Sousveillance et contre-visualités : la riposte des images

En écho au débat autour des violences policières et face à l’ambivalence du controversé article 24 de projet de loi de « sécurité globale », constituant en délit la capture d’images (photo ou vidéo graphique) de policiers dans l’exercice de leur fonction, sont analysées dans cet article les œuvres de deux artistes français, Thierry Fournier et Samuel Bianchini qui se sont emparés d’images des forces de l’ordre ou de violences policières. Images mises en scènes dans une installation interactive qui instaure un face-à-face entre le public et un cordon de CRS dans un cas, images de manifestations qui s’enveniment, saisies dans le flux des réseaux et débarrassées des représentations des forces de l’ordre, telle une application zélée de la loi et de ses interdictions dans l’autre cas. Ces œuvres ravivent un débat séculaire : peut-on filmer ou photographier les forces de l’ordre ? Qui surveille les surveillants ? Devant l’injonction à la transparence et face à l’abolition de toute obscurité, l’art peut-il avoir un rôle à jouer ?

Jean-Paul Fourmentraux (PhD) est professeur de philosophie et anthropologie des arts et médias à l’Université Aix-Marseille, chercheur au Centre Norbert Elias (CNE) et chercheur associé au LESA. Il dirige des recherches (HDR Sorbonne) à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) au sein du CNE. Il est également membre de l’association Internationale des Critiques d’art (AICA). Ses travaux interdisciplinaires portent sur les enjeux politiques et anthropologiques des arts et des technologies. Il est l’auteur des ouvrages Art et internet (CNRS, 2005, rééd. 2010), Artistes de laboratoire (Hermann, 2011), L’œuvre commune (Presses du réel, 2012), L’Œuvre virale. Net art et culture Hacker  (La Lettre Volée, 2013), antiDATA, la désobéissance numérique (Presses du réel, 2020), Sousveillance. L’œil du contre-pouvoir, (Presses du réel, 2023). Il a également dirigé les ouvrages L’Ere Post-media (Hermann, 2012), Art et Science (CNRS, 2012), Identités numériques (CNRS, 2015), Digital Stories (Hermann, 2016), Images Interactives (La Lettre Volée, 2017).

Pour citer cet article : Jean-Paul Fourmentraux, “Sousveillance et contre-visualités : la riposte des images”, publié le 29 février 2024, Revue Turbulences #01 ǀ 2024, en ligne, URL: https://turbulences-revue.univ-amu.fr/01-jean-paul-fourmentraux-sousveillance-et-contre-visualites-la-riposte-des-images, dernière consultation le 6 octobre 2024.

LinkedIn
Twitter
Facebook
Thierry Fournier, La Main invisible #3, tirage pigmentaire contrecollé sur aluminium, 75 x 50 cm, 2020, d’après une photographie de Amaury Cornu, manifestation des Gilets Jaunes à Paris, 2019 - © Thierry Fournier - ADAGP 2020

À Thierry Fournier et Samuel Bianchini

Premièrement, on peut tromper l’appareil, aussi obstiné soit-il. Deuxièmement, on peut introduire clandestinement dans son programme des intentions humaines qui n’y étaient pas présentes. Troisièmement, on peut contraindre l’appareil à produire de l’imprévu, de l’improbable, de l’informatif. Quatrièmement, on peut mépriser l’appareil ainsi que ses productions […] Être libre, c’est jouer contre les appareils. (Flusser, 1996, p. 88).

Cet article se fait l’écho des nombreux débats et controverses internationaux qui ont pris pour cible le durcissement des politiques de surveillance et les violences étatiques. Notamment le renforcement des mesures de contrôle des populations, qui s’appuie sur l’élargissement et la généralisation de l’enregistrement visuel : caméra de vidéosurveillance, drones, reconnaissance faciale, intelligence artificielle, etc. Certaines juridictions instaurent une interdiction, symétrique, pour les citoyens, de captation et de prise de vue des agents de l’État durant l’exercice de leur fonction. C’est le cas du projet de loi dit de « sécurité globale » apparu en France dans le courant de l’année 2020 et dont plusieurs articles ont soulevé l’indignation sociale : interdiction de diffusion d’images de la police (article 24), mais nouvelles prérogatives pour la police municipale (article 20), comme la vidéosurveillance dans les halls d’immeubles (article 20 bis), la diffusion en direct des images des caméras piétons (article 21), ou la légalisation des drones (article 22). Face à la bataille des images et à l’asymétrie des regards qu’instaure cette proposition de loi constituant en délit la capture d’images (photo ou vidéo graphique) de policiers dans l’exercice de leur fonction, plusieurs artistes se sont saisis des dispositifs de surveillance ou de leurs images dans un but de parodie esthétique et/ou d’alerte sociale.

