En prenant pour point de départ la question lancée ici, l’art et le non-gouvernable, et les esthétiques anarchistes, ce texte s’intéresse à ce qu’il y aurait de non-gouvernable dans la fabrication même d’une œuvre scénique. œuvre faite à plusieurs personnes et à plusieurs techniques, la fabrication de l’œuvre scénique engage par ce fait des relations plus ou moins hiérarchiques, plus ou moins horizontales, où la domination n’est jamais absente, mais où semble aussi toujours résider quelque chose de non-gouvernable. C’est bien du non-gouvernable dont on voudrait parler, et pas seulement de l’ingouvernable, de la seule réaction à la domination ; la distinction que propose Catherine Malabou s’avère précieuse ici 1. Ce non-gouvernable semble se tenir dans une certaine indépendance des modes de gouvernance conduisant le travail. Fondamentalement, il n’est pas conditionné par un mode d’organisation du travail. Cette part, irréductible, de non-gouvernable, aurait à voir avec le faire, le fait de faire, l’effectuation, et finalement avec une certaine idée de la technique. Le Théâtre du Radeau, et ses costumes en particulier, se présentent comme un cas spécifique de manifestation du faire.
I. Gouvernance et faire : une indépendance
Un travail scénique – théâtre, danse, musique, performance – se fait généralement à plusieurs. On conçoit assez naturellement l’idée qu’une œuvre scénique n’est jamais entièrement construite et effectuée par une personne seule, bien que ceci soit possible ; la réunion d’une équipe relève sans doute bien souvent, au départ, moins d’un besoin que d’un désir de travailler à plusieurs. Travailler à plusieurs : s’ouvre à partir de cet énoncé tout le champ des manières de faire quelque chose ensemble, et le travail scénique emprunte alors un mode de gouvernance. D’une organisation hiérarchique institutionnelle avec division du travail intellectuel/conceptuel d’un côté et manuel/exécutant de l’autre, présente dans l’institution mais largement repris par des équipes indépendantes qui répètent ce mode, aux tentatives de création collectives, une ligne est tracée, sur laquelle tout travail se situe, et dont chacun et chacune par conséquent engage les enjeux. On trouve des textes intéressants sur cette question concrète, témoignages et réflexions de praticiens, dans le numéro « Présences du pouvoir » de la revue théâtre/public 2. C’est ainsi que la gouvernance occupe dans l’élaboration du travail scénique une place particulière : c’est à elle qu’on a généralement recours lorsqu’il s’agit de nommer, mais aussi de penser le mode de travail à plusieurs, et même de le critiquer ou de chercher à le mettre en crise. Depuis un mode de gouvernance estimé trop vertical, on cherchera par exemple plus d’horizontalité, où la décision puisse s’effectuer non pas uniquement par la cheffe ou le chef, mais collectivement.
Il s’agit en fait, grâce à la distinction de l’ingouvernable et du non-gouvernable, de préciser conceptuellement une domination qui s’exerce : celle de l’art sur la technique.
Or, comme le distingue Catherine Malabou, un mode de gouvernance, quel qu’il soit, ne peut donner que son revers, c’est-à-dire l’ingouvernable. Le non-gouvernable, quant à lui est « ce qui, dans les individus comme dans les communautés, demeure radicalement étranger au commandement et à l’obéissance 3 »; nous suggérons que le faire œuvre, justement parce qu’il relève du non-gouvernable, n’est pas déterminé ou déterminable par un mode de gouvernance, qu’il se maintient dans une certaine indépendance face à lui. Avancer cette proposition ne signifie en rien que les modes de gouvernance n’auraient pas leur intérêt et leur importance en tant que tels, et que finalement un mode en vaudrait un autre, discours qui aurait pour effet de nier la réalité des dominations sociales en exercice. À ce titre, il y aurait d’ailleurs à faire la critique de la gouvernance au Théâtre du Radeau. Ceci ne signifie pas non plus que toute la question du pouvoir soit contenue dans ce qui commence à apparaître ici, une certaine pression hiérarchique sur le faire. Elle permet néanmoins, peut-être, de dénouer un peu la fabrication scénique de sa question sociale, et de remarquer une chose qui pèse considérablement pour la fabrication en particulier scénique, où les idées d’art et de technique de ce travail fait à plusieurs sont en capacité de s’incorporer dans les personnes mêmes. Il s’agit en fait, grâce à la distinction de l’ingouvernable et du non-gouvernable, de préciser conceptuellement une domination qui s’exerce : celle de l’art sur la technique. Si ce problème se manifeste au niveau social – comment un groupe s’organise, ou est organisé – c’est au niveau théorique et esthétique qu’il se fonde : quelle idée de l’art, et par conséquent quelle idée de la technique et de leur rapport, soutiennent-elles les opérations du travail scénique.
