L’art de la contre-visualité : quand les artistes s’approprient la vision machinique

Dans cet article, nous nous pencherons sur le défi de la visibilité à l’ère de l’accélération technologique, à travers quelques études de cas d’œuvres s’appropriant les images opératoires ou la vision machinique dans leur processus créatif. Nous nous intéresserons particulièrement à la manière originale dont les artistes Harun Farocki, Tomas van Houtryve et Richard Mosse traitent de la réalité militaire dans leurs créations, en opposant une contre-visualité aux différentes formes d’exercice du pouvoir. Ces tentatives se traduisent souvent par l’appropriation d’archives visuelles ou des techniques de visualisation sophistiquées elles-mêmes, afin de questionner leurs limites représentationnelles. Mais quels sont les défis posés aujourd’hui par ces démarches actualisées en ce début de XXIe siècle ? Quelles sont les limites et les possibilités liées à la production d’un objet esthétique à travers des machines de vision ayant une fonction et une désignation liées à la surveillance, et donc radicalement opposées ?

Ioanna Neophytou est une artiste visuelle, une réalisatrice et une chercheuse d’origine chypriote basée à Athènes (Grèce). Elle est diplômée de l’École des Beaux-Arts d’Athènes, de l’Université Paris 8 et a mené une thèse en arts plastiques à l’Université Aix-Marseille. Depuis 2011, elle participe à de nombreuses expositions collectives (64ème Salon de Montrouge, Archives Nationales, entres autres). Ses trois court-métrages documentaires ont été montrés dans de nombreux festivals internationaux et y ont reçu diverses distinctions. Les axes thématiques de son œuvre et de sa recherche s’articulent autour de la relation entre technologie et nécropouvoir, les nouvelles formes de la surveillance biopolitique, la construction des identités nationales, l’exil et la condition humaine dans la société postcoloniale. http://www.ioannaneophytou.com

Pour citer cet article : Ioanna Neophytou, “L’art de la contre-visualité : quand les artistes s’approprient la vision machinique”, publié le 29 février 2024, Revue Turbulences #01 ǀ 2024, en ligne, URL: https://turbulences-revue.univ-amu.fr/wp/01-ioanna-neophytou-artde-la-contre-visualite-quand-les-artistes-sapproprient-la-vision-machinique, dernière consultation le 6 octobre 2024.

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Richard Mosse, Still from Incoming #293, 2014-17, impression numérique de type C sur papier métallique, 29 x 50 cm. © Richard Mosse. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Jack Shainman Gallery, New York.
Richard Mosse, Still from Incoming #293, 2014-17, impression numérique de type C sur papier métallique, 29 x 50 cm. © Richard Mosse. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Jack Shainman Gallery, New York.

Comment relever le défi de la visibilité et de la visualisation, alors que de plus en plus de phénomènes gouvernant nos vies ne sont pas visibles à l’œil nu, car ils sont trop petits, trop grands, trop rapides ou trop lents, se déployant selon des ampleurs et des quantités impossibles à saisir autrement que par des diagrammes ou des équations mathématiques 1 ? (Elsaesser, 2014, p. 8)

Cette phrase de Thomas Elsaesser à propos du travail du réalisateur et artiste Harun Farocki éclaire la question de la visibilité et de l’inintelligibilité des actes guerriers se déroulant à des fréquences et dans des conditions qui nous échappent en raison de nos limites perceptives. L’œuvre Œil/Machine I, II, III (2000 – 2003) de Harun Farocki constituera notre point de départ pour aborder la manière dont les machines de vision nous regardent, ainsi que pour appréhender leur histoire en lien avec les conceptions théoriques de Paul Virilio, Nicolas Mirzoef et Trevor Paglen. Nous nous pencherons ensuite sur deux projets de création de Tomas van Houtryve et de Richard Mosse, qui se saisissent du point de vue des nouvelles technologies de prise d’images militaires. Ces créations nous permettront de percevoir la manière dont l’art contemporain fait écho, critique ou intègre ces technologies. Nous analyserons enfin ces œuvres sous l’angle de la question soulevée par Nicolas Mirzoeff concernant le droit de regard. En tant que preuves de contre-visualité, les œuvres étudiées ici engagent le public à effectuer une critique des structures de domination, avec et à partir de la vision.