Dans le courant de l’année 2020, sensible au risque avéré de censure médiatique qu’engendrerait l’application de ce projet de loi dite de « sécurité globale », qui défraie alors la chronique et mobilise la société civile, l’artiste Thierry Fournier décide d’y réagir par la production d’une série d’images qui semblent au premier abord et jusqu’à l’absurde obéir à l’interdiction de représentation visuelle des forces de l’ordre en exercice. Par son article 24, devenu article 52, la proposition de loi du gouvernement souhaite en effet prohiber toute photographie susceptible de « dégrader l’image des policiers » et « d’attenter à leur intégrité morale et psychologique ». Sur le territoire français, les manifestations des Gilets jaunes avaient notamment révélé certains actes illégitimes des forces de l’ordre et avaient ainsi percé le plafond de verre des « violences policières », jusque-là peu considérées ou relayées par les médias hégémoniques. Parallèlement, les réseaux sociaux ont favorisé l’accumulation de preuves iconographiques, largement diffusées et partagées en ligne, qui ont contribué à rendre visible un grand nombre d’interventions et d’actes violents, suscitant l’indignation du grand public. Artistes, essayistes et chercheurs 1 y ont également réagi, à l’instar du journaliste et cinéaste David Dufresne dont le carnet de bord en ligne – « allo@Place_Beauveau, c’est pour un signalement » – a établi la chronique au jour le jour et sur un temps long de la multiplication des faits de violence. Son compte Twitter, faisant état des coups portés et des blessures infligées, toujours plus insupportables, est devenu l’un des principaux vecteurs de mise en lumière des atteintes et préjudices causés par la violence policière 2. Plus tard, David Dufresne en a également tiré un long métrage documentaire — Un pays qui se tient sage — sorti au cinéma en 2020. Cette déflagration de preuves iconographiques a largement contribué à briser l’omerta des violences policières, alertant d’abord la sphère militante avant d’en faire un véritable et désormais incontournable problème public, ouvert à la société civile tout entière.

Corps à corps

S’inscrivant dans cette généalogie, après exploration des réseaux sociaux et d’Internet, l’artiste Thierry Fournier prélève lui aussi différentes images exposant ces situations désormais qualifiées dans le débat public de « violences policières ». L’artiste décide de retenir plusieurs de ces photographies (une quinzaine), la plupart du temps publiées sur les réseaux par des journalistes accrédités, ou captées lors de manifestations citoyennes qui ont, selon la formule désormais usitée, tourné à l’affrontement avec les forces de l’ordre. Les images retenues, présentant les actes d’interpellation de manifestants par des policiers, ont toutes la particularité d’être en plan large. L’artiste choisit en effet de ne pas sélectionner de vues en gros plan mais des images qui révèlent systématiquement l’ensemble de la scène et son contexte. Certaines de ces images présentent des individus de la société civile entourés et pris à partie par des policiers en tenue antiémeute. D’autres montrent, à l’œuvre, les gestes d’interpellation dont les forces de l’ordre contestent le caractère violent, préférant y voir des actes de contention normés et autorisés. Enfin, quelques photographies exhibent les séquelles de ces confrontations et les blessures qui en résultent. Thierry Fournier choisit ensuite de ne retenir que huit images, sur lesquelles l’artiste applique un traitement plastique et numérique visant à faire disparaître les policiers de la scène. En effet, plutôt que de dévoiler la réalité des violences policières, ou de retourner la caméra sur les policiers eux-mêmes, comme l’a symboliquement fait Paolo Cirio, le geste de Thierry Fournier consiste plus littéralement à effacer la violence. Non pas la violence des images, mais la violence policière à l’image. Symbolique, ce geste se saisit de l’actualité de la controverse pour développer une installation visant à contrecarrer la censure, en donnant à voir une réalité filtrée, conforme aux nouvelles réglementations que le gouvernement français souhaite imposer aux médias, journalistes et citoyens par l’ordonnance de l’article 24 de loi de « sécurité globale ».

Dans un second temps, Thierry Fournier prend contact avec les reporters photographes auteurs de chacune des images prélevées sur Internet, auxquels il propose une collaboration. Les images ainsi transformées par l’artiste sont alors envoyées à ces différents journalistes afin de les sensibiliser au projet et de recueillir leur éventuelle approbation et autorisation. Après cet échange, un contrat de co-auteur leur est proposé, qui stipule et permet le partage des images entre les parties. Ce n’est qu’ensuite et à ces conditions que les nouvelles images pourront être à nouveau mises en lignes, mais cette fois dans un autre contexte que celui du reportage d’actualité. Exposées par l’artiste, devenues œuvres, ces images sont mises en espace sur le site Internet de l’artiste et parfois tirées et montrées lors d’expositions. Elles peuvent aussi être acquises par d’éventuels collectionneurs ou amateurs d’art. Dans ce cas, les profits retirés par la vente sont partagés à part égale entre Thierry Fournier et le journaliste reporter auteur de l’image originale. La légende de ces nouvelles images et leurs cartels d’exposition faisant clairement mention de leur trajectoire et de l’identité de leurs auteurs.

