstruire l’objet cartographique et les mythes l’entourant en le considérant comme objet politique, au service d’un pouvoir, et non lecture neutre de l’espace. Se faire cartographe — ou contre-cartographe — c’est finalement « se donner les moyens d’une représentation critique du monde qui fasse autorité, c’est présenter une alternative au modèle dominant avec ses propres armes » (Béziat, 2014, p. 38). Le texte que je livre ici vise à esquisser, à la manière d’un récit cartographique, les contours des structures étudiées et du contexte géographique et politique dans lequel elles s’inscrivent.

II. Balade sur les lignes de fuite

II.1 Agent Troublant et les luttes contre la gentrification du centre-ville

Créé en 2018, la fanzinerie et galerie associative Agent Troublant accueille les expositions temporaires d’artistes de la scène émergente locale et régionale.

Devanture d’Agent Troublant, 2019. © Agent Troublant sur Instagram.
Devanture d’Agent Troublant, 2019. © Agent Troublant sur Instagram.

Agent Troublant est situé au 7 rue Pastoret, dans le quartier du Cours Julien, au cœur du 6e arrondissement de Marseille. Autour d’une place s’étendant en longueur, sur laquelle terrasses de bars et restaurants se succèdent, de nombreuses petites rues créent un dédale, accueillant elles aussi bars, restaurants, galeries et concept-stores où se mêlent, dans un joyeux capharnaüm, Marseillais·es et touristes.

Rue Pastoret, Marseille 6e arrondissement, 2024. Photo © Alice Lucot.
Rue Pastoret, Marseille 6e arrondissement, 2024. Photo © Alice Lucot.

Mais cet équilibre apparent du « Cours Ju’ » repose sur des fondations fragiles. Si fragiles qu’à deux pas, aux 63 et 65 de la rue d’Aubagne, deux immeubles se sont effondrés le 5 novembre 2018 au matin, provoquant la mort de huit personnes. Cet effondrement, résultant d’un laisser-aller des pouvoirs publics estimé volontaire par de nombreux·ses journalistes, sociologues et association travaillant sur cette question (Pujol, 2019 ; Mihindou, 2019), permit l’accélération cynique de la gentrification du centre-ville marseillais : l’évacuation des immeubles non-entretenus vide le centre-ville de ses habitant·es populaires (Le Dantec, 2019, p. 74).

Comme souvent, la culture constitue un prétexte parfaitement adapté à la mise en œuvre du processus de gentrification

Comme souvent, la culture constitue un prétexte parfaitement adapté à la mise en œuvre du processus de gentrification. L’objet culturel est en effet utilisé pour camoufler les acteur·ices à l’origine des dynamiques dites d’aménagement territorial, rendant de la sorte la confrontation directe entre cell·eux qui tenteraient d’y résister impossible. Sans l’identification claire d’un « ennemi », la résistance est plus dure à mettre en place (ibid.).

Près du Cours Julien pourtant, ni les tags institutionnalisés en décoration chamarrée, ni les espaces d’artistes n’ont été suffisants pour éviter l’éclatement de conflits autour de la place Jean-Jaurès, surnommée « La Plaine » par ses habitant·es. De ces conflits, il ne reste plus grand chose de visible à l’œil nu lorsque l’on se balade sur cette place rectangulaire, où quelques arbres percent l’étendue de béton. La mémoire, elle, est encore vive, et il n’est pas rare de saisir des bribes de conversation délivrées à cell·eux qui le souhaitent le récit d’un quartier qui a résisté et conserve en lui les murmures de ce qu’il a été.

Je n’ai pas encore beaucoup de repères à Marseille quand je pousse la porte du local d’Agent Troublant. Je n’ai pas assisté aux affrontements physiques et symboliques de La Plaine et ne dispose que de très peu d’informations concernant le quartier et son histoire. Aussi, lorsque l’on me donne à consulter le fonds documentaire, les traces de ces contestations acquièrent une nouvelle dimension. Dans deux grosses pochettes en carton, usées par le temps et les manipulations, une centaine de feuillets sont regroupés, parmi lesquels on trouve articles de presse, tracts militants et fanzines explorant des enjeux sociaux et politiques autour des projets de réaménagements urbains de La Plaine. Ce fonds documentaire constitue un véritable témoignage stratigraphique des luttes qui se sont jouées à proximité de celui·celle qui cherche leur trace au 7 rue Pastoret.