Quand les machines nous regardent : les images opératoires et les machines de vision

Le Dictateur (1940), célèbre film de Charlie Chaplin, comporte une scène assez drôle et qui semble aujourd’hui prophétique : le film débute dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale. Le réalisateur y interprète un soldat de deuxième classe juif qui se bat dans les rangs des Empires Centraux. Quand la bombe d’un canon gigantesque atterrit sans exploser, l’officier militaire demande à Charlie Chaplin de s’en approcher pour voir ce qui s’est passé. Mais la bombe se met à suivre le moindre de ses mouvements. Il panique et commence à courir autour de la bombe. Celle-ci continue à suivre le soldat et le spectateur est témoin de la première parodie de munitions à guidage de précision.

Depuis le film de Chaplin, la précision chirurgicale des nouvelles machines de guerre ont transformé les munitions aveugles des XIXe et XXe siècles en des prédatrices panoptiques capables de suivre leur cible, tout comme l’imaginait Chaplin dès les années 1930. La question de la vision machinique est l’un des objets d’étude de Paul Virilio, qui dès la fin des années 1980 parle « d’automatisation de la perception » (Virilio, 1988, p. 131), décrivant ainsi des machines capables d’interpréter des contextes et des formes complexes plus ou moins indépendamment de la vision humaine. Virilio situe la naissance de la machine de vision dans le champ militaire en lien avec le besoin de dissuasion et de rapidité et avec le désir de prévention de l’acte guerrier.

Vingt-trois ans plus tard, le théoricien de la culture visuelle Nicholas Mirzoeff (2011), dans son ouvrage The Right to Look (Le droit de voir), écrit que l’expansion de la technologie de surveillance contemporaine est l’aboutissement du complexe militaro-industriel (2011, p. 35). Mirzoeff analyse les techniques d’exercice du pouvoir à travers la notion de « visualité », c’est-à-dire la manière dont le pouvoir rend le monde visible afin de maintenir son autorité. À l’ère contemporaine, la visualité suit une évolution sophistiquée visant à améliorer toujours davantage la visibilité du champ guerrier (Mirzoeff, 2011, p. 19). Aujourd’hui, nous sommes témoins d’une révolution militaro-technologique où la robotique est mise au service de la guerre : avec les bombes intelligentes, les détecteurs électroniques, les véhicules aériens sans équipage, la cyber-intelligence et bien d’autres technologies. En effet, la nature même de la guerre subit une transformation radicale, donnant sens à ce que Mirzoeff appelle crûment « une œuvre d’art totale de nécropolitique 2 » (2011, p. 34).

Comment l’indépendance de la vision et de l’action des machines de guerres influence-t-elle la perception et la compréhension de ces évènements ? Quelles est la place des images dans la nécropolitique guerrière contemporaine ?

Harun Farocki, Œil /Machine I, vidéo, 2002, capture d’écran. © Harun Farocki.
Harun Farocki, Œil /Machine I, vidéo, 2002, capture d’écran. © Harun Farocki.
Harun Farocki, Œil /Machine I, vidéo, 2002, capture d’écran. © Harun Farocki.
Harun Farocki, Œil /Machine I, vidéo, 2002, capture d’écran. © Harun Farocki.

Dans une série de trois vidéos intitulée Œil/Machine, l’artiste et réalisateur Harun Farocki tente de répondre à ces questions cruciales. En examinant la technologie de guerre depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux guerres du Golfe, et à travers une succession d’images provenant d’opérations militaires, Farocki rend visible l’évolution en parallèle des technologies de visualisation à destination des machines de guerre et de la production industrielle. Son principal objet d’étude est l’indépendance progressive de la vision vis-à-vis de l’action pour les machines de guerre. L’ensemble constitue une étude de la vision artificielle, des images de guerre et des politiques de visibilité telles qu’elles ont été introduites durant la guerre du Golfe.

