Parmi l’importante littérature traitant de la production et de la circulation des images, une ritournelle persiste : nos espaces publics et intimes seraient submergés par un flot d’objets visuels protéiformes. Ce diagnostic s’impose même comme une évidence dans nos expériences quotidiennes de l’image. Sans entamer une démarche analytique poussée, il suffit à chacun de prêter suffisamment attention à sa propre routine pour dresser aisément le constat d’un envahissement du visuel : logos, éléments de signalétique, affiches, presse illustrée, productions cinématographiques, émissions télévisées, spots publicitaires, photos partagées en ligne, contenus audiovisuels diffusés en streaming, visioconférences, ou encore imagerie dite « vernaculaire » (Chéroux, 2013) ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres. Face à l’impasse méthodologique que constitue la rhétorique alarmiste du « flux d’images », la nécessité de développer une méthode d’analyse adaptée à la circulation à grande échelle d’objets visuels apparaît. Comment observer et mesurer leur activité, leur trajectoire ? Comment étudier les réseaux empruntés ? Chacune des itérations d’un même objet visuel est-elle comparable ?
Flot d’images ou régime d’hypervisibilité ?
Mais avant tout, comment se constitue cette théorie du flux d’images ? Est-elle homogène et consistante ? Dans les écrits de nombreux spécialistes de l’image, l’observation d’un excès de visuel se mue en discours critique. Chez l’historien de l’art Horst Bredekamp, nous pouvons ainsi lire :
Les myriades d’images qui, jour après jour, jaillissent sur les téléphones mobiles, les écrans de télévision, sur Internet et dans la presse écrite, partout dans le monde, comme si la civilisation actuelle voulait s’enfouir dans une sorte de cocon d’images. (2015, p. 9)
Le photographe et auteur James Estrin partage des craintes similaires en formulant un effet possible de l’expansion des téléphones à caméras sur le marché. Nous serions, selon lui, bombardés par tant de stimuli visuels via le web et les réseaux sociaux qu’il deviendrait presque impossible de nous élever au-dessus de ce déluge d’images (2012). Alors que le photographe, critique et commissaire Joan Fontcuberta présente, lui, notre culture visuelle contemporaine comme une « avalanche d’images pratiquement illimitée » qui se confondent avec le monde au point d’en constituer sa matière première (2015, p. 12). Pourtant, ces interprétations ne sont pas spécifiques aux conditions de production et de diffusion de la photographie numérique. En 1859, Charles Baudelaire s’inquiète déjà d’une « invasion de la photographie » (Blaschke & Nerini, 2019, p. 7), et dès 1983, alors que la photographie numérique n’est pas encore répandue parmi le grand public, le philosophe Vilém Flusser annonce l’apparition d’un « flux incessant d’images produites en toute inconscience » (1996, p. 60) comme une conséquence de la relation symbiotique du photographe amateur avec la fonction de son appareil photographique. Bien que certains de ces discours fassent preuve de nuances, ils renouent avec le constat itératif formulé par Jean-Louis Comolli d’une « société réduite au visible » (2004, p. 196) ou encore d’un « espace à cent pour cent tenu par l’image », selon la formule consacrée par Walter Benjamin (2000, p. 133). Le texte de ce dernier est souvent convoqué afin d’établir une historicité de cette évolution de l’image, mais nous pourrions également citer Paul Valéry qui dresse un parallèle entre d’une part l’infrastructure des réseaux de distribution modernes en énergie et d’autre part les formes d’existence et de diffusion des images que nous connaissons aujourd’hui :
Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe. (1966, p. 1284)
Fort heureusement, bon nombre de théoriciennes et de théoriciens ne partagent pas ce bilan alarmant ni cette analogie du fluide et en pointent les limites. Si la prolifération d’images reste bien souvent traitée comme une conséquence ou une spécificité du prétendu « tournant numérique », certaines, comme Marlene Manoff, mettent l’emphase sur la matérialité des objets digitaux et de leur infrastructure (2006). D’autres, à la manière de Michael Leja, rappellent que des expressions comme « flood of pictures » sont déjà employées dès la moitié du XIXe siècle aux États-Unis (2011, p. 1015) ou même dans les écrits du sociologue Siegfried Kracauer qui recourt à l’expression « marée d’images [Bilder-flut] », comme le rappellent Estelle Blaschke et Davide Nerini (2019, p. 7), et que dès ses prémices, la photographie, en tant qu’image technique et medium hybride, est affaire de mobilité et de fluctuation (Henning, 2018, pp. 127-139). En réponse, quelques chercheurs proposent des méthodes d’analyse adaptées à ce phénomène, en se concentrant notamment sur les arrangements matériels concrets – économiques, sociaux, perceptifs et technologiques – que tendrait à effacer la persistance des métaphores fluides comme le propose Michelle Henning (2018, pp. 127-149) ou, à l’image d’Annebella Pollen, en adoptant une approche microhistorique pour étudier l’échelle macroscopique de la production du visuel depuis ses singularités (2016).