Revue Turbulences Jean Paul Fourmentraux Sousveillance Contre Visualités 01
Thierry Fournier, La Main invisible #2, tirage pigmentaire contrecollé sur aluminium, 75 x 50 cm, 2020, d’après une photographie de Anne Paq, manifestation féministe du 7 mars 2020 à Paris – © Thierry Fournier – ADAGP

L’une de ces photographies retouchées donne à voir une personne en position de quasi-lévitation, prête à chuter dans les escaliers d’une station du métro parisien. Cette jeune personne semble pourtant résister à une contrainte invisible, dont on devine la violence, qui déforme son corps, propulsé vers l’avant, durcit les traits de son visage à la fois inquiet et apeuré. La retouche, grossière, laisse sciemment apparaître un manque à l’image. Au sens littéral du terme. Il s’agit moins ici de tromper ou de leurrer le public, que de laisser sourdre l’inquiétante étrangeté d’une image qui montre ce qu’elle croit cacher. Cette première photographie, dont l’artiste dévoile la source au public, empruntée à la journaliste Anne Paq, permet de contextualiser l’image : une manifestante féministe y est clairement interpellée et transportée (hors du lieu de manifestation par la force, vers les escaliers de la station de métro. Sur l’image originale on identifie les forces de l’ordre (précédemment invisibilisées), trois policiers déterminés à maintenir et évacuer la jeune femme en lui pressant fermement le bras et le cou.

Revue Turbulences Jean Paul Fourmentraux Sousveillance Contre Visualités 02
Thierry Fournier, La Main invisible #1, tirage pigmentaire contrecollé sur aluminium, 75 x 50 cm, 2020, d’après une photographie de Charly Triballeau, manifestation des gilets jaunes, Rouen 2019 – © Thierry Fournier – ADAGP

D’autres photographies mettent l’accent sur les corps malmenés d’individus dont l’appartenance aux Gilets jaunes est aisément reconnaissable, projetés à terre, plaqués au sol, symptômes d’incommunicabilité et stigmates d’un déchaînement violent. La photographie de Kiran Ridley laisse entrevoir, pris dans une atmosphère troublée par les bombes fumigènes (lacrymogènes ?), un homme blessé se tenant la tête (pour se protéger d’autres assauts ?), maintenu fermement par un agent de police qui lui agrippe l’autre main. La photographie empruntée à Charly Triballeau expose plus frontalement le corps d’un homme subissant l’assaut (frappé ?). L’image originale donne à voir trois hommes, parmi lesquels deux individus (policiers ?) en civil, qui entourent le manifestant immobilisé. Le Gilet jaune, maintenu par le bras, semble vouloir doublement esquiver un coup de pied et l’impact d’une matraque brandie. Son corps résiste, là aussi, cherchant à s’extirper, sans y parvenir.

Revue Turbulences Jean Paul Fourmentraux Sousveillance Contre Visualités 03
Thierry Fournier, La Main invisible #3, tirage pigmentaire contrecollé sur aluminium, 75 x 50 cm, 2020, d’après une photographie de Amaury Cornu, manifestation des Gilets Jaunes à Paris, 2019 – © Thierry Fournier – ADAGP

La main invisible du pouvoir

Malgré plusieurs faits ultra-médiatisés, à l’instar du passage à tabac de Michel Zecler, producteur de musique violenté à la porte de son studio d’enregistrement au seul prétexte qu’il était noir, l’exécutif n’a opéré aucune inflexion majeure de politique ou de méthode du maintien de l’ordre. Au contraire, les pouvoirs publics y ont d’abord apporté une réponse inflationniste, durcissant les mesures de contrôle et d’interpellation. C’est dans ce contexte qu’est apparue la loi sécurité globale et son très controversé article 24 instaurant en délit la captation d’images et l’identification des forces de l’ordre.

À l’inverse d’une dissimulation, les photographies de Thierry Fournier nous font sentir et imaginer la force de « la main invisible » du pouvoir et sa potentielle violence. Pouvoir de transformation du langage visuel qui conduirait à littéralement effacer le visible. Pouvoir d’instaurer ainsi une sorte de « novlangue » de l’image, à l’instar des fonctionnaires de la mémoire dans le roman 1984 de Georges Orwell qui s’appliquaient à une réécriture de l’histoire. Autrement dit, une falsification des faits serait à l’œuvre, qui aurait ici pour moyen un effacement du visible et pour fin la naturalisation de l’oubli. Mais oublier n’est toutefois pas l’équivalent d’effacer. Là est l’ironie des systèmes informatiques, qu’ont bien relevée les défenseurs d’un « droit à l’oubli » numérique. La machine informatique, régie par une logique binaire, ne semble présenter que deux alternatives possibles : enregistrer ou effacer.