Pour donner du sens aux images produites par les systèmes de haute technologie de visualisation, Farocki introduit la notion d’« image opératoire » (Farocki, 2004, p. 17), qui décrit toutes les images générées par des machines pour les machines. Les images opératoires prennent souvent la forme de documents en faible résolution, abstraites, impersonnelles, privées de toute portée affective. Leur particularité réside dans leur autonomie vis-à-vis de l’activité humaine, car elles sont produites, traitées et perçues principalement par des machines. Prenons l’exemple d’une séquence en noir et blanc, reprise plusieurs fois dans Œil/Machine. Dans une vue aérienne de piètre qualité, un signe cruciforme cible un petit point blanc et mouvant (Fig. 1). Cette image, issue d’une opération militaire, est produite par un « caméra suicide » encastrée dans la bombe et détruite au moment de l’impact (Farocki, 2004, p. 13). Ainsi la caméra est aussi une bombe et le petit point blanc est une personne qui court pour échapper à l’attaque.

Il semble que les images opératoires, telles qu’elles sont utilisées par Farocki, introduisent une nouvelle abstraction visuelle de l’acte guerrier, en opposition fondamentale avec les pratiques visuelles précédentes. Avec l’apparition des images opératoires et des nouvelles technologies de vision militaire, le photographe et l’image unique d’un événement sont partiellement remplacés par des images générées au cours de l’opération. En effet, comme l’affirme Harun Farocki, les images opératoires introduisent de nouvelles politiques de l’image, dans lesquelles l’œil humain n’est plus le seul témoin de l’Histoire :

Dans les images prises depuis les projectiles se dirigeant vers leur cible, la bombe et le journaliste sont identiques, selon une théorie avancée par le philosophe Klaus Theweleit. En même temps, il est impossible de distinguer l’image photographiée de l’image simulée (par ordinateur). La perte de l’« image authentique » signifie que l’œil ne joue plus de rôle en tant que témoin historique. On a dit que ce qui a été mis en jeu dans la guerre du Golfe, ce n’est pas un nouvel armement, mais plutôt une nouvelle politique de l’image 3 (Farocki, s. d.).

En effet, les images opératoires introduisent selon Farocki de nouvelles formes d’agentivité des images. L’automatisation de la vision et de la perception des machines de guerre a remplacé le soldat et le photojournaliste sur le champ de bataille, et en même temps, elles produisent des images. Mais comment la vision artificielle a-t-elle été évolué depuis l’œuvre de Farocki, et quelles sont les transformations suscitées par la généralisation de la vision artificielle ?

Quand nous regardons les images opératoires : passer du visible à l’intelligible

Si l’œuvre de Farocki est essentielle pour sa prise en compte de l’agentivité des images dans le champ de la guerre et de la production, elle reste cependant caractéristique d’une époque. En 2014, après la mort de Farocki et à l’occasion de l’hommage qui lui a été rendu dans le journal e-flux, l’artiste et géographe critique Trevor Paglen est revenu sur son œuvre en s’interrogeant sur l’évolution des images opératoires et en examinant la manière dont cette notion a été élargie à partir des travaux de Farocki. Paglen examine les nouveaux modes et techniques de l’agentivité de l’image à l’ère numérique et leur rôle dans l’autonomisation de l’intelligence des machines. Il décrit ainsi son expérience de recherche sur les images opératoires à notre époque :

[…] Il y a quelques années, j’ai commencé à consacrer un petit projet de recherche aux images opératoires. Il s’agissait d’imaginer à quoi ressemblerait une version contemporaine d’Œil/Machine (la décennie qui venait de s’écouler depuis la création d’Œil/Machine représente un temps très long en matière de technologie). Après environ six mois de recherches, j’atteignis une conclusion assez remarquable. En effet, les images opératoires sont de plus en plus souvent non seulement étrangères aux humains, mais tout bonnement invisibles. […] Aujourd’hui, les images opératoires sont majoritairement invisibles, alors même qu’elles sont ubiquitaires et qu’elles façonnent la réalité physique de façon de plus en plus spectaculaire 4. (Trevor Paglen, 2014, n.p.).

Est-il toujours pertinent d’employer le terme « images opératoires » s’il n’y a, dans la plupart des cas, pas d’image ou de sortie graphique produite par la vision machinique ? Il semblerait qu’outre le fait que les machines contemporaines possèdent une perception visuelle du monde, les images elles aussi possèdent une forme et une matérialité tout à fait différentes de celles des photographies analogiques. Si les images numériques de notre époque ressemblent visuellement à la photographie argentique, elles ne se limitent pas à celle-ci, elles sont aussi et avant tout du code, des pulsations lumineuses encodées par les machines et pour les machines (Steyerl, 2017, p. 47). Il semble donc nécessaire d’étudier la diversité des technologies de captation et leurs usages multiples en dehors de leur apparente ressemblance aux photographies analogiques.