« Flux », « myriade », « avalanche », « enfouissement » : par l’accumulation d’un champ lexical catastrophiste traduisant une perte de contrôle, un débordement, voire une asphyxie, ces analyses, aussi fines puissent-elles être, participent à l’acceptation intellectuelle d’une forme d’incapacité à traiter et à démêler la saturation visuelle qui caractériserait notre paysage contemporain, au point peut-être même de produire le lieu commun introductif et indépassable de tout travail sur les images. Et à force de la répéter, l’affirmation en viendrait à se justifier d’elle-même. En effet, en concentrant l’attention du lecteur/observateur sur un phénomène général, ce dernier tend à devenir l’objet d’étude, en lieu et place des trajectoires singulières qui le composent et le structurent. À l’inverse, d’autres approches reconsidèrent cette tradition iconophobe, comme le relèvent Maxime Boidy et Stéphane Roth lorsqu’ils définissent le programme théorique de W. J. T. Mitchell en tant que « contrepied des définitions catastrophistes du postmodernisme, largement entendu comme un palais des glaces sémiotique où des images omniprésentes et dépourvues de référents matraqueraient le spectateur et abrutiraient sa conscience sociale et historique » (2014, p. 8-9).
Quand l’art image la théorie du flux
Dans le catalogue de l’exposition « Le supermarché des images », son commissaire général, Peter Szendy rapporte également un « monde de plus en plus saturé d’images » (2020, p. 14) afin de proposer une exposition traitant des enjeux de l’« iconomie », soit « cette économie générale des images qui tente de saisir les lois de leur circulation et de leurs échanges » (2020, p. 23). Mais Szendy double cette intention d’une perspective généalogique ; son intérêt se porte « non seulement [sur] le devenir des routes et des véhicules iconomiques à l’ère du numérique, mais aussi [sur] leur histoire, leur généalogie à partir des voiries passées qui ont strié le visible » (2020, p. 23). Il annonce ainsi une volonté de questionner l’infrastructure et l’historique des itinéraires de ces échanges iconomiques. À l’instar de Jacques Rancière, il s’agit d’éviter le piège de l’iconoclasme théorique, « la double dénonciation de la consistance et de l’inconsistance des images » (2010, p. 249) ou la critique stérile d’un monde qui se confondrait avec les images.
Certaines œuvres exposées au sein de ce supermarché constituent des études de cas éclairantes en vue d’établir une méthode d’analyse de cette iconomie en contexte numérique. Since You Were Born (2019) est une installation in situ pour laquelle l’artiste américain Evan Roth imprime les images stockées dans son cache web personnel depuis la naissance de sa seconde fille en 2016. À l’aide d’un logiciel qu’il remanie, il délègue à des algorithmes la sélection et l’organisation de ces images – photos personnelles, publicités, logos, captures d’écran, etc. – avant de recouvrir murs et sols des espaces d’exposition par un all-over d’images. Cet effet de wallpaper traduit un rapport aux images sensiblement différent de nos usages habituels. Contrairement à l’assemblage de l’artiste, ces images numériques ne sont normalement pas visibles simultanément. Un tel paradoxe met l’emphase sur nos charges mémorielles respectives. Le montage de l’artiste recompose les traces habituellement invisibilisées de nos itinéraires en ligne. Derrière une navigation en apparence dématérialisée, s’accumule une masse d’images mesurée en octets et en métadonnées, captée par le modèle économique de grandes plateformes numériques qui articulent extraction de données et canalisation de l’attention (Zuboff, 2020).