Sur ce plan strictement technique, mais dont les incidences symboliques sont plus riches, l’œuvre de Thierry Fournier déjoue nos systèmes (de mémoire) informatiques, qui ne proposent que deux options possibles : save or erase (en anglais dans le texte). Faisant fi de toute demi-mesure : tout conserver ou renoncer à tout ? Adepte des arts et technologies numériques, auteur de nombreuses pièces, Thierry Fournier aurait bien sûr pu avoir recours pour ces images à des technologies plus fines, aux algorithmes et à l’intelligence artificielle, par exemple, pour soigner le masquage et rendre non détectables les opérations de retouche. Mais il a choisi au contraire de ne pas leurrer le public, de faire du montage et du trucage l’objet même de ses images, qui exhibent ainsi les ratés de la manipulation et les bugs techniques du traitement logiciel. Thierry Fournier a délibérément choisi d’appliquer la technique du détourage des silhouettes de policiers présents dans chacune des images, avant de leur appliquer un vulgaire filtre de l’application Photoshop, qui les invisibilise : la fonction « remplissage avec le contexte » permettant, plus ou moins grossièrement, de rendre les corps « transparents ».

Cette ironie du traitement informatique repose sur une double injonction à la transparence. Transparence technique de la fonction photographique, d’une part, qui en invisibilisant les policiers, semble répondre (et non obéir) à l’impératif de l’article 24 interdisant toute prise de vue de policiers susceptible de « nuire à leur intégrité physique ou psychologique ». Transparence (inversée) des individus lambda, d’autre part, ces simples citoyens et manifestants sommés de se rendre visibles en toute circonstance, captés et enregistrés par de nouveaux dispositifs de surveillance, mais que l’on voit ici s’in-soumettre à l’injonction.

À l’instar des œuvres de l’artiste Julien Prévieux, dont j’ai pu proposer l’analyse dans un précédent ouvrage (Fourmentraux, 2020), la ruse consiste précisément ici en un excès d’obéissance, zèle au respect du règlement. Appliquant strictement la censure visuelle, l’image retouchée par Thierry Fournier ne montre plus que des personnes subissant un assaut, confrontées à un vide spectral sans corps ni visage. C’est cette absence qui interpelle, retient le regard et permet de s’arrêter sur le véritable sujet des images : leur violence.

De la sorte, Thierry Fournier emploie la ruse de la sousveillance et du contre-pouvoir, faisant mine de se soumettre à la censure imposée, pour mieux s’y confronter. Car, comme on le sait, bien souvent l’application trop stricte du règlement peut aussi avoir pour effet paradoxal de faire dérailler le système de la règle. Notamment en révélant l’incurie de l’injonction légale et l’asymétrie des regards qu’elle impose : la loi dite de « sécurité globale » souhaitant renforcer les dispositifs de surveillance de la population tout en interdisant, dans le même temps, la vigilance citoyenne – pourtant elle-même largement plébiscitée par la même loi. La politiste Vanessa Codaccioni a mis en évidence les ressorts et les paradoxes de cet appel gouvernemental à la vigilance, ou à l’autosurveillance, en montrant comment les citoyens sont ainsi incités à contribuer à l’injonction sécuritaire. Pour ce faire, les gouvernants impulsent au sein de la population des « comportements policiers, espions ou guerriers, susceptibles de renforcer et d’institutionnaliser la surveillance et la délation mutuelles » (Codaccioni, 2021, quatrième de couverture). Or cette injonction à surveiller, dans le but d’assurer sa propre sécurité, voire à punir, sans avoir recours à la justice, conforte surtout un système de défiance et une répression accrue.

Sur le plan symbolique, le geste de Thierry Fournier nous ferait-il pencher vers la quête ou l’espoir d’une pacification ? Refusant la confrontation, ces images refusent également le spectaculaire ou la surenchère (médiatiques). Loin d’être les relais amplificateurs d’une violence qu’elles cherchent au contraire à désamorcer, sans toutefois la nier.

Faire face (à l’ordre)

Une autre œuvre est emblématique de ce même rapport, asymétrique, des regards. En 2007, l’artiste français Samuel Bianchini réalise une installation vidéo-numérique baptisée niform, qui met en scène à l’écran un cordon de CRS. Mais là aussi l’image ne donne pas à voir immédiatement ce qu’elle représente. À l’état figé, comme dans l’attente d’une révélation, sa réalité semble contenue dans un brouillard uniforme, maintenue dans une relative invisibilité. L’opacité, qui n’est toutefois pas totale, laisse peu à peu transparaître une vingtaine de silhouettes occupant la quasi-totalité de la surface d’un écran au fond d’une pièce plongée dans le noir. Lorsque des visiteurs pénètrent dans cet espace, a priori, rien ne se passe, aucun mouvement, aucune action. Ce n’est que s’ils s’approchent de l’image que celle-ci opère sa métamorphose.