En octobre 2018, la municipalité entame des travaux sur la place Jean-Jaurès, dans une optique de « requalification de l’espace public ». Dans les faits, la requalification de cet espace revint à le vider. Aussi, les forain·es, tout comme « le carnaval indépendant, le foot de rue, la pétanque ou encore la sardine du 1er Mai » (ibid., p. 80) furent accusé·es de participer à un usage déviant de l’espace public et devaient donc en disparaître.

Carnaval de la Plaine, Marseille, 2024. Photo © Alice Lucot.
Carnaval de la Plaine, Marseille, 2024. Photo © Alice Lucot.

De vives contestations ont éclaté en réaction à ces mesures d’aménagement, prenant plusieurs formes : manifestations, sabotage de l’espace public pour retarder les travaux, organisation de repas solidaires sur la place, assemblées horizontales… Autant de formes que de manières de réinvestir et se réapproprier l’espace, d’y créer du commun par de nouveaux modes de gouvernance, plus horizontaux. Malgré les fortes mobilisations, les travaux se terminèrent finalement en 2021.

Marseille, mur de la Plaine, 2018. Photo © Marseille Infos Autonome.
Marseille, mur de la Plaine, 2018. Photo © Marseille Infos Autonome.

Les dynamiques de gentrification qui ont été conduites dans les quartiers entourant Agent Troublant constituent autant une forme qu’un outil de striage de ces territoires, favorisant l’expansion de la pensée à l’espace urbain, qu’il s’agit de transformer afin d’en maximiser la rentabilité 5.

Agent Troublant peut être considéré comme un lieu refuge. En effet, il permet tout d’abord de préserver une trace matérielle de l’histoire des luttes contre les actions de gentrification de l’environnement dans lequel il s’inscrit. Si préserver la mémoire n’est pas suffisant pour inverser les rapports de pouvoir qui sont alors créés, cela reste indispensable, car l’État procède par mouvement de capture (Deleuze et Guattari, 1980, p. 1001) essayant de diffuser l’idée selon laquelle la forme actuelle d’organisation de l’espace et de pouvoir n’a pas d’alternative, aurait toujours existé. Dans un certain sens, Agent Troublant porte en lui l’histoire de ce territoire que les stries ont clôturé, rappelant qu’il existait une autre forme d’occupation urbaine, d’autres échanges sociaux en son sein, et offre à chacun·e les outils nécessaires pour décortiquer les processus à l’origine de leur disparition. L’association, qui s’organise en autogestion, se fait d’autre part lieu refuge pour certaines pratiques plastiques. Se rapprochant des fanzines, qu’elle propose à la vente, la galerie d’Agent Troublant essaie de mettre en lumière le travail des artistes qui n’ont pas accès à des espaces d’exposition, pour des raisons économiques mais aussi en raison d’un système de cooptation très ancré dans le monde de l’art. Ainsi, le lieu devient plateforme de diffusion, calquant son fonctionnement sur le principe de ces zines plus ou moins informels, média utilisé originellement par et pour cell·eux qui n’en n’ont pas pour s’exprimer.

II.2 Les Ateliers Jeanne Barret et la violence de striage des quartiers Nord de la ville

Alors que je termine mon mémoire de master, je réalise un service civique aux Ateliers Jeanne Barret, entre octobre 2023 et mai 2024. Environ trente heures par semaine, je travaille dans ce lieu de production et d’exposition d’art. J’y réalise une observation participante : je participe à la vie du terrain que j’étudie.