Étant données les transformations profondes des techniques de l’image (numérique) et des cultures visuelles (propagation des appareils photographiques à toute machine électronique), Paglen juge nécessaire d’introduire une nouvelle définition, répondant ainsi à une conception élargie du médium (Paglen, 2016, p. 51). En reprenant le terme de machines de vision proposé par Virilio, Paglen établit une nouvelle définition qui englobe la manière dont les machines ou les humains produisent des images qui seront reçues et élaborées par d’autres machines, ainsi que les post-données et les métadonnées de ces images, et enfin les systèmes développés pour leur création, leur traitement, leur stockage et leur interprétation.

Pour Paglen, il est nécessaire d’étudier les machines de vision en lien avec les pratiques de vision qu’elles engagent, car chaque objet est « vu » et représenté différemment selon la machine de vision qui le capte. Quels sont les angles et les informations qu’une machine de vision cherche à percevoir ? En premier lieu, le script indique la forme de l’image mais il détermine aussi ce qui est visible et ce qui reste invisible pour la machine de vision. Chez Paglen, la notion de script est semblable à ce que Vilém Flusser décrit comme « le programme de l’appareil », (Flusser, 1996, p. 34), c’est-à-dire la manière dont les machines ont été prescrites et prédéterminées via un champ large mais cependant borné de possibilités. Paglen écrit que chaque machine de vision « regarde » le monde d’une certaine façon, car elle est réglée et préprogrammée en fonction de ce qu’elle a été conçue pour voir, par son « script » : « la “manière” dont voit une machine de vision est totalement liée aux effets qu’elle produit 5 » (Paglen, 2016, p. 52).

Un exemple qui pourrait illustrer la différence de script entre chaque machine de vision est le projet Blue Sky Days (2013) de l’artiste et photographe Tomas van Houtryve. L’artiste s’intéresse à la représentation visuelle de la guerre des drones et à la troublante impossibilité de photographier les actes de violence provoqués par leur usage militaire. Les drones militaires contribuent à la dispersion géographique et temporelle du conflit (Gregory, 2014, p. 129-131), de telle sorte que les attaques dissimulées rendent le photographe impuissant à capturer un drone en action avec les moyens traditionnels du photojournalisme. Pour comprendre et visualiser le regard des drones, c’est-à-dire la manière dont le drone, en tant que machine de vision, observe ses cibles, van Houtryve a accroché son appareil photographique à un drone civil et il capte ainsi depuis le ciel des activités quotidiennes aux États-Unis (des mariages, des personnes en train de jouer, de prier, de faire du sport dans l’espace public, etc.).

Les images qui en résultent sont des photographies en noir et blanc et en vue plongeante qui imitent le regard porté par les drones militaires sur leurs victimes. Dans ces images, il est difficile d’apercevoir les civils, qui ne sont identifiés que par leurs ombres et il demeure illusoire d’essayer d’imaginer leurs expressions et leurs sentiments, car le drone de surveillance n’est pas conçu pour chercher ces qualités.

Nous défendons l’idée que le projet Blue Sky Days permet de comprendre la différence entre le script d’un drone de surveillance et celui d’un appareil photographique, non seulement au niveau esthétique mais aussi par rapport aux effets qu’ils engagent dans la perception de la réalité. Ainsi, la divergence entre la sortie graphique d’un drone qui surveille, repère et suit ses cibles et l’image d’un appareil photographique dans les mains d’un photojournaliste provoquera des impressions pour le moins dissemblables. À notre avis, dans Blue Sky Days, Tomas van Houtryve joue avec les scripts de chaque machine et leurs capacités représentationnelles : par l’acte artistique le regard du drone est, d’une certaine manière, personnalisé et subjectivisé, et le regard de l’appareil photographique accroché au drone devient distancié.

Quand les artistes contemporains s’approprient le regard machinique

Richard Mosse, Still from Incoming #100, 2014-17, impression numérique de type C sur papier métallique, 29 x 50 cm. © Richard Mosse. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Jack Shainman Gallery, New York.
Richard Mosse, Still from Incoming #100, 2014-17, impression numérique de type C sur papier métallique, 29 x 50 cm. © Richard Mosse. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Jack Shainman Gallery, New York.