Samuel Bianchini, niform, Grandes Galeries de l’École régionale des Beaux-Arts de Rouen, mai – juin 2007, Vidéo – 3’10’’, Images et montage : © Samuel Bianchini. URL : https://vimeo.com/46091872 . Consulté le 10/10/2023.

Il s’agit en effet d’une installation interactive qui réagit au mouvement et au déplacement du public. En fonction de la position de chacun des visiteurs, de leur avancée vers l’image, un capteur de présence active des processus informatiques qui transforment la résolution et la netteté de l’image. Le mécanisme est à la fois basique et très subtil. La « mise au point » de l’image vidéo projetée ne pouvant être obtenue que par celui qui s’en approche. C’est un peu comme si l’ombre portée de chacun ces visiteurs affectait l’image. Selon leurs déplacements, les spectateurs agissent donc sur la mise au point de l’image ; à mesure qu’ils s’en approchent l’ombre portée de leur silhouette semble révéler une partie de l’image qui leur fait face et devient progressivement nette. L’effet est particulièrement sidérant lorsque, à moins de cinquante centimètres de l’écran, chaque spectateur fait individuellement le point, devant lui, face à l’un des représentants des forces de l’ordre. L’installation provoque ainsi une promiscuité troublante et quelque peu dérangeante. La profondeur de champ variant selon le déplacement et la silhouette de chacun des spectateurs, l’œuvre crée un face-à-face personnel et collectif avec l’un ou l’ensemble des représentants de l’ordre.

Revue Turbulences Jean Paul Fourmentraux Sousveillance Contre Visualités 04
Samuel Bianchini, niform, 2007-2020, MOMus, Museum of Contemporary Art, Thessalonique, Grèce dans le cadre de la PhotoBiennale 2021, october 2021. Commissariat: Hercules Papaioannou avec le soutien de Rosa-Luxemburg-Stiftung © Samuel Bianchini – ADAGP.

Uniformisée par le flou, cette image l’est aussi par l’uniformité vestimentaire du cordon de policiers en tenue antiémeute […] L’image n’a pas qu’une seule zone de netteté, une seule profondeur de champ, mais plusieurs à la fois. Ces profondeurs sont localisées, individualisées et varient selon la position des différents spectateurs. À partir d’une image uniforme, chaque spectateur, par son avancée, révèle un homme singulier, un individu auquel il fait face (Samuel Bianchini, présentation de l’installation niform : https://dispotheque.org/fr/niform).

À cet instant, c’est le nombre qui opère. À l’instar de manifestants, le public forme un cortège faisant face à un cordon de CRS en faction. L’œuvre niform expose les visiteurs à ce corps-à-corps avec l’image et, par métonymie, avec les forces de l’ordre. Nulle possibilité ici d’esquiver la frontalité du regard ni la présence massive de ces policiers en tenue d’émeute représentés à l’échelle 1 (grandeur nature). L’expérience se veut également collective, au moment où chacun joue seul et avec les autres de sa silhouette, permettant de découvrir une ou plusieurs zones de l’image simultanément. L’œuvre de Samuel Bianchini ne se donne en effet pas au premier coup d’œil, mais implique une action sur l’image. C’est un peu comme si la police avait suivi et mis en œuvre le tutoriel de l’artiste Hito Steyerl : comment devenir invisible. L’œuvre How Not to Be Seen (2013), diffusée par la revue américaine Art Forum, mettait en scène l’artiste elle-même, vêtue d’un kimono noir, se grimant pour échapper aux technologies de vidéosurveillance, dans une parodie de tutoriel post-Internet dictée par une voix de synthèse : « La résolution détermine la visibilité, car tout ce qui n’est pas capté par la résolution devient invisible. » (Steyerl, 2020). Oscillant entre abstraction et représentation, l’installation de Samuel Bianchini semble elle aussi vouloir piéger le regard et déjouer la perspicacité du public.