Au sein du quartier des Crottes, le long du boulevard de Sévigné, une ancienne usine de textile est consacrée à l’installation d’une structure artistique, qui l’occuperait pendant un temps donné en contre-partie d’un loyer peu coûteux. Ce site, qui s’étend sur 1200 m2 à l’intérieur, doublé de 600 m2 de cour extérieure, est attribué à l’association Circulaire en 2018. Après des travaux d’aménagement, le lieu de production et d’exposition Jeanne Barret ouvre ses portes en 2020.

Je peine à en trouver l’entrée lors de ma première rencontre avec l’équipe. Les locaux ne sont pas évidents à repérer, s’éloignant des codes habituels des lieux d’art. À côté des garages de bus de la RTM, deux grandes portes de métal violet, parfois ornées d’affiches informant sur la programmation marquent l’entrée des ateliers Jeanne Barret.

Jeanne Barret, 2023. Photo © Sorann Micollier.
Jeanne Barret, 2023. Photo © Sorann Micollier.

Derrière, une grande cour s’étend dans la longueur, où arbres, végétaux, chats errants et grandes tables de bois massif ponctuent le béton coulé sur le sol. Lorsqu’on s’enfonce dans ce corridor extérieur, le chemin est ponctué par trois entrées sur le bâtiment. De grandes portes vitrées de plus de quatre mètres, protégées par des rideaux de fer à l’ouverture capricieuse, donnent accès à l’intérieur du lieu. L’immensité vertigineuse de l’espace est redoublée par la place accordée au vide, considéré par les architectes du lieu comme garant de la mémoire fonctionnelle de l’ancien entrepôt et de son inscription dans ce territoire anciennement industriel. Jeanne Barret est un espace de vie et de travail collectif : régi par une gouvernance horizontale composée d’une dizaine de « membres actifs », le lieu accueille des expositions, des ateliers, des concerts, mais aussi des artistes en quête d’ateliers.

Jeanne Barret, 2023. Photo © Alice Lucot.
Jeanne Barret, 2023. Photo © Alice Lucot.

Le quartier des Crottes est une des zones ciblées par Euromed II, une opération de rénovation urbaine qui prolonge le premier volet Euroméditerranée, initié au début des années 1990 par l’État français et le maire de Marseille, Robert Vigouroux. S’armant de cette machine à métropoliser Marseille, les pouvoirs publics et la municipalité légitiment l’opération en appuyant d’une part sur sa nécessité — Marseille serait une ville à sauver d’elle-même et ce sauvetage dépendrait de la responsabilité étatique — et, d’autre part, sur le caractère abandonné des quartiers visés par la requalification 6

Boulevard Christophe Moncada, 15e arrondissement de Marseille, 2024. Photo © Alice Lucot.
Boulevard Christophe Moncada, 15e arrondissement de Marseille, 2024. Photo © Alice Lucot.
Avenue Roger Salengro, 15e arrondissement de Marseille, 2024. Photo © Alice Lucot.
Avenue Roger Salengro, 15e arrondissement de Marseille, 2024. Photo © Alice Lucot.

Situé près du métro Bougainville et proche des docks, le quartier des Crottes, pourtant très dynamique pendant la période d’après-guerre grâce aux activités économiques portuaires, devient un des quartiers les plus pauvres de la ville à partir des années 1970, en raison du déclin des activités ouvrières. À terme, « Eudomed II déplacera [sur ce territoire] 5 000 habitants démunis pour accueillir 30 000 nouveaux résidents plus fortunés, faisant de ce projet une véritable machine à exclure » (Angélil, 2022, p. 3).

La mise en place de cette opération urbaine est marquée par une grande violence. Cette violence procède de la capture réalisée par l’appareil d’État, pour l’extension de l’organisation de l’espace sous forme de stries en vidant ces quartiers de leurs habitant·es, commerces, lieux de sociabilité, l’opération d’aménagement urbain asphyxie les traces de vie préexistantes. Comme sur La Plaine, il ne reste alors qu’à reconstruire sur du vide — artificiellement créé — rappelant fortement le caractère anhistorique du processus de capture.