Une autre œuvre citée par Szendy dans le catalogue d’exposition et par de multiples théoriciens de l’image fonctionne de manière similaire. Pour 24HRS In Photos, le photographe et collectionneur néerlandais Erik Kessels fait imprimer l’ensemble des photos publiées sur la plateforme Flickr au cours d’une journée et les installe dans un espace d’exposition – le FOAM à Amsterdam en 2012 ou encore le Palais de l’Archevêché à Arles en 2013, entre autres – sous la forme d’amoncellements composés d’environ 250 000 clichés. Si l’intention affichée est bien de concrétiser un phénomène de production d’images dématérialisées (Kessels, s. d.), il s’agit également d’une traduction visuelle de cette avalanche d’images qui génère en retour une nouvelle image. Or, cette image de nature artistique passe à côté des processus multidimensionnels à l’œuvre dans le modèle de production sur lequel s’appuient les intentions de l’artiste. Dans leur analyse de l’œuvre, Blaschke et Nerini rappellent « l’architecture rigoureuse de la plateforme de partage exploitée par Kessels pour constituer son corpus » (2019, p. 7) comme un contresens face aux amoncellements chaotiques présentés dans l’œuvre. Pour appréhender ces réseaux d’échanges d’images numériques, le rapport d’échelle proposé par l’installation serait faussé. L’ampleur et la temporalité de ces réseaux ne sont plus de l’ordre de la visualisation, le schéma d’un observateur humain reconfigurant une réalité depuis un point de vue aristotélicien est caduc, impossible de les embrasser du regard, de les manipuler ou de les spatialiser. Comme le soutient Szendy, l’iconomie est une histoire de circulation et de variation d’états, et non pas un entassement figé et concentré en un point du réel (2020).

Pour autant, il s’agit également d’éviter le piège de l’aplanissement des images. Dans les œuvres de Roth et de Kessels, le contenu des images n’a plus grande importance, chacune d’entre elles est prise dans un rapport d’équivalence avec celles qui l’entourent. Rendre les images ainsi muettes reviendrait déjà à accepter symboliquement leur traitement en tant que données, marchandises ou aiguillages d’attention. Une analyse rigoureuse des processus de circulation d’images ne devrait pas faire l’impasse sur les qualités esthétiques et phénoménologiques de ces « objets temporels » qui s’écoulent et disparaissent à mesure qu’ils apparaissent (Stiegler, s. d.). Effectivement, la migration des images implique des moments de « cristallisation » d’état pour nous apparaître (Szendy et al., 2020, p. 15). Pour Szendy « toute image pourrait être conçue comme un différentiel de vitesses immobilisé, provisoirement stabilisé ou suspendu » (2020, p. 30). Toutefois, suspendre et figer ce flux en snapshot d’un moment donné risque d’entretenir une impression illusoire de stabilité prêtée au phénomène interrogé. Quant au terme « flux », il soutient une forme de continuité linéaire qu’il s’agit de repenser. Plutôt que des flux constants ou des voiries ininterrompues, il est possible de penser cette circulation sur le mode de la « cascade d’images » pour reprendre un concept latourien redéployé par Suzanne Paquet dans son article « Trafics numériques : Le web en cascades d’images (photographiques) » (2015, pp. 150-155). Contrairement à Paquet – qui adopte l’idée du flot continu pour décrire la circulation photographique sur le web –, je souligne que la cascade, bien qu’elle constitue une autre analogie liquide, se découpe en mouvements intermittents et saccadés. Elle est discontinue, opère par chevauchements et superpositions. Mais avant tout, la cascade d’images doit être envisagée sous la forme d’une intertextualité, soit une « relation profonde est inextricable qu’entretient chaque image avec toutes les images déjà produites, la relation complexe de kidnapping, d’allusion, de destruction, de distance, de citation, de parodie et de lutte » (Latour, 2009, p. 189). Imaginer une épistémologie adaptée aux cascades d’images en ligne demanderait de prendre en considération la temporalité des images, leur fluctuation d’états et de remonter les pistes de leurs relations rhizomatiques.