II. Art et technique
Toute une construction du travail scénique, et qui donne l’environnement de pratiques que nous connaissons aujourd’hui, répète une séparation de l’art et de la technique, où ce qui relève de l’art ne relève pas de la technique. Selon cette tradition l’art aurait pour lui la capacité créatrice et la sensibilité, que la technique n’aurait pas. Nous ne pouvons pas aborder en détail cette séparation dont le travail scénique hérite 4, mais pouvons en retenir deux choses. D’abord, dans cette conception qu’exprime déjà Aristote, l’art se rapatrie du côté de la conception, de l’idée abstraite, qui envisage un résultat, en amont et indépendamment même des opérations qui vont produire l’œuvre 5 ; l’idée, ou le projet, prédisent en eux-mêmes toute la réalisation et transforment celle-ci en exécution.
Deuxièmement, les œuvres qui cherchent à atteindre une unité dans leur composition appliquent ce rapport de séparation de l’art et de la technique. Chaque élément – pour la scène : le jeu, la scénographie, le costume, la lumière, le son, le texte… – doit viser, composer l’unité. Or l’unité, c’est surtout la hiérarchie d’un élément sur les autres : dans la tradition classique picturale ou théâtrale, l’histoire racontée prime sur les autres éléments, ces derniers devenant des moyens de sa lisibilité et de sa cohérence. Ceci est clairement énoncé par Diderot au XVIIIe siècle à propos de la peinture de décoration de théâtre :
La peinture théâtrale s’interdira beaucoup de choses, que la peinture ordinaire se permet. Qu’un peintre d’atelier ait une cabane à représenter, il en appuiera le bâti contre une colonne brisée ; et d’un chapiteau corinthien renversé, il en fera un siège à la porte. En effet, il n’est pas impossible qu’il y ait une chaumière, où il y avait auparavant un palais. Cette circonstance réveille en moi une idée accessoire qui me touche, en me retraçant l’instabilité des choses humaines. Mais dans la peinture théâtrale, il ne s’agit pas de cela. Point de distraction, point de supposition qui fasse dans mon âme un commencement d’impression autre que celle que le poète a intérêt d’y exciter. Deux poètes ne peuvent se montrer à la fois avec tous leurs avantages. Le talent subordonné sera en partie sacrifié au talent dominant 6.
Plus proche de notre époque, Bernard Dort commente ainsi le déploiement de la figure du metteur en scène à la fin du xixe siècle, figure qui s’est substituée à celle du « régisseur » :
Le régisseur n’était, au mieux, qu’un artisan : il gérait ce qui lui était donné. Le metteur en scène […] sera un artiste : il devra tout prévoir, tout maîtriser et portera la responsabilité de l’ensemble du spectacle 7.
Deux choses sont à entendre dans cette phrase. D’abord, sans entrer dans la question du sens et des imaginaires auquel l’idée d’artisanat peut renvoyer, on retrouve l’association de l’art à l’idée de « prévoir », soit un centre de gravité du côté de l’archê. Deuxièmement, une différence de place : le régisseur fait avec le donné, avec ce qui est là, alors que le metteur en scène pose des intentions idéales qu’il s’agira ensuite de réaliser. Cette seconde différence, on peut l’entendre aussi dans cette autre formule du même auteur :
Le régisseur […] agissait a posteriori. Le metteur en scène, lui, prévoit, pense et ordonne à l’avance le spectacle. Il lui donne son identité. Toute la différence est là : entre un avant et un après 8.
Différence entre un avant et un après, entre un faire-avec et un pré-voir : ce qui se manifeste dans ces phrases, c’est bien le recours à une certaine idée de l’art toute tenue dans l’intention et de l’artiste comme auteur et créateur. À la suite de la figure du metteur en scène, la plupart des métiers constitutifs de la scène vont chercher à prendre cette position de l’artiste auteur qui creuse son écart avec le faire, qui met la technique à son service. Mais cette séparation de l’art et de la technique est toute construite, et elle n’est pas si nette, nombre d’œuvres peuvent en attester.