C’est une problématique similaire que l’on retrouve au cœur du travail de Richard Mosse. L’artiste irlandais est notamment connu pour ses expérimentations faisant usage de dispositifs photographiques militaires, des machines et des logiciels sophistiqués qui élargissent et étendent la représentation du sujet au-delà des pratiques photographiques traditionnelles. Au cœur de plusieurs de ses projets photographiques se trouve une volonté d’intégrer à la visibilité la manière dont ces sujets sont visualisés par l’autorité. Dans son projet Incoming (2014-2017, Fig. 3 et 4) 6, l’artiste utilise des machines de vision militaires qui captent les données thermiques du réel visé. En tentant de représenter l’expérience de la migration vers les frontières européennes, Mosse s’approprie un équipement principalement utilisé par la surveillance afin de produire un détournement de l’usage courant de la machine de vision et un résultat original portant sur la représentation des populations en déplacement.

La caméra photo-thermique, conçue pour le combat, est inaccessible au public ou aux professionnels de l’image. Elle est une machine de vision principalement destinée à surveiller et à localiser l’ennemi dans des périmètres étendus, à plus de 30 km. Elle est largement utilisée pour la reconnaissance des sujets vivants dans un contexte de camouflage ou durant la nuit, et c’est pourquoi elle est fréquemment employée dans le cadre des contrôles aux frontières (Topak, 2014, p. 826). Contrairement au principe de la photographie traditionnelle qui capte la lumière, la caméra photo-thermique est capable de capter la signature thermique, donnant ainsi une représentation du sujet photographié qui est déterminée par les variations de température de l’environnement. Les différentes images qui constituent Incoming donnent l’impression de regarder des négatifs photographiques, alors qu’en réalité elles ont été créées par la captation de la chaleur et de son mouvement.

Le choix de travailler avec une caméra photo-thermique pour rendre visibles les migrations n’est pas fortuit : dans Incoming, la chaleur sert de métaphore pour rendre le danger explicite, une métaphore du voyage entre la vie et la mort mené par les migrants. La visualisation de la chaleur de la peau plutôt que sa couleur, bien qu’elle défamiliarise le corps humain et déforme nos habitudes visuelles, offre une nouvelle piste de réflexion sur la condition humaine. Le maintien de la chaleur corporelle est l’un des défis cruciaux que rencontrent les migrants pendant leur voyage. Dans l’une des séquences, la caméra capte les premiers secours donnés à des migrants souffrant d’hypothermie. Il est particulièrement frappant de voir les travailleurs des services d’urgence qui tentent de leur transmettre de la chaleur à travers leurs paumes. Les bras font des efforts pour réchauffer ces corps immobiles, en laissant l’empreinte de leurs mains sur les couvertures et les corps blanchis par le froid.

À rebours, certaines questions d’ordre éthique se posent, du fait que le médium photo-thermique impose une inégalité établie dès le départ entre l’observateur et le migrant. La caméra photo-thermique, en tant que machine de surveillance, est conçue pour rester invisible tout en filmant dans l’obscurité, sans être aperçu. Incoming se positionne à partir d’un point de vue privilégié qui viole l’intimité de son sujet d’observation, en connivence, d’une certaine manière, avec les pratiques de régulation de l’immigration que Richard Mosse désirait initialement critiquer.

Pourtant, Incoming est une œuvre qui se distingue par le détournement qu’elle produit vis-à-vis de l’usage classique des techniques et des médiums de visualisation autoritaires. Le médium photo-thermique trahit notre ontologie biologique, et le corps est visualisé comme un organisme où circule le sang, un organisme qui respire et qui produit de la chaleur. En effet, la convention représentationnelle du dispositif photo-thermique nous permet d’examiner la vie nue en dehors des catégories fondamentales de la nationalité et de la citoyenneté (Agamben, 1998, p. 78).

Richard Mosse, Still from Incoming #293, 2014-17, impression numérique de type C sur papier métallique, 29 x 50 cm. © Richard Mosse. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Jack Shainman Gallery, New York.
Richard Mosse, Still from Incoming #293, 2014-17, impression numérique de type C sur papier métallique, 29 x 50 cm. © Richard Mosse. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Jack Shainman Gallery, New York.