Cette typologie d’images nécessiterait ainsi une opération de mise en relation en vue d’enclencher toute démarche critique. Néanmoins, une autre méprise persiste dans le modèle théorique charrié par ces deux œuvres. Chacune forme une unité iconique occultant des réalités techniques, économiques, structurelles et énergétiques. Rappelons que ces images dépendent d’une infrastructure matérielle et d’opérateurs situés : câbles sous-marins, mines de terres rares, hangars à serveurs, usines d’ouvriers, modérateurs de contenu, etc. C’est en partie ce que le duo d’artistes italiens Eva & Franco Mattes met en scène dans Personal Photographs, September 2009, une installation formée de chemins de câbles parcourant habituellement l’intérieur et l’extérieur des lieux d’exposition. Ces réseaux énergétiques sont normalement invisibilisés, placés au-delà du champ de vision du spectateur, ils courent sur les plafonds, les murs ou au niveau des sous-sols. Pourtant, ils occupent un rôle fondamental dans le bon fonctionnement de ces espaces. Ici, les artistes les déplacent au centre de l’attention, révélant l’envers du décor. Le titre nous apprend que ces câbles font circuler en continu les photographies prises par les artistes en septembre 2009, sous la forme d’impulsions électriques. Eva & Franco Mattes réorientent le débat à propos du flux d’images vers sa réalité matérielle. Contrairement aux œuvres de Roth et de Kessels dans lesquelles les contenus iconiques se fondent indifféremment dans un ensemble, les images passent ici en arrière-plan, jusqu’à disparaître, inaccessibles à l’œil humain. Le poids de ces images numériques n’est plus alors traité sur le même modèle : l’avalanche est ordonnée en routes médiales et réinscrite dans l’agencement structurel des réseaux numériques, au sein même de notre réalité physique quotidienne. Plutôt qu’un amalgame entre le monde iconomique et notre environnement perceptible, il serait peut-être nécessaire d’imaginer une cohabitation planifiée sous la forme de différents empilements (Bratton, 2015), dont les infrastructures seraient volontairement invisibilisées, pour des raisons techniques, politiques, économiques et même idéologiques. Plutôt que penser les images comme jaillissant de nulle part – on serait parfois tenté de les imaginer comme des processus autopoïétiques, apparaissant par elles-mêmes – ou depuis notre inconscient de producteurs d’images – coupables par nature –, il faudrait alors déplacer le débat vers les empilements infrastructurels qui leur permettent de circuler « comme si » elles étaient libérées de toute question matérielle : poids énergétique, dette écologique, production économique, exploitation ouvrière. L’image n’est pas la matière première du monde. Toutefois, nous pouvons nous demander quel terrain, quel milieu – en tant que medium – nous partageons en commun.

Les œuvres évoquées jusqu’à présent incarnent avec leurs propres grammaires formelles le phénomène de saturation d’images. Les installations de Roth et de Kessels nourrissent l’imaginaire d’un flux qui finirait par engloutir le réel en son sein alors que celle du duo Mattes majore le dispositif technique du phénomène, sa tuyauterie. Pour reprendre la proposition de Mitchell, ces œuvres imagent la théorie (Brunet, 2005) : elles fonctionnent comme des « metapictures » (Mitchell, 1994, pp. 35-82). Mais quelles théories visualisent-elles ? Chez Roth et Kessels, l’effet d’accumulation et de mosaïque réduit l’image à un motif visuel, indissociable d’un ensemble et difficile à isoler. Chez les Mattes, le retrait de toute photographie lisible substitue l’image aux spécificités de son medium. Ces œuvres agglomèrent les images, elles les chosifient en unités physiques délimitées à un espace, celui de l’exposition. Le flux est traité comme si, en tant que visiteur d’un lieu d’art, il était possible de s’en extraire, de l’observer depuis une distance ontologique de sécurité (Morton, 2018). Or, il semblerait que ce type d’images structure et médiatise nos échanges. Si flux il y a, ne serait-ce pas depuis l’intérieur qu’il faudrait l’appréhender ?