III. Le théâtre du radeau : un jeu avec ce qui se compose
Le travail du Théâtre du Radeau 9 présente un mode singulier de manifestation du faire et de distanciation de l’intention, que l’on peut formuler ainsi : on a ici affaire à un jeu permanent avec l’unité de la composition. Qui assiste à une pièce du Théâtre du Radeau perçoit d’emblée un plateau dont on peut dire qu’il contient déjà le théâtre,
(…) enchevêtrement de pièces de bois aux essences diverses, d’éléments métalliques ou de plastique déclinés en tubes, en bâches, en tôles. Le tout agencé, bricolé, pour donner forme à des tables, des cadres, des châssis à la stabilité précaire. Dans les anfractuosités de ce paysage de décharge passent des corps dans des frottements de laine, des bruissements de satin, des cliquetis d’armures et autres surgissements de tulles, de plumes ou de fourrures. Un déferlement de matières défraîchies, mises en mouvement dans des atmosphères de lumières et de sons participant d’une forte texturation de la scène 10.
La « texturation » de cette scène est très concrète, la technique et la fabrication y sont sensibles, manifestes. Et à la fois, il semble que nous soyons sans cesse face à des tableaux, à de grandioses compositions picturales. Si la fabrication nue et l’unité de la composition peuvent coexister ici, c’est qu’il y a jeu avec la composition. Les tableaux, les presque peintures, très élaborés, sont sans cesse dé-faits, et ils ne relèvent pas, en fait, de l’intention. Quand les compositions surviennent, c’est a posteriori, non pas comme intention mais bien comme construction. Il ne s’agit pas exactement, ou pas seulement, du fait que la construction se fait à vue, que son élaboration soit à découvert, mais du fait que le sentiment d’unité est donné par une suite d’opérations, et ceci sans que ces opérations aient été ordonnées à cette fin ; la composition n’est pas un but mais elle se présente, telle une citation passagère adressée à nos regards fortement héritiers de ce mode d’agencement. Et si cette suite d’articulations finit par donner une unité, on a aussi sans cesse affaire à des désarticulations ; et ainsi articulations, désarticulations et ré-articulations donnent à l’articulation son retour possible, sa réciprocité, son jeu. Grâce à cette réciprocité, dans son mouvement même, c’est l’autorité de l’articulation, ou l’articulation autoritaire qui est défaite. Cette articulation qui connait aussi la désarticulation permet la co-existence de l’unité de la composition dans le jeu, et le jeu avec l’unité de la composition. L’articulation autoritaire, non réciproque, « majeure 11 », est celle qui donne sa supériorité à l’intention ; il s’agit en fait de défaire cette articulation logique ou explicative : « C’est là la difficulté », dit François Tanguy, metteur en scène du Théâtre du Radeau :
pour arriver à faire en sorte, par exemple, que la lumière ne soit plus d’abord une façon d’éclairer l’action, mais une densité. On peut alors se mettre à observer le poids des lumières. Il s’agit de laisser cette chose-là se construire. Il ne faut pas en faire une simulation, mais une réalité, sensible, sensorielle. Ce que je dis de la lumière, on peut le dire du sens, des objets, des relations qu’induisent tous les éléments en mouvement sur le plateau 12.


IV. Le costume décomposé
Parmi les « éléments en mouvement sur le plateau », le costume ; dans les pièces du Radeau, il y a des costumes que l’on peut précisément nommer ainsi, soit des vêtements chargés d’une identité de personnages de théâtre ou de fiction. Ils sont ostensibles, figuratifs et théâtraux ; aucune discrétion dans ce qui couvre le corps des interprètes ici, aucun effacement, comme on le voit beaucoup sur les scènes contemporaines. Il n’y a pas de costumière ou de costumier, les costumes sont construits par les gestes du metteur en scène qui pose un manteau ou un chapeau sur le corps d’un acteur ou d’une actrice, autant que par ceux des actrices et acteurs qui revêtent des pièces tirées de la réserve de costumes, ainsi que l’explique Laurence Chable, comédienne et fondatrice du Théâtre du Radeau, dans un récent livre d’entretiens avec Olivier Neveux 13.
De même que la lumière n’éclaire plus l’action, le costume engage toute une désarticulation avec les notions qui lui sont classiquement associées.
