Les images sont comme des nomades qui se déplacent dans le temps, d’un médium à l’autre. (Belting, p. 15).
À l’occasion d’un premier workshop de recherche intitulé « Pratiques et enjeux de l’instabilité » (12-13 oct. 2018) 1, le groupe de recherche Images en tr@nsit a travaillé sur les relations de nos sociétés aux images à l’ère de la transition numérique qui s’accompagne d’une production et d’une circulation exponentielles de données. Cette situation, on le sait, permet maintenant l’accessibilité de chaque individu à un nombre infini d’images qu’il lui est possible de s’approprier et de transformer, transcoder, recomposer, hybrider, rediffuser… Les travaux menés à cette occasion visaient à analyser les pratiques développées par des artistes utilisant ces nouvelles caractéristiques et les manières dont ils s’en saisissent pour traduire des états du monde contemporain. Comment leurs œuvres interrogent-elles les relations de l’image au réel et orientent-elles nos relations à cette instabilité ? En d’autres termes, l’image peut-elle être encore un outil de connaissance et/ou de critique du monde, ou devient-elle de plus en plus ce qui le constitue et l’engendre (perdant alors son statut de secondarité) ? Thomas Ruff (né en 1958) émettait l’hypothèse que « pour [s]a génération, le modèle de toute photographie n’[était] probablement plus la réalité en elle-même, mais bien les images que nous avons de cette réalité » (Ruff, p. 12). On peut se demander si, aujourd’hui, ce ne sont pas les images qui constituent dans leur flux même, plus ou moins maîtrisé, une bonne part de la réalité à laquelle nous sommes reliés.
Le second séminaire « Images en tr@nsit : document, compositage et récit intermédial » a poursuivi sa recherche sur plusieurs journées (oct.-déc. 2019) en articulant sa réflexion autour de deux thématiques plus particulièrement liées aux notions de compositage et de récit visuel contemporain : les usages du document et du compositage artistique à l’ère de l’instabilité des images, d’une part, et d’autre part l’émergence de nouveaux récits intermédiaux : translations et transpositions matérielles de l’image 2. Enfin, le troisième séminaire (sept.-déc. 2021) a prolongé la réflexion sur les thématiques précédentes en ayant pour objectif de préparer le colloque et l’exposition « Images en tr@nsit » de 2022 3 dont les articles présents dans ce numéro, augmenté d’autres contributions proposent le résultat.
Les quatre thématiques qui traversent ce premier numéro de la revue Turbulences par rapport aux images en tr@nsit, sont celle des fluctuations dans leurs rapports aux médiums, celle des migrations et territoires, celle des données en mouvement et, enfin, celle des crises auxquelles il faut désormais faire face:
-La première vise à interroger les influences des nouvelles technologies sur les médiums artistiques et leurs usages. De nombreux créateurs prennent en considération les bouleversements issus de l’intense circulation des images rendue possible par les outils portables de prise de vue et la diffusion immédiate et quasi-mondiale via Internet. Certains articles analysent comment ces artistes utilisent la matérialité propre à chaque médium, qu’il soit numérique ou non, pour proposer des espaces critiques (« La Bibliothèque idéale d’Empain [ou la revanche de l’image oubliée]) par Bruno Goose, « Passage hâtif à travers quelques modes d’existence de l’œuvre d’art » de Suzanne Paquet). En envisageant comment des milieux de tous ordres sont transformés par les flux d’images qui les traversent, l’accent a été mis sur l’analyse des procédés d’emprunt, de remix et de transcodage, de fabrication d’images composites, des pratiques intermédiales ou transmédiales (« Ce que vous ne voyez pas est l’objet de tout ce que vous voyez », à propos de Green Screen Process de Liz Deschenes par Vincent Bonnet).