Abrité et économiquement soutenu par Euromed II, les Ateliers Jeanne Barret y sont intrinsèquement liés. Le rapport à ce lien est ambiguë et pluriel, prenant des formes différentes selon les membres de l’équipe, mais infusant sans cesse lors des réunions mensuelles, où sont discutées les décisions de programmation, communication, comptabilité et fonctionnement général 7. « On a conscience de qui on est dans ce quartier, nous, les blancs qui font de l’art. On essaye d’être vigilants et de ne pas se comporter en colons », me confie un membre de l’équipe. Les enjeux sont ainsi posés dès ma première journée aux Ateliers Jeanne Barret.

De la même manière qu’elle a ouvert mon expérience aux Ateliers Jeanne Barret, cette question la clôturera. Le vendredi 3 mai 2024 marque la journée du Printemps de l’art contemporain dédiée aux lieux d’art situés dans le nord de la ville. À cette occasion, les Ateliers Jeanne Barret donnent carte blanche à RIFT, plateforme marseillaise pour les arts vivants et la danse construite autour de recherches du danseur et chorégraphe Liam Warren. Comme souvent lors de ces journées et soirées où du public est attendu, je suis à l’accueil ou derrière le bar, jetant des coups d’œil curieux sur ces évènements artistiques assez ponctuels qui donnent une vie nouvelle à mon lieu de travail. Au milieu des performances, projections vidéo, concerts et explorations chorégraphiques prévues ce jour-là, je saisis des bribes de la performance de l’artiste pluridisciplinaire Mariam Benbakkar. Dans une forme se rapprochant de la conférence, elle revient sur l’origine du nom de Jeanne Barret. C’est celui d’une exploratrice et botaniste française, connue pour être la première femme, grimée en homme, à avoir fait le tour du monde au milieu du XVIIIe siècle, lors de l’expédition coloniale dirigée par le compte Louis-Antoine de Bougainville, d’après qui est nommée la station de métro desservant le quartier des Crottes (Boukenouche, S., Boukenouche, Z., et al., 2022). De cette expédition est introduit en France le bougainvillier, arbuste dont les fleurs colorent les Ateliers Jeanne Barret d’avril à septembre.

Finalement, c’est quoi, ne pas se comporter comme un colon lorsqu’on est une structure d’art dans ce contexte socio-géographique particulier ? Le quartier des Crottes est remodelé par Euromed II de façon à exclure les « aspérités [et] recoins où tisser le bout d’une histoire collective » (Z, 2009, p. 50), d’autant plus essentielle à l’existence d’une histoire parallèle sur les enjeux vécus par le territoire et ses habitant·es que cette dernière est minimisée et tue par la manière dont opère Euromed II. Les Ateliers Jeanne Barret travaillent notamment à la possibilité de rendre visible cette histoire, menant une réflexion sur la manière de s’inscrire dans ce territoire en partant de la relation à ses habitant·es. Le « Pôle des attentions », un outil de médiation utilisé pour fabriquer cette relation, par exemple de cette volonté. Grâce au contact entretenu avec les écoles maternelles et primaires du quartier, le Pôle des attentions tente d’atteindre les habitant·es du territoire pour échanger sur les ressentis et vécus de chacun·es, redonnant de la sorte une place pour les récits pluriels et cette micro-histoire que le striage de l’espace fait disparaître. Ainsi, le Pôle des attentions a imaginé la création d’un journal de quartier bilingue français-arabe. Chaque édition du journal est élaborée sur le modèle de la co-création 8 avec un groupe de femmes d’origine maghrébine participant à un cours d’alphabétisation donné à l’école maternelle Extérieure tous les lundis, après la sortie des classes. Édité sous la forme d’un fanzine imprimé, L’avis des gens est uniquement diffusé au sein des Crottes, permettant de faire circuler cette parole dans un espace qui ne lui laisse pas la place d’exister.

Numérisation du fanzine L’Avis des gens, numéro 1, mai 2023.
Numérisation du fanzine L’Avis des gens, numéro 1, mai 2023.
Numérisation du fanzine L’Avis des gens, numéro 1, mai 2023.
Numérisation du fanzine L’Avis des gens, numéro 1, mai 2023.