Sur le terrain des images
Nous ne sommes pas devant les images ; nous sommes au milieu d’elles, comme elles sont au milieu de nous. La question est de savoir comment on circule parmi elles, comment on les fait circuler. (Rancière, 2007, p. 198)
Dans le projet de « savoirs situés » formulé par Donna Haraway, l’élaboration de connaissances ne peut seulement s’envisager depuis un quelque part, depuis une perspective partielle et localisée (2007, p. 122). Ce point localisé depuis lequel considérer notre environnement visuel direct et indirect pourrait être entendu comme le terrain des images. Il y a d’abord l’image originaire décrite par Sylvaine Gourdain : une incarnation à la fois de ce que je fais et de ce que je suis, « l’image agissante que je suis à moi-même et au monde » (2019). Cette forme d’aperception serait notre premier rapport au monde, un rapport imageant, non pas dans le sens visuel – centré sur la vision – mais bien dans une conception dialectique de l’image. Cette image originaire se conjugue par la suite avec ce que Jeff Wall nomme notre « Académie intérieure » (2007, p. 198) – l’ensemble des images qui nous composent – et bien entendu les images que nous rencontrons. Il paraît impossible de disjoindre complètement nos images intérieures des images extérieures. La citation de Rancière tirée de son texte « Le travail des images » et mise en exergue ici souligne une donnée fondamentale : l’image ne saurait être étudiée en tant qu’artefact dont il serait possible de se désolidariser. Naturellement, cette approche n’est pas innovante, elle doit autant au pragmatisme qu’à la sociologie de la traduction ou à la théorie de l’acteur-réseau qui rejettent les épistémologies rationalistes, essentialistes et externalistes, et refusent toute passivité aux objets requalifiés d’« actants » ou encore de « non-humains ». Ces derniers ne peuvent pas être considérés comme indépendants des humains avec qui ils entrent en relation, mais également des humains qui les observent. Selon Bruno Latour, cet ensemble de relations, de médiations et d’actions entre les actants constitue un réseau dont chaque entité est d’égale importance et doit être considérée dans l’analyse, proposant ainsi une « anthropologie symétrique » (1991). Cette symétrie implique que toute action d’un actant altère le réseau et inversement, que toute action de l’ensemble du réseau influence ses composantes. L’actant doit être considéré en tant que médiateur plutôt qu’un intermédiaire : il n’est pas prédéfini par une relation de causalité (Latour, 2006, pp. 55-62). Ainsi, saisir un actant dans un flux de relations entre acteurs et actants nécessite de s’engager sur le terrain du réseau qu’ils constituent dans le but de « suivre les acteurs eux-mêmes » (Latour, 2006, p. 89). La problématique de la circulation des images en ligne devrait alors être reformulée en tant qu’enquête sur un terrain que nous occupons déjà et qui nous travaille continuellement.
Que signifie alors « être sur le terrain des images » ? Un élément de réponse pourrait émerger de ce qu’Yves Citton nomme « immédialité » :
Nous sommes bien « entre » les media, mais au sens où l’on se trouve marcher « parmi » une foule en mouvement : au milieu d’elle et largement fondu en elle et par elle. … c’est tout un agencement dont nous faisons partie qui agit sur lui-même à travers nous ; nous sommes l’un des inter-médiaires de cette intra-action. Le renversement des rôles est alors bien plus inquiétant : nous devenons images, tandis que les images deviennent sujets. (2016, p. 1)
Les images agissent en tant que sujets médiateurs, elles semblent donc partager notre milieu. Pour autant, il ne s’agit pas de mener une étude de terrain telle que la sociologie la conçoit. Le terrain doit être compris comme l’espace dessiné par le point de vue du chercheur, tout en acceptant que celui-ci puisse se déplacer, s’ajuster ou bien varier. Il n’est pas question de se situer en tant qu’observateur enchâssé dans une subjectivité, mais de revenir à l’objet. Être sur le terrain des images, c’est d’abord reconnaître qu’elles font autant partie de nous que nous sommes au milieu d’elles, de façon continue, sans tomber dans le poncif de la critique d’une simulation généralisée ou d’un spectacle aliénant. Or, cela ne signifie pas non plus qu’elles se valent toutes ni qu’une image équivaut à une entité humaine. Les images peuvent appauvrir notre expérience – voire être instrumentalisées en tant qu’agents d’oppression – mais elles peuvent aussi l’intensifier. Leur capacité à agir nous demande de considérer le terrain des images, non pas en tant qu’arrière-fond de notre monde, mais comme partie intégrante de réseaux. Ce terrain est donc mouvant et ne peut être prédéfini en amont par le chercheur : « on commence avec des assemblages qui semblent familiers, on finit avec des assemblages totalement inédits » (Latour, 2006, p. 110). Latour nous demande d’accepter de « prendre en compte à la fois la continuité et la discontinuité des modes d’action : tantôt nous devons suivre le tissu sans couture entre des entités pourtant complètement hétérogènes ; tantôt, nous devons accepter que ces mêmes participants à un même cours d’action redeviennent complètement incommensurables » (Latour, 2006, p. 110). Le chercheur découvre ce terrain, en même temps qu’il l’observe et y participe.