-S’intéresser au mouvement entre divers territoires et aux flux migratoires (des êtres, des choses, des images, des idées) conduit à s’intéresser à la manière dont les artistes s’emparent aujourd’hui des questions liées à la cartographie et aux frontières, aux parcours, aux traversées et aux réseaux, comme c’est le cas, par exemple de l’article de Ioanna Neophytou, «L’art de la contre-visualité : quand les artistes s’approprient la vision machinique » ou encore dans la proposition de Katrin Gattinger et d’Anna Guilló à partir de la carte Plan B animal réalisée à quatre mains et à quatre pieds (« Plan B Animal : pister, cartographier »). Les divers contributeurs de cette seconde approche proposée dans ce numéro ont analysé comment les processus de création s’articulent à des approches de créolisation ou de décolonisation de la pensée géopolitique et interculturelle (« Des récits d’exil partagés pour faire œuvre : sens et enjeux », Ann Époudry). Une perception topographique et territorialisée du monde a permis d’interroger la manière dont on relie actuellement certains éléments et gestes artistiques à des espaces et des contextes (« Sousveillance et contre-visualités : la riposte des images », Jean-Paul Fourmentraux; « Manières de faire des mondes en Méditerranée : Mario Cresci et l’archive imaginaire », Novella Oliana).
-Il est actuellement important de penser les pratiques artistiques qui tiennent compte des parts plus invisibles et furtives de l’imagerie contemporaine que sont les métadonnées (paramètres de prises de vue, géolocalisation, indexation…). On pensera ici notamment aux films et aux articles de Pierre Baumann (« L’Image-animale : entre chasse et mutinerie, à propos de quelques images de Allan Sekula, Herman Melville et George Shiras ») et de Gala Hernández López (« Heureux qui comme Dylan : un itinéraire sinueux vers Mountain View, Californie »). Sur ce point, le numéro s’intéresse également aux données générées par les algorithmes qui analysent sans relâche les images produites par les différentes machines automatisées (drones, webcams, robots notamment) et à la circulation des données et des métadonnées sur les réseaux comme le montre l’œuvre interactive Ellipse + Face = Blanck de Jean Arnaud et Damien Beyrouthy et l’article attenant (« Visages et nuage. Ellipse + Face = Blank, ou l’expérience de l’œuvre vivante régulée par l’œil numérique »), ou encore le texte de Simon Zara « Des images par milieux : reformuler la théorie du flux d’images en ligne ».
–Les crises que le monde traverse ont largement contribué à une intensification du flux d’images qui peut donner le sentiment d’une accumulation ad nauseam. Leur nombre et leur présence incessante soulèvent de vives inquiétudes, notamment celle de saturer nos vies d’informations pléthoriques au détriment peut-être de la pensée elle-même et assurément de notre rapport corporel au monde. Dans son article, Ariane Papillon s’est ainsi attachée à rendre la « « Parole (et caméra) aux concerné·es ! » : quand les pratiques autoreprésentatives sur Internet questionnent les pratiques documentaires ». Enfin, l’entretien entre Caroline Renard et Alexandra Pianelli, réalisatrice du film documentaire Le Kiosque (2020), « propose d’ouvrir quelques pistes de réflexion sur les images en transit à partir des conditions de tournage et de production de son film 4 », dans lequel les habitués du kiosque sont les acteurs. Filmé à partir d’une caméra attachée sur le front de la réalisatrice, Le Kiosque montre à quel point, comme le pointe par ailleurs Marie Rebecchi dans l’introduction de son propre article, une pensée écologique des images est tout d’abord une pensée par images des relations à ce qui nous environne (« Les manifestations techniques du vivant : Images et écologie »).
L’observation du monde derrière des écrans s’est considérablement accrue depuis la crise sanitaire, et ce aussi bien par le biais des webcams reliées à nos écrans personnels que par les différents systèmes automatisés qui ont connu un déploiement sans précédent entraînant notamment des usages coercitifs. À l’inverse, durant le temps du confinement, ces mêmes écrans sont devenus pour beaucoup d’entre nous l’interface avec l’extérieur.
On remarquera aussi que pour la plupart des auteurs de cette publication, chercheurs et artistes, il s’agit maintenant de prendre en compte les images selon une volonté de renforcer les circuits de contre-information et/ou de restaurer une capacité très affaiblie de l’image à faire preuve.