De même que la lumière n’éclaire plus l’action, le costume engage toute une désarticulation avec les notions qui lui sont classiquement associées. En place d’identité du personnage, d’identification, on trouve au contraire l’« altérité » ; le costume n’est pas non plus un moyen d’incarnation, une seconde peau ou la peau du personnage, mais un « hors-champ de soi », ainsi qu’en parle encore Laurence Chable :
Un costume ou un maquillage, c’est aussi un tempo, cette matérialité implacable. Pour Khokhlakova 14, j’avais mis une espèce de toile tendue, large en bords, sur la tête des jupons noirs bien élimés, et François a ajouté le rouge à lèvres débordant, le papier rouge sur le chapeau, le vertugadin. Pour Alexei-Vincent, un chapeau-tube conique en carton surmonté de bandes scotchées orange, un manteau net bien étriqué. C’est un embarquement, parce que ces éléments font déjà la moitié du chemin pour toi et avec toi. Ce sont des intensités à part entière. Ça transporte, ça transfère, ça crible (au sens de tri). Le costume n’est pas là pour faire accord avec toi, il a son autonomie, il crée une sorte de hors-champ de toi, très précieux. C’est aussi une instance. Quand François donne ce chapeau noir coréen à Boris dans Onzième, il y a déjà une temporalité qui joue. Un costume, c’est une vibration, c’est une trace que tu vas pouvoir suivre, écouter.
Alors c’est déjà une aide à se débarrasser d’un soi-même tout à fait joyeuse et libératoire ; et bien que ce soit un ajout sur le corps, cela désencombre. Au lieu de définir une identité, il donne de l’hétérogénéité, de l’altérité. Se grimer, c’est laisser faire quelque chose. Dans les costumes, il y a souvent quelque chose qui va pendouiller, ou briser une unité, une cohérence, qui va écarter. Si c’est un peu déchiré, un peu craspouille, il y a déjà une histoire… que tu ne connais pas.
On se confie à ce mystère. Tu portes, tu es porté le plus souvent.
Puis cela va être pris en charge par les vibrations de la couleur, de la matière, du tissu, de la forme, dans la lumière du plateau. Je ne pourrais pas commencer à répéter s’il n’y avait pas un costume, l’espace 15.
V. Les bottes du prince de Hombourg
Cette longue citation permet de faire entendre dans ses détails et le mouvement de ses phrases que costume n’est pas ici un moyen technique mis au service de la composition ou de la logique narrative, et qu’il n’indique ou ne répond à aucune intention. Pourtant, comme un contre-exemple, dans la pièce Par autan 16, l’apparition d’une paire de bottes semble contredire cette approche, la rabattre sur une conception classique. Un acteur, Frode Bjørnstad, chausse en effet de spectaculaires bottes jaunes et très hautes qui sont, dit-on, montre-t-on, les bottes du Prince de Hombourg. Cette figure s’accompagne de la parole suivante :
Il me semble voir devant moi le Prince de Hombourg. On l’a fourré dans un costume de son époque et il n’est pas peu fier à présent des couleurs qu’il porte, assez à l’aise, dirait-on, dans le genre m’as-tu-vu. Il faut dire qu’il a du talent, il sait parler et c’est encore une chose qui fait qu’il ne se prend pas pour rien. Il porte des bottes impeccablement cirées qui lui montent à mi-hauteur des jambes, qu’il tient bien écartées, et aux mains, sacré nom, des gants de chevalier, des gants que tout le monde n’a pas 17.
On pourrait dire qu’il y a ici représentation, dans le sens où que ce qui est dit par le texte est montré, représenté visuellement sur scène. Les bottes chaussées par l’interprète « collent » au texte, dans une relation univoque – autrement dit non réciproque – de la chose et de sa représentation, comme le veut l’idée de composition. D’ailleurs, ces bottes sont parmi les rares pièces de costume qui aient été recherchées et achetées spécifiquement pour leur apparence 18, suivant l’ordre traditionnel selon lequel la conception, l’idée ou la maquette déterminent la réalisation : les bottes à l’état d’idée ont précédé leur arrivée effective sur le plateau. Les autres costumes sont quant à eux puisés dans la réserve existant préalablement à la fabrication de la pièce. La constitution d’une telle réserve se fait dans une temporalité à elle, plus étalée que celle de la fabrication d’un spectacle, et par des sortes de rencontres qui se produisent avec des vêtements ou accessoires dont on ne sait pas sur le moment quand ni à quoi ils serviront, mais qu’ils pourront servir. On les a choisis parce qu’on a repéré en eux une simple possibilité, la capacité à toucher à un moment, dans toute leur étrangeté, un corps, une voix, une lumière. Cette déconnexion de l’objet à une finalité déjà dite le décroche en même temps de l’intention, et l’ouvre à sa dimension technique. De la pièce de costume issue d’une réserve déjà là, à la recherche spécifique des bottes, c’est une différence entre choisir et trouver qui se manifeste, entre un rapport d’altérité et un rapport d’efficacité et de signification.