Discerner notre rôle dans ce réseau peut sembler une tâche insurmontable tant le terme de réseau peut revêtir de multiples sens dans le contexte de la circulation des images en ligne. Les images sont copiées, stockées, converties, fragmentées par l’organisation du réseau Internet, ce qui complexifie notre capacité à situer ces objets diffus. Depuis 2018, l’artiste américain David Horvitz organise des projections de sélections de photographies numériques au sein de plusieurs espaces d’exposition dans le cadre de son œuvre intitulée Nostalgia – une référence assumée au film expérimental d’Hollis Frampton réalisé en 1971. Ces photographies réalisées depuis les années 2000 et tirées des albums personnels de l’artiste sont projetées durant une minute avant d’être définitivement supprimées. À l’occasion de certaines expositions, un livre d’artiste compilant des descriptions textuelles de ces clichés et leurs noms de fichiers est édité. Cette entreprise est explicitement pensée comme un acte de résistance face au flux d’images, à notre capacité attentionnelle érodée et à notre obsession de stockage des données. Horvitz ne cherche pas à travers son dispositif à rendre compte de la surabondance des images, mais à dessiner, en somme, son propre terrain visuel. Ces images, même banales, sont autant de médiateurs agissant dans la vie de l’artiste et se voient accorder un rite d’adieu capable d’inclure le public dans leur réseau. Contrairement à l’installation de Roth, les images sont isolées, sorties de leur logique algorithmique afin de se télescoper. Chaque image opère comme le présage de la suivante et la souvenance de la précédente. Chaque image vaut comme un avertissement de sa propre latence. Chaque image appelle une opération imageante capable de perdurer au-delà et en-deçà du visible. Rappelant ainsi à chaque spectateur, en tant que témoin de cette disparition et acteur de cette survivance, que l’image se déploie dans cet entre-deux, qu’elle est toujours une mise en relation.

Ceci n’est pas une image
À rebours des déclarations de déferlement d’images, Marie-José Mondzain affirme qu’« il y a de moins en moins d’images » (2003, p. 177). Ces dernières seraient menacées par l’empire des visibilités (Mondzain, 2003, p. 177). En effet, la philosophe dresse une démarcation entre le champ de la visibilité et celui de l’image. Elle entend la visibilité comme l’ensemble des éléments visuels qui imposent une évidence, une doctrine ou une opinion, qui établissent un « croire vrai », c’est par exemple le cas des visuels de propagande, de publicité, de communication ou de catéchèse (Mondzain, 2003, p. 27). C’est dans une certaine mesure ce que déplore également Jonathan Crary dans son entrée pour le terme « image » au sein du News Keywords :
La paralysie et la dévaluation radicale de la capacité humaine à produire ses propres images (autrement dit, de l’imagination) est indissociable de l’essor des images manufacturées, qui s’imposent progressivement comme le matériau brut et impersonnel de la vie psychique, et qui déterminent les conditions formelles de toutes les « images mentales ». L’hégémonie des industries globales de l’image entraîne la disparition de l’image visionnaire. (2005, pp. 178-179)
Crary corrèle cette déliquescence de l’image en tant que puissance émancipatrice avec l’expansion de l’imagerie technique au sein d’une industrie capitaliste moderne. Le terme de « visuel » – ou encore de « signe visuel » – permettrait alors de marquer une distinction avec celui d’« image » en désignant a contrario cet état de « visibilité » ou encore un « matériau brut et impersonnel », sur la base d’une illustre démonstration proposée par Serge Daney :
Le visuel, ce serait la vérification optique d’un fonctionnement purement technique. Le visuel est sans contrechamp, il ne lui manque rien, il est clos, en boucle … . L’image, … ce serait plutôt le contraire. L’image a lieu à la frontière de deux champs de force, elle est vouée à témoigner d’une certaine altérité et il lui manque toujours quelque chose. (1991, n.p.)