C’est également ce qui fit la force de l’exposition « Contre-visualités », commissariée par Julie Martin. Elle s’est tenue en avril 2022 dans la galerie Turbulence et réunissait des œuvres de Taysir Batniji, Matthieu Boucherit, Forensic Architecture, Thierry Fournier, Antoine Hoffmann, Stefan Kruze, Louise Moulin/Plein le dos (« Plein le dos, la rue contre le mépris », Estefanía Peñafiel Loaiza et Sara Sadik. Il s’agissait d’explorer la façon dont ces artistes renégocient leur rapport aux images et au réel au sein de l’environnement médiatique et politique contemporain. Si la notion de contre-visualité (Nicholas Mirzoeff) était déjà reprise dans l’article de Ioanna Neophytou pour analyser de nouvelles attitudes du regard, la contribution écrite de Julie Martin à ce numéro (« Contre-visualités : retour sur une exposition ») cherche à rendre compte des hypothèses sur lesquelles a été conçue l’exposition abordée comme un projet de recherche, et livre des conclusions qui en ont émergé en lien avec celles du colloque « Images en tr@nsit ».
Références
Belting, H. (2004). Pour une anthropologie des images. Gallimard.
Ruff, Th. Dans Lévy, B. (2010). Zoom sur le portrait. Pearson.
- Ce séminaire-workshop, en collaboration avec l’Académie Royale des Beaux-arts de Bruxelles, l’université de Montréal, l’UQAM (Montréal) et l’université Jean Monnet (Saint-Étienne, ECLLA), réunissait des enseignants chercheurs et des artistes pour étudier l’impact de la fluidité numérique des images et des documents en partant de leurs propres travaux et pour expérimenter d’autres formes de recherche et de recherche-création. Participants : Jean Arnaud (LESA, AMU), Yasmina Ben Ari (LESA, AMU), Damien Beyrouthy (LESA, AMU), Christine Buignet (LESA, AMU), Jean-Michel Durafour (LESA, AMU), Anna Guilló (LESA, AMU), Fabrice Métais (LESA, AMU), Frédéric Pouillaude (LESA, AMU), Caroline Renard (LESA, AMU), Bruno Goosse (ARBA, Bruxelles), Joanne Lalonde (UQAM, Montréal), Carole Nosella (ECCLA), Suzanne Paquet (univ. Montréal), Tania Ruiz (TEAMeD, Paris 8). [Retour au texte]
- Différents conférenciers ont contribué à ces journées : Françoise Parfait, Suspended spaces – Archives à ciel ouvert et récits contemporains ; Fanny Terno, Dés-œuvres de jeunesse (2017-2019) : figures figurantes, images imaginantes ?; Frédéric Pouillaude, Images migrantes, images opératives, images funèbres : 17.02.17_Daouda Bah_Arkadi Zaides ; Novella Oliana, Les espaces nécessaires. La surface de la mer comme support d’un dispositif de recherche et création en Méditerranée ; Vincent Ciciliato, Mise en présence et mécanisation posturale ; Yasmina Ben Ari, Espaces imaginés et images en transit installées ; Bruno Goosse, La chasse au trésor (faut-il renflouer l’épave ?). [Retour au texte]
- Le colloque s’est tenu du 27 au 29 avril 2022 à Aix-Marseille Université, bâtiment Turbulence, Marseille.
Pour son dernier séminaire, le programme de recherche a accueilli différents conférenciers, artistes, théoriciens et historiens : Sara Bédard-Goulet et Flo Kasearu, (Dé)couvrir les montagnes… : images d’un non-voyage ; Suspended Spaces, Traversée Ghardaia ; Fabrice Métais, L’image composite comme lieu d’une rencontre ; Julie Martin & Damien Beyrouthy, Œil pour œil ; Marie-Laure Delaporte, Art et jeu vidéo : de la théorie à la pratique.
[Retour au texte] - L’art de converser : entretien de Caroline Renard avec Alexandra Pianelli [Retour au texte]