Redonner une place à l’histoire mais aussi une place aux habitant·es, tel est l’objectif des repas partagés organisés par les Ateliers Jeanne Barret. Il est bientôt midi, j’ai rendez-vous dans une trentaine de minutes et pourtant je suis déjà en retard. Je m’y suis prise trop tard, je voulais cuisiner un gâteau pour le repas partagé de ce samedi (25 mai 2024) mais il est dans le four qui refuse de le faire cuire aussi rapidement que je le souhaiterais. Le principe des repas partagés est le suivant : chacun·e est invité·e à apporter une denrée à partager. Ces repas sont ouverts à tou·tes, même s’ils regroupent presque toujours les mêmes personnes (certain·es membres de l’équipe et certaines mères du cours d’alphabétisation accompagnées de leurs enfants). Sur les tables de la cour extérieure, les divers plats, salades, desserts et boissons, sont disposés à la manière d’un festin, et les recettes de cuisine s’échangent pendant que les enfants, ennuyés par le devoir cérémonial du repas, peignent sur des grandes feuilles de papier prévues à cet effet. C’est ravie que je partage la recette de mon gâteau — qui a fini par cuire —, m’empressant de demander à mon tour la technique pour réaliser le délicieux thé à la menthe qui semble sortir en flux continu des Thermos d’un litre cinq apportées pour l’occasion.

Les Ateliers Jeanne Barret ne suivent pas un mouvement de fuite où, loin des appareils d’État, la structure développerait une manière autonome de production de formes artistiques. Au contraire, ils sont un fruit de cet appareil d’État qui opère une violente transformation d’une partie du territoire urbain du 15e arrondissement de Marseille. Pour autant, la manière d’investir l’espace et de l’ouvrir au profit de cell·eux qui en sont chassé·es modifie profondément, tant dans la dimension temporelle que dans le périmètre spatial, le rapport politique à l’espace urbain néolibéral.

Pour autant, la manière d’investir l’espace et de l’ouvrir au profit de cell·eux qui en sont chassé·es modifie, tant dans la dimension temporelle que dans le périmètre spatial, le rapport politique à l’espace urbain néolibéral.

À travers l’observation d’Agent Troublant et des Ateliers Jeanne Barret, j’ai tenté de comprendre leur mouvement de fuite au regard de leur inscriptions dans un espace géographique aux caractéristiques propres. En m’appuyant sur les théorisations du phénomène de gentrification, j’ai caractérisé ce dernier comme un procédé de striage s’étant déroulé dans le 6e arrondissement de Marseille, au sein duquel les pratiques culturelles ont joué un rôle déterminant. La fanzinerie Agent Troublant s’est établie au terme de ce processus. C’est en disséquant les opérations de réaménagement urbain ayant eu lieu aux environs du quartier qu’Agent Troublant semble parachever sa fuite en devenant un lieu refuge. L’étude des Ateliers Jeanne Barret conduit à envisager une configuration différente. En effet, la structure est située au milieu du quartier des Crottes, sujet à l’opération de réaménagement urbain Euromed II, avec laquelle elle entretient des liens lui permettant d’assurer sa subsistance. La fuite prend ici une dimension relative, car, loin de faire sans les institutions, Jeanne Barret fait avec. L’émancipation de l’appareil d’État Euromed II est difficile, mais n’empêche pas la volonté de mettre en place un système de gouvernance alternatif (moins hiérarchique et tendant vers l’horizontalité) et d’ouvrir des espaces incluants pour les habitant·es, participant à faire survivre les discours que les opérations de capture mènent à faire disparaître.

Initier une fuite dans un espace strié ou partiellement strié semble permettre de ralentir ou de déjouer l’exercice d’une capture totale par les appareils d’État. Les structures alternatives culturelles qui fuient les institutions portent donc en elles une responsabilité quant à la réalisation du processus de capture. Car, si elles peuvent le ralentir en créant d’infimes espaces qui leur échappent, elles peuvent également l’accélérer en raison de leur rôle prédominant dans les processus de gentrification.