Pour Daney, le visuel est un phénomène optique unilatéral, sans profondeur de champ et autonome. Il ne doit pas être confondu avec l’image qui est nécessairement dans un entre-deux et lacunaire. L’étude critique de la circulation des images demande alors de déterminer si tel élément visuel est un signe visuel ou une image. Comme le souligne Jean-Christophe Bailly, ce travail est systématiquement une négociation fragile, mais essentielle et comprise dans un large spectre :
Pouvoir qualifier la différence entre l’image et le signe est nécessaire, et d’autant plus que cette différence ne peut pas être dogmatiquement établie ou positionnée : je crois que ce que nous avons sous les yeux, c’est un énorme arc de possibilités avec à une extrémité une sorte d’hyper-image et à l’autre une sorte d’hyper-signe, qui sont l’une et l’autre des apories, et à l’intérieur de cet arc toute une série de négociations. (2020, p. 22)
Et cette oscillation du signe à l’image n’a rien de définitif. Si nous acceptons l’image dans sa relation étroite et conflictuelle avec un regardeur mais aussi avec l’ensemble de son milieu, il faudrait envisager qu’un signe puisse devenir une image, dans un contexte particulier, pour un individu ou un groupe d’individus. Bailly nomme cette opération l’« imagement », soit « les processus par lesquels on passe d’un monde que l’on peut considérer dans sa globalité comme imageable à ces faits d’imagement, désirés comme tel, qu’on appelle des images » (2020, p. 10). Une image peut autant être réduite à l’état de signe au fil de ses multiples déplacements et transformations, tout comme un signe peut émerger en tant qu’image.
Conclusion
La rhétorique du flux d’images et les œuvres d’art dont les enjeux formel et discursif cherchent à la visualiser semblent donc problématiques pour différents points que je synthétiserai ici :
- Elles prennent peu en compte l’architecture des infrastructures qui accueillent ces images, mais surtout les politiques médiatiques et médiales qui se cachent derrière l’effet de profusion. Ces flux sont ordonnés, leurs contenus filtrés et sélectionnés par les médias dominants (Rancière, 2008, pp. 105-106). Il serait nécessaire de distinguer différents types de réseaux iconomiques pour ne pas les confondre en une « esthétique de l’hypervisibilité » qui nient aux images toute dimension sensible (Lindeperg, 2013).
- Elles teintent ces phénomènes de circulation d’une impression d’inédit, il n’en est rien. L’inquiétude semble sans cesse renouvelée par des Cassandre dès l’apparition de nouveaux procédés d’enregistrement, de reproduction ou de diffusion techniques. Une généalogie critique de cette rhéologie visuelle constituerait alors un chantier fondamental que certains chercheurs cités ici ont déjà entrepris.
- Elles aplanissent la complexité et les reliefs d’un riche écosystème visuel en lui conférant une représentation saisissable, aussi bien visuellement que conceptuellement. Celle-ci peut être embrassée du regard, il est possible de s’en extraire, de la survoler depuis une distance ontologique. En tant qu’observateur, il faudrait prendre en considération un point de vue situé sur le terrain des images.
- Elles se concentrent sur les images en tant qu’objets désolidarisés de leur milieu. Il faudrait resituer ces phénomènes de circulation au sein de cultures visuelles hétérogènes et parfois incompatibles, en inscrivant l’image en tant que médiateur dans nos rapports sociaux, en tant qu’actants d’un réseau, mais également en prenant en compte les images que nous ne voyons pas (cachées, supprimées, perdues, corrompues, censurées ou non visuelles).
- Elles amalgament signe et image. Le travail du chercheur devrait pourtant s’atteler à identifier, du moins à subsumer, cette opération imageante ou cet « imagement » sans pour autant l’épuiser.
À travers cette courte étude des discours formulant la circulation des images en tant que flot intarissable et d’œuvres incarnant certaines de ces idées, je propose de reconfigurer l’épistémologie des images par le biais d’un mode d’enquête situé sur le terrain de son objet d’étude : les cascades d’images. Pareille méthodologie demanderait alors de remettre en question les modes de visualisation macroscopiques pour occuper le terrain du singulier et imaginer une méthode qui tirerait tout son potentiel critique de sa dimension lacunaire. Celle-ci nous demande de déplacer notre lecture des images de façon à inclure leur dimension non visible, leur latence et leurs interrelations.
Références
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