On peut alors esquisser deux hypothèses d’interprétation de ce qui se joue à travers cette singulière expérience :

– imaginer que l’œuvre met ainsi en exergue les conditions d’une confrontation à venir, tout en soulignant le caractère déséquilibré du rapport de force. La distanciation n’ayant pu être assurée et maintenue, l’affrontement paraît inéluctable. En arrière-plan de la fascination exercée par cette inédite proximité, l’expérience est alors celle de la vulnérabilité, d’un public incarnant ici les citoyens de la République, face aux imposantes et hermétiques armures des forces de l’ordre. Ce rapport agonistique caractérise la relation souvent conflictuelle qui oppose les manifestants aux CRS : celle de l’opposition, de l’oppression, et hélas, de la répression violente ;

– mais on peut aussi tenter de lire la scène autrement. Confronté à la transparence brumeuse de l’image, c’est alors l’ensemble du corps (individuel et social) et non plus seulement l’œil qui est sollicité pour révéler la relation au pouvoir que représentent ici les forces de l’ordre. Ce rapprochement inattendu, ce corps-à-corps peut également être perçu comme une possibilité de rétablir un rapport apaisé. L’occasion d’une relation d’égal à égal, qui ne passerait plus par l’intimidation et la mise à distance ? Il serait même possible d’y voir une invitation au dialogue et à l’échange, ou la quête (utopiste ?) d’une relation, ré-humanisée, d’écoute mutuelle.

Revue Turbulences Jean Paul Fourmentraux Sousveillance Contre Visualités 05
Samuel Bianchini, niform, 2007-2020, Grandes Galeries de l’École régionale des Beaux-Arts de Rouen, France, avec Antonio Gallego, de mai à juin 2007 © Samuel Bianchini – ADAGP.

Cette seconde hypothèse ne résiste malheureusement pas au vécu des manifestations, dont l’issue s’abîme trop souvent dans la violence. Mais elle reste toutefois plausible, car dans l’installation que propose Samuel Bianchini l’affrontement n’aura pas lieu.

Sur le plan de l’image, l’installation contraste par conséquent avec le traitement médiatique spectaculaire qui met la plupart du temps l’accent sur les heurts violents, les dégâts causés, les blessures infligées, de part et d’autre. L’œuvre de Samuel Bianchini préfère s’en tenir à la suspension du rapport de force. À l’instar des photographies de Thierry Fournier, l’installation questionne la nature du lien et la « transparence » de la relation. Double transparence : au sens littéral, à travers une technique faisant passer l’image du flou au net ; au sens symbolique, aussi, qui opère et répond à une volonté de « mise au point » susceptible de déjouer ou de rééquilibrer le rapport de force. Difficile de ne pas y voir une anticipation des questions d’opacité et de transparence qui opposent aujourd’hui le regard du pouvoir à celui des citoyens. En écho à l’actuelle bataille des images, se joue ici une sorte de plaidoyer en faveur d’une plus grande netteté et transparence imposées aux gardiens de la paix.

Revue Turbulences Jean Paul Fourmentraux Sousveillance Contre Visualités 06
Samuel Bianchini, niform, 2007-2020, Grandes Galeries de l’École régionale des Beaux-Arts de Rouen, France, avec Antonio Gallego, de mai à juin 2007 © Samuel Bianchini – ADAGP.

L’œil du contre-pouvoir

Les réseaux sociaux regorgent d’images et vidéos qui donnent à voir ces face-à-face et altercations entre les forces de l’ordre et la population, dans le but de témoigner de ce que l’on nomme désormais les violences policières. En mai 2020, la maison des lanceurs d’alertes faisait état d’une augmentation significative des signalements de telles violences. Les réclamations pour manquement à la déontologie des forces de sécurité reçues par le Défenseur des droits, passées de 363 en 2011 à plus de 1 500 en 2018 3, n’ont en effet cessé de se multiplier par la suite 4

Mais définir la violence policière reste toutefois une gageure. La loi peine à véritablement légiférer en ce domaine : comment distinguer en effet entre l’exercice d’une « force légitime » et la multiplication de bavures ou de violences policières pénalement répréhensibles. Dans les faits, les controverses rhétoriques sont devenues la norme et une pléthore de cas litigieux restent la plupart du temps privés de réponses adéquates. Dans l’exercice de leur fonction, les forces de l’ordre peuvent légalement avoir recours à des techniques de contrainte pour neutraliser un prévenu. L’article R.434-18 du Code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale prévoit notamment que : « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace selon les cas. Il ne fait usage des armes qu’en cas d’absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut 5. » Or, lors d’interventions jugées risquées et qui échappent au contrôle, il peut hélas se produire des « bavures ». Employé improprement pour dénoncer des actions violentes, ou des exactions volontairement commises par les forces de l’ordre, ce terme désigne en réalité une conséquence accidentelle de l’action policière. La bavure qualifierait donc un simple accident, mais dont les conséquences peuvent néanmoins être dramatiques et échapper au droit et à l’éthique de la police.