Inscrites en marge des machines institutionnelles culturelles garantes en leur qualité d’appareil d’État d’un système maintenant un pouvoir oppressif en place, opérant une résistance au contrôle total de l’espace par l’ouverture de lignes de fuite, les structures que j’ai étudiées résonnent avec la définition de révolution poétique que donnait l’écrivain Jean Genet à Hubert Fichte lors d’un entretien : « Ce qu’on appelle révolutions poétiques ou artistiques ne sont pas exactement des révolutions. Je ne crois pas qu’elles changent l’ordre du monde. Elles ne changent pas non plus la vision qu’on a du monde. Elles affinent la vision, elles la complètent, elles la rendent plus complexe, mais elles ne la transforment pas du tout au tout, comme une révolution sociale ou politique. » (Genet, 2019, p. 102).

Bibliographie

Angélil, M., Malterre-Barthes, C., et Something Fantastic (dir.) (2022). Immigration et ségrégation spatiale. L’exemple de Marseille. Parenthèses.
Beschon, M. (2002). « La violence de la fabrique de la ville », Carnets de géographes.N°16.
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  1. Jacques Rancière réfute l’idée selon laquelle le seul contact à une œuvre d’art peut être moteur d’une quelconque action politique. Il n’existerait pas « une transmission calculable entre choc artistique sensible, prise de conscience intellectuelle et mobilisation politique », dans la mesure où l’« On ne passe pas de la vision d’un spectacle à une compréhension du monde et d’une compréhension intellectuelle à une décision d’action. » (Rancière, 2008, p. 74 [Retour au texte]
  2. Deleuze, G., Guattari, F. (1980). Mille plateaux – Capitalisme et schizophrénie (2), Paris, Minuit [Retour au texte]
  3. Hérité de la « topographie légendaire », conceptualisée par le sociologue Maurice Halbwachs, le topos imaginaire désigne des lieux réinventés par les légendes dont ils sont le support. (Peraldi et Samson, 2006, p. 220). [Retour au texte]
  4. Ils·elles démontrent notamment la manière dont les cartes se sont faites complices de l’histoire du colonialisme et du nationalisme et comment elles ont contribué à leur stabilisation et à leur légitimation (Zwer et Rekacewicz, 2021). [Retour au texte]
  5. Neil Smith affine la théorisation de ce concept en soulignant les liens intrinsèques qui unissent la gentrification aux dynamiques de l’économie néolibérale, l’ensemble bénéficiant de l’action des politiques publiques (Smith et Williams, 2010). [Retour au texte]
  6. En réalité, ces quartiers étaient bel et bien habités par une population pauvre qui s’est installée là où les classes plus bourgeoises refusaient de s’établir dans les années 1960. De nombreux bails ne furent pas renouvelés et, sous la menace concrète d’expulsion, habitant·es et commerces de proximité se retrouvèrent face à l’obligation de quitter les lieux (Beschon, 2002). [Retour au texte]
  7. Les prises de décisions horizontales, à l’issue d’assemblée générale, ne sont pas toujours des évidences. À cet égard, j’assistais à un dissensus important au sujet d’une location des lieux à Porsche. L’entreprise automobile souhaitait organiser un festival artistique le temps d’un week-end, à l’occasion de la sortie de son dernier modèle de voiture de luxe. Le cynisme de la présence de ce grand groupe capitaliste dans le quartier, ainsi que l’association du nom des Ateliers Jeanne Barret à celui de Porsche furent vivement discutés. La majorité trancha, jugeant les bénéfices rapportés par l’évènement nécessaires au fonctionnement du lieu. Le festival Scopes se déroula du 26 au 28 avril 2024. [Retour au texte]
  8. Utilisant la création artistique comme médium pour intégrer, sensibiliser et faire du lien entre des populations extérieures à la sphère artistique et des enjeux sociaux et politiques plus globaux, les pratiques artistiques en co-création placent le public en acteur de la création et, se faisant, tentent d’abolir les rapports de pouvoir entre artistes et public (Poulin et Preston, 2019). [Retour au texte]