VI. Articulation et passage
Ainsi ces bottes sont les seules pièces de costume à se tenir dans un rapport de continuité entre la chose dite et la chose montrée. Les autres sont détachées d’une telle sémiologie, et d’une telle intention ; la composition à laquelle le costume prend part se présente dans un faire théâtre qui ne cesse de défaire les articulations qu’il produit, de séparer ce qu’il relie. Une donnée supplémentaire implique que ces articulations non seulement sont défaites, mais aussi se défont, ne tiennent pas : c’est que précisément elles passent, elles passent dans la succession de présents qui constitue la temps de la représentation scénique. Dans Le Jeu et les signes, Bernard Dort précise cette qualité technique de la scène : la durée, le temps qui sur scène passe. Il écrit : « Dans la représentation, la succession des significations importe plus que chacune de ces significations considérée en elle-même » et : « les signes multiples et variés ne constituent jamais un système clos de significations. Ils se mettent en péril l’un l’autre. » Cette échappée d’une signification close, autoritaire, c’est dans le jeu qu’il en voit la possibilité : le jeu dérange les signes. Il en modifie les constellations. Il en transforme le sens et la fonction. C’est là que, par excellence, intervient l’acteur. Celui-ci ne fait pas qu’interpréter un personnage ou construire des signes. Précisément, il joue. Du même coup, il introduit un doute sur la réalité et l’identité de son personnage. Comme sur la stabilité des signes qu’il a lui-même fabriqués 19.
Le jeu « emporte » les signes, écrit encore Bernard Dort ; le jeu, le faire au présent de la scène, parce qu’il passe, met continuellement en échec le « système clos de significations » en quoi consiste la composition. Les articulations passent d’elles mêmes, et pour le travail particulier du Théâtre du Radeau, on peut même dire : puisque ça passe, puisque de toute façon ça passe, alors pas besoin d’articuler les choses.
Si le Théâtre du Radeau est autant une affaire d’articulations défaites par leur passage même, c’est aussi que tout se joue dans les rapports entre les choses, des rapports qui eux aussi ne cessent de se faire et de se défaire, d’apparaitre et de disparaitre. Ainsi un costume, c’est un ensemble de rapports à chaque instant renouvelés entre un vêtement, un corps, un visage, un mouvement, une durée, une lumière, une parole, un son, d’autres corps, d’autres vêtements. Un costume ce n’est pas un seul élément pensé hors ces rapports concrets, comme en attestent les problèmes que posent le fait de concevoir des maquettes d’un costume et de le réaliser en dehors du temps des répétitions. C’est peut-être plus un rapport qu’un élément. Ce n’est pas non plus un vêtement performant, qui serait costume du seul fait de se trouver sur cet espace alors supposé symbolique de la scène 20. C’est un vêtement avec du jeu, et ce jeu – avec le corps, le texte, la lumière, le son etc. – n’est pas performatif, mais produit, effectué, il est fait.
De ce faire il semble qu’une égalité se dégage, une fois détachés, bien malgré eux, les principes posant des différences de valeur entre telle ou telle technique tenant à la scène. Le faire est l’opérateur même de ce détachement, il ajoute aux articulations majeures « assurant une lisibilité et une intelligibilité » des articulations « mineures » ou « sensibles » qui consistent en « un travail d’interruption, de suspension ou d’ajournement des premières 21 »; si bien que :
Quand l’art n’est plus chargé de construire des articulations majeures, il commence à montrer l’écartement du sensible sans lequel aucune articulation ne serait envisageable. Là, en somme, où il n’est plus mise en scène ou mise en œuvre de significations éminentes, il devient la simple attestation des levées sensibles du sens 22.