De nos jours, du fait de leur récurrence, ces violences sont davantage perçues comme étant systémiques. C’est en ce sens que l’on parle volontiers de violences policières, pour qualifier leur caractère injuste ou gratuit, consigné par de multiples vidéos montrant notamment des manifestants projetés au sol et roués de coups ou victimes de tirs à bout portant. De telles violences, constatées et avérées, ont par exemple conduit le parquet de Paris à ouvrir une série d’enquêtes sur l’usage jugé dangereux de ces nouvelles armes de « dissuasion » introduites par la police ces dernières années : selon l’IGPN, « l’arme la plus génératrice de dommages est sans conteste le lanceur de balle de défense (LBD) ». Toutefois, la police peine encore à reconnaître l’ampleur et les conséquences de ces débordements et préfère y voir des évènements isolés : des « violences de policiers », ainsi requalifiées par l’ancien directeur général de la police nationale, Éric Morvan, pour isoler les rares dérives individuelles de quelques agents et dédouaner (ou dé-responsabiliser) la majorité des policiers et redorer l’intégrité du corps de la police nationale 6.

Le terme de violence demeure en lui-même assez ambigu, car il ne permet pas, ou mal, de discriminer entre les actes légitimes et légaux, bien que violents, régulièrement employés par les forces de l’ordre — perquisition, fouille au corps, arrestations et contrainte physique, menottes, etc. —, et leurs récurrents excès ou débordements. En l’absence d’une définition légale des critères permettant de qualifier les violences policières, seule reste la possible la constatation, en négatif, de manquements au Code de déontologie : telles que les exactions intentionnellement commises par les forces de l’ordre, outrepassant le cadre « prévu par la loi », dis-« proportionnées à la gravité de la menace » et ne répondant plus à la « nécessité ». Ont pu être ainsi dénoncées, notamment, les violences à l’origine de la mort de Cédric Chouviat, survenue le 5 janvier 2020 suite à un contrôle de police. Les policiers avaient déclaré une crise cardiaque pendant l’interpellation du conducteur de quarante-deux ans, père de cinq enfants, sur les quais de Seine, à Paris. Or l’enquête qui a suivi a pu révéler, au contraire, une mort par asphyxie avec fracture du larynx suite à un plaquage au sol par plusieurs policiers. Ce type d’incident, qui émaille tout le XXe siècle, semble pourtant en pleine recrudescence : citons pour mémoire et sans remonter trop loin, sur le seul territoire français, les morts de Vital Michalon en 1977 à Malville, Malik Oussekine en 1986 à Paris, Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois en 2005, Rémi Fraisse en 2014 à Sivens, Adama Traoré en 2016 dans le Val-d’Oise, Zineb Rédouane en 2018 à Marseille. L’ensemble de ces affaires relève bien de ce que l’on nomme aujourd’hui « violences policières », qu’il s’agisse d’exactions volontaires, de violations des règles déontologiques comme le contrôle au faciès 7, de comportement injurieux ou de pratiques infractionnelles comme l’abus de surveillance, l’arrestation frauduleuse, l’intimidation, la répression politique, les injures à caractère raciste, ou les atteintes à l’intégrité physique.

Dans son bulletin mensuel Que fait la police ?, l’Observatoire des libertés publiques (Ligue des droits de l’homme) a recensé en moyenne de dix à quinze morts par an et entre cinq cents et mille morts directes ou indirectes en quarante ans à la suite d’opérations de police. Le profil type du décédé est « un jeune homme des quartiers populaires, d’origine maghrébine ou d’Afrique noire ». Si le refus d’un dépôt de plainte est en principe illégal  8, dans la pratique, il n’est pas rare que les policiers ou gendarmes refusent de consigner une plainte pour « violences policières » dirigée contre l’un ou l’une de leurs collègues. Le plaignant se verra alors contraint de s’adresser à des autorités externes, telles que le Défenseur des droits, ou d’adresser une lettre recommandée avec accusé de réception directement au procureur de la République, ou encore porter plainte auprès de l’IGPN chargée de contrôler l’administration policière. Mais dans les faits, les suites données à ces plaintes restent aléatoires, si bien que le plus souvent ce sont les réseaux sociaux qui ont eu ces dernières années le plus grand impact et ont parfois permis, tout en médiatisant très largement les faits, de générer des enquêtes circonstanciées.

Les policiers eux-mêmes sont pourtant appelés, dans le cadre de leur fonction, à signaler ce qui contreviendrait au bon respect des règles de déontologie de la police. Dans ce cadre, dénoncer les violences policières est institué comme un devoir. L’article 40 du Code de procédure pénale 9 en fait même une obligation, en imposant à tout fonctionnaire qui a eu connaissance « dans l’exercice de ses fonctions, d’un crime ou d’un délit, d’en donner avis sans délai au procureur de la République ». Par conséquent, tel que stipulé par l’article R434-5 10 du Code de déontologie de la police et de la gendarmerie nationale, si un agent de police a été témoin de violences policières, ou de tout acte « manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public », il est tenu de signaler ces faits. Il est bienvenu, dans ce cas d’espèce, de saisir sa hiérarchie, et même, le cas échéant, de lui désobéir 11 si les ordres et instructions reçues par le policier ou le gendarme paraissent entraver le respect de la loi sur l’ensemble du territoire et à l’égard de chacun.