Les chercheurs Saugmann, Möller et Bellmer proposent le concept de « réalisme de capteur » (sensor realism) pour mieux décrire le travail de Richard Mosse et d’autres artistes s’intéressant à l’inclusion du dispositif de captation dans l’œuvre achevée (2020, p. 2). L’esthétique du « réalisme de capteur » vise à révéler comment l’autorité observe son sujet, mais aussi et surtout à montrer le rôle joué par les données visuelles produites par les systèmes de surveillance dans la représentation de la réalité. Contrairement aux pratiques traditionnelles du photojournalisme qui dissimulent volontairement le processus de création de l’image, le « réalisme de capteur » vise précisément à dévoiler cet élément (Saugmann, Möller, Bellmer, 2020, p. 9). L’insistance de Richard Mosse à révéler les techniques et les médiums de visualisation réussit à produire des documents critiques portant sur la représentation dominante. En positionnant les machines de vision en tant qu’équipements pouvant modifier et traduire la réalité, ces pratiques reconnaissent l’agentivité de la machine.

En subvertissant l’usage des médiums de visualisation, Richard Mosse réussit à fournir des œuvres qui ouvrent une perspective critique sur la technologie de vision militaire. Plus qu’une convention représentationnelle, le dispositif photo-thermique dévoile essentiellement la manière dont la réalité des vies en mouvement est fabriquée en tant que menace par et avec les systèmes technologiques de visualisation et de surveillance. Comme le suggèrent Saugmann, Möller et Bellmer, « Mosse nous offre une stratégie visuelle permettant de questionner les stratégies de visibilité, d’inclusion et d’exclusion telles qu’elles sont stratégiquement appliquées par les autorités » (2020, p. 15) 7.  En même temps, il cultive chez le spectateur des attitudes critiques au sujet de la représentation dominante des vies en mouvement et des systèmes donnant lieu à leur visualisation en tant que cibles.

Conclusion

Dans cet article, nous avons étudié les choix esthétiques grâce auxquels certains artistes intègrent où s’approprient les techniques de visualisation de manière critique depuis les années 2000. On pourrait associer cette tentative à la demande soulevée par Nicolas Mirzoeff sur le droit de regard, qui consiste à confronter l’individu et la collectivité à ce qui est visible et dicible dans le monde contemporain (Mirzoeff, 2011, p. 24-25). En suivant l’auteur, les œuvres de Farocki, de van Houtryve et de Mosse sont des documents de contre-visualité car ils font naître des interrogations sur la manière dont l’image montre ou cache les techniques de domination. Blue Sky Days et Incoming sont des œuvres qui questionnent particulièrement la visualité à travers ses propres méthodes de détectabilité. Comme l’a formulé Jacques Rancière, elles sont des exemples d’un art politique qui

[…] ouvre aussi la voie sur une multitude des formes dissensuelles : celles qui s’attachent à faire voir ce qui, dans le prétendu torrent des images, reste invisible ; celles qui mettent en œuvre, sous des formes inédites, les capacités de représenter, de parler et d’agir qui appartiennent à tous ; celles qui déplacent les lignes de partage entre les régimes de présentation sensible. (Rancière, 2008, p.84).

En effet, les œuvres ici étudiées revendiquent le droit de regard, en engageant le public à une critique des structures de domination, avec et à partir de la vision. En revenant à la citation de Thomas Elsaesser au début de ce texte, on pourrait soutenir que les œuvres examinées réussissent à faire apparaître le défi de la visibilité d’une manière innovante : en s’appropriant les méthodes et les systèmes de surveillance et de contrôle, elles introduisent une manière différente de rendre visible. Plus que ça, elles familiarisent le public avec la critique de la vision machinique et du regard militarisé. Elles sont les preuves d’une déclaration d’autonomie à percevoir et à expliquer le monde. Comme l’explique Mirzoeff, « Elles refusent de permettre à l’autorité de lier son interprétation du sensible à la domination, d’abord en tant que loi puis en tant qu’esthétique[8] » (Mirzoeff, 2011, p. 476).

*Je remercie vivement Antje Ehmann et la Jack Shainman Gallery pour leur aimable autorisation d’utiliser les images de Harun Farocki et de Richard Mosse pour illustrer cet article.