L’enjeu de l’œuvre scénique, ce n’est alors pas la composition, ni la seule addition de techniques, c’est l’advenue d’une forme par le travail même des techniques. Ce travail se fait et se laisse faire dans des mises en rapports et des articulations sensibles, ainsi que nous l’offre à voir le Théâtre du Radeau. Depuis ce théâtre, il apparaît aussi que le costume, cet « ajout » qui « désencombre », cet « embarquement » qui « fait la moitié du chemin 23 » à la fois avec et pour l’acteur, soit particulièrement propice au passage et aux articulations fines.
- « L’ingouvernable désigne ce qui échappe au contrôle, comme un véhicule devenu impossible à conduire. Au sens moral et politique, il suggère l’indiscipline et la désobéissance, le refus d’obtempérer. L’ingouvernable est et n’est que le contraire du gouvernable. La non-gouvernabilité quant à elle ne renvoie ni à l’indiscipline, ni à l’errance. Elle n’est pas non plus la désobéissance, mais ce qui, dans les individus comme dans les communautés, demeure radicalement étranger au commandement et à l’obéissance. […] L’ingouvernable est ce qui peut être, soit entendu, soit dominé. Le non-gouvernable ne peut en revanche qu’être dominé. La seule façon de le traiter est de ne pas traiter avec lui, soit en l’ignorant activement, soit en l’opprimant, en l’écrasant, voire en le mettant à mort. Mais le gouverner est définitivement impossible puisqu’il est, encore une fois, la marque de l’impossibilité et de l’échec de tout gouvernement. » Malabou, C. (2002). Au voleur ! Anarchisme et philosophie. PUF, p. 51-52. [Retour au texte]
- théâtre/public, n°224, dossier coordonné par Olivier Neveux, 2017. [Retour au texte]
- Malabou, C. op. cit., p. 52. [Retour au texte]
- On renvoie pour cela à la lecture de Pierre-Damien Huyghe (2009). Commencer à deux. éditions Mix [Retour au texte]
- Ibid., p. 37. [Retour au texte]
- Diderot, D. (1758). chapitre « De La Poésie dramatique » (1758), in Œuvres esthétiques. Classiques-Garnier, p. 264-265. [Retour au texte]
- Dort, B. « De l’artisan à l’artiste » (1993). La Comédie-Française – Les Cahiers, n°10, décembre 1993, p. 9. [Retour au texte]
- Dort, B. « Le texte et la scène : pour une nouvelle alliance » (1984). Encyclopedia Universalis, supplément II, « Les enjeux », 1984, in Le Spectateur en dialogue. POL, p. 254. [Retour au texte]
- Présentation détaillée : https://leradeau.fr/, site consulté le 1er septembre 2024. [Retour au texte]
- Cambron, M. (2009). « Matières et mémoire, ou le théâtre concret de François Tanguy (Théâtre du Radeau) ». Agôn [En ligne], 8 | 2019, mis en ligne le 24 février 2020, consulté le 21 août 2024. URL : http://journals.openedition.org/agon/6542 ; DOI : https://doi.org/10.4000/agon.6542 [Retour au texte]
- Daniel Payot propose une distinction entre des articulations « majeures » une ou « articulation générale assurant une lisibilité et une intelligibilité », et des articulations « mineures » ou « sensibles » Payot, D. (1997). L’objet-fibule, Les petites attaches de l’art contemporain. L’Harmattan, collection Esthétiques. [Retour au texte]
- Tackels, B. (1999). « Entretien avec François Tanguy (janvier 1999) ». Tackels, B. (1999). François Tanguy et le théâtre du radeau. Écrivains de plateau II, Les Solitaires intempestifs, p. 98. « Ces fragments de conversation proviennent d’échanges informels qui se tenaient régulièrement, pendant et après la création d’Orphéon, à Saint Jacques-de-la-Lande, dans la banlieue rennaise, pendant l’hiver 1999. » [Retour au texte]
- Elle dit ainsi de François Tanguy : « Ses pensées circulent dans l’espace. Il parle, s’interrompt pour disposer un meuble ou un objet autrement, remarque un manque de lumière là, te pose une perruque sur la tête » Et plus loin : « Aucun mouvement ne s’amorce sans costume. François : « Allez, tous en costume d’époque. » Il y en a beaucoup, de toutes sortes, toujours de récupération, que nous composons, ou que François compose avec nous. Tout le monde s’habille sans savoir parfois ce qui va se passer. » Chable, L. (2024). La voix sur l’épaule. Dans les passées de François Tanguy, conversation avec Olivier Neveux. Éditions théâtrales / Théâtre des treize vents Centre dramatique national, collection « Méthodes », p. 12 et 56. [Retour au texte]