Références

Agamben, G. (1998). Homo Sacer: Sovereign Power and Bare Life. Stanford University Press.

Chaplin, C. (1940). The Great Dictator (Le dictateur) [Film]. Charles Chaplin Productions.

Elsaesser, T., Alberro, A. (2014). Farocki: A Frame for the No Longer Visible: Thomas Elsaesser. Dans Conversation with Alexander Alberro. e-flux journal (59). URL: http://worker01.e-flux.com/pdf/article_8990481.pdf . Consulté le 18/11/2023.

Farocki, H. (2000-2003). Auge/Maschine I, II, III (Œil/Machine I, II, III), [installation vidéo]. H. Farocki (producteur).

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Farocki, H. (s. d.). Eye/Machine I (Production statement). URL: https://www.harunfarocki.de/installations/2000s/2000/eye-machine.html . Consulté le 18/11/2023.

Flusser, V. (1996). Pour une philosophie de la photographie. Circé.

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Mirzoeff, N. (2011). The right to look. Duke University Press.

Mosse, R. (2014-2016). Incoming. [Photographie, installation, vidéo].

Paglen, T. (2014, novembre). Operational Images. Dans  e-flux journal (54). URL : https://www.e-flux.com/journal/59/61130/operational-images/ . Consulté le 18/11/2023.

Paglen, T. (2016). Seeing Machines. Dans S. Braünet & M. Meredith (dir.), To see without being seen: contemporary art and drone warfare (pp. 51-57). Midle Lane Kemper Art Museum.

Rancière, J. (2000). Le partage du sensible. Esthétique et politique. La Fabrique.

Saugmann, R., Möller, F., Bellmer, R. (2022). Seeing like a surveillance agency? Sensor realism as aesthetic critique of visual data governance. Dans Information, Communication & Society, 23(14), 1996-2013. URL: https://doi.org/10.1080/1369118X.2020.1770315. Consulté le 18/11/2023.

Steyerl, H. (2017). Duty Free Art, Art in the Age of Planetary Civil War. Verso.

Topak, Ö. E. (2014). The biopolitical border in practice: Surveillance and death at the Greece-Turkey borderzones. Dans Environment and Planning D: Society and Space, 32(5), 815–833. URL: https://doi.org/10.1068/d13031p . Consulté le 18/11/2023.

Van Houtryve, T. (2013). Blue Sky Days [Série Photographique]. VII.

Virilio, P. (1988). La machine de vision. Galilée.

  1. « How do we meet the challenge of visibility and visualization, when more and more phenomena that govern our lives are not visible to the human eye, because they are either too big or too small, too fast or too slow, or they deal in magnitudes and quantities we cannot comprehend other than in diagrams or mathematical equations?&nbsp». Ma traduction.[]
  2. « Neovisuality is a doctrine for the preservation of authority by means of permanent surveillance of all realms of life, a Gesamtkunstwerk of necropolitics ». Ma traduction.[]
  3. « In the shots taken from projectiles homing in on their targets, bomb and reporter were identical, according to a theory put forward by the philosopher Klaus Theweleit. At the same time, it was impossible to distinguish between the photographed and the (computer) simulated images. The loss of the ‘genuine picture’ means the eye no longer has a role as historical witness. It has been said that what was brought into play in the Gulf War was not new weaponry but rather a new policy on images ». Ma traduction.[]
  4. « […] A few years ago, I began a little research project into operational images. The task was to ask what a contemporary version of Eye/Machine would look like (the decade that had passed since Eye/Machine is an awfully long time in technology). After about six months of research, I came to a rather dramatic conclusion. Increasingly, operational images are not simply alien to humans—they are literally invisible. […] Nowadays operational images are overwhelmingly invisible, even as they’re ubiquitous and sculpting physical reality in ever more dramatic ways ». Ma traduction.[]
  5. « There is a twofold question here, “how” a seeing machine sees is utterly bound up with the effects that it produces ». Ma traduction.[]
  6. Incoming est réalisée en collaboration avec le directeur de la photographie Trevor Tweeten et le compositeur Ben Frost. Elle est exposée sous différentes formes (images, film, installation), souvent sous les titres Castle et Heat Maps.[]
  7. « Mosse offers us a visual strategy with which to question strategies of visibility and invisibility, inclusion and exclusion, strategically applied by the authorities ». Ma traduction.[]