- Laurence Chable fait ici référence à deux personnages des Frères Karamazov, Liza Khokhlakova et Alexeï Karamazov. Le roman de Fiodor Dostoïevski est cité dans une traduction du russe d’André Markovitch dans Onzième, pièce créée par le Théâtre du Radeau en 2011 (https://leradeau.fr/creations/onzieme/livret-paroles/, consulté le 1er septembre 2024). [Retour au texte]
- Chable, L. (2014). Entretien, in théâtre/public, n°214, « Variations radeau », dossier coordonné par Éric Vautrin, p. 108-110. [Retour au texte]
- Par autan, mise en scène, scénographie François Tanguy ; élaboration sonore Éric Goudard – François Tanguy ; lumières François Fauvel – Typhaine Steiner – François Tanguy ; avec Frode Bjørnstad – Samuel Boré – Laurence Chable – Martine Dupé – Erik Gerken – Vincent Joly – Anaïs Muller ; régie générale François Fauvel ; régie lumière François Fauvel – Typhaine Steiner – Julienne Rochereau ; régie son Éric Goudard – Emmanuel Six ; couture Odile Crétault. Vu le 14 novembre 2023 au T2G Théâtre de Gennevilliers. Présentation vidéo : https://vimeo.com/746935795 [Retour au texte]
- Walser, R. (1999). Les Rédactions de Fritz Kocher suivi d‘Histoires et de Petits essais, traduction Jean Launay. Gallimard. Les textes de la pièce se trouvent dans le livret des paroles : https://leradeau.fr/creations/par-autan/par-autan-livret-des-paroles/, consulté le 23 août 2023. [Retour au texte]
- Merci à Frode Bjørnstad pour cette précision. [Retour au texte]
- Dort, B. (1988). « Le jeu et les signes », in La Représentation émancipée. Actes Sud, collection « Le temps du théâtre », p. 164. [Retour au texte]
- Guy Spielman propose de substituer « à la notion dominante de » costume » comme type d’objet particulier, chose-en-soi existant en dehors de toute détermination événementielle, une notion où tel objet est envisagé en tant que costume uniquement dans une dimension performative », précisant : « « costume de scène » cesse ipso facto de l’être au moment où il est extrait du contexte qui l’a consacré tel ». « Ipso facto » : littéralement, par le fait même ; le costume, c’est selon cette approche un vêtement mis en situation de représentation. Splielman, G. (2014). « (Re)penser le costume dans l’événement-spectacle ». Doumergue, D., Verdier, A. (dir.), Le Costume de scène, objet de recherche. Lampsaque, p. 215-224. A l’inverse, Oskar Schlemmer affirme : « je voudrais m’opposer au malentendu éventuel selon lequel un vêtement, du moment qu’il est porté sur scène, devient un costume de théâtre. Force est de constater ce fait singulier que le nombre de costumes proprement scéniques est extraordinairement réduit. Les seuls costumes issus de l’esprit de la scène, des comédiens et de l’esprit du corps aussi, ce sont – jusqu’à maintenant ! – ceux de l’ancienne « Commedia dell’arte » italienne : ceux de Pierrot, de Colombine, d’Arlequin, etc. Nous nous sommes habitués à considérer aussi comme costumes de théâtre le costume historique et exotique, soit au fond la « mode » sur scène. Même quand il est exagéré pour les besoins de la scène, quand les formes sont plus expressives, les couleurs plus nombreuses, cela ne trompe pas sur ce que doivent être les données primordiales du costume de scène. Quelles sont ces données primordiales ? C’est le corps humain et sa loi, et ce sont des éléments forme et couleur. » Schlemmer, O. (1929). « Eléments scéniques ». Théâtre et abstraction (L’espace du Bauhaus), traduction, introduction et édition critique Éric Michaud. L’âge d’homme, 1978, p. 95. [Retour au texte]
- Payot, D., op. cit., p. 57 [Retour au texte]
- Ibid., p. 59. [Retour au texte]
- Propos de Laurence Chable, op. cit. [Retour au texte]