Dans le cas où la déclaration ne serait pas entendue ou justement considérée, le Code de déontologie prévoit en outre que l’agent des forces de l’ordre puisse « faire part de ses objections à l’autorité qui le lui a donné, ou, à défaut, à la première autorité qu’il a la possibilité de joindre ». Le fonctionnaire de police peut alors devenir, lui-même, un « lanceur d’alerte » et à ce titre faire l’objet d’une protection spécifique en vertu de la loi Sapin II 12. Enfin, l’IGPN a également mis en place une cellule nommée « Signal Discri » afin que d’éventuels faits de discrimination ou de harcèlement, dont les agents pourraient être témoins ou victimes, puissent être dénoncés 13. Une Maison des lanceurs d’alerte 14 a été créée, agrégeant un collectif de dix-sept organisations (associations, syndicats…) en soutien à l’ensemble des citoyens souhaitant lancer l’alerte ou l’ayant déjà lancée. Cette même structure propose également d’aider les policiers et gendarmes dans leurs démarches en leur apportant un soutien juridique adapté à leur situation.

En mai 2021, faisant face à ces dérives autoritaires de l’État, le Conseil constitutionnel a censuré l’article 24 de la proposition de loi de sécurité globale. Cette dernière, qui répondait directement à une demande des syndicats policiers, a été jugée liberticide et susceptible de porter atteinte au devoir d’information médiatique. Mais dans sa globalité, la plupart des articles de cette même proposition de loi – renommée « loi de sécurité globale préservant les libertés » – ont été entérinés. Aujourd’hui, malgré le retentissement qu’ont pu avoir les faits de violences dénoncés par l’opinion publique, ces derniers se sont encore multipliés. La censure de l’information s’exerce désormais de façon détournée, par un renforcement du contrôle et un filtrage des images virales sur les réseaux sociaux, imposant de masquer les images, de flouter les visages, autant de contraintes imposées qui brident les initiatives et la liberté des internautes.

Transparence vs obscurité

Les œuvres de Thierry Fournier et de Samuel Bianchini ravivent un débat séculaire : peut-on filmer ou photographier les forces de l’ordre ? Qui surveille les surveillants ? Devant l’injonction à la transparence et face à l’abolition de toute obscurité, l’art peut-il avoir un rôle à jouer ? En France, le projet de loi de « sécurité globale » a cristallisé les tensions. Le 10 novembre 2020, une tribune émanant de plusieurs sociétés de journalistes et de rédacteurs de grands médias français pointait et dénonçait les dérives liberticides pour la liberté d’expression de l’article 24 de la proposition de loi : « Cette mesure, qui vise à limiter la diffusion d’images des forces de l’ordre, ne peut qu’attenter à la liberté d’informer – celle des journalistes, et plus généralement celle de tout citoyen 15. » Unanimement, il a été demandé aux parlementaires, en vertu des droits démocratiques essentiels, que cet article puisse être retiré du texte de loi. Ce n’était pas tant l’objectif affiché par les promoteurs de l’article 24, visant à « protéger ceux qui nous protègent » qui était contesté. Mais cette intention louable ne devait et ne pouvait en aucun cas justifier la privation de liberté des journalistes comme des citoyens, susceptibles d’être poursuivis pour avoir diffusé, par quelque moyen que ce soit, « l’image du visage ou tout autre élément d’identification » – à l’exception du numéro de matricule, dit « RIO » – d’un policier ou d’un gendarme en intervention. Ce nouvel article, dans sa première version, était en effet assorti de la création et définition d’un délit ad hoc, puni d’un an de prison et de 45 000 euros d’amende. Adopté une première fois à l’Assemblée nationale le 17 novembre 2020, l’article 24 a finalement fait l’objet d’un toilettage et s’est vu renommé et promulgué le 25 mai 20219 en « loi pour une sécurité globale préservant les libertés ». Dans les faits, cette loi initiée par les députés LREM Alice Thourot (Drôme) et Jean-Michel Fauvergue (Seine-et-Marne, ancien patron du RAID), massivement soutenue par le gouvernement et les principaux syndicats policiers, proposait d’instaurer un renforcement des pouvoirs de la police, l’accès aux images des caméras de surveillance, la captation d’images par les drones et par les caméras-piétons. En mai 2021, suite à la forte mobilisation qu’avait suscité la proposition de loi « sécurité globale », dans la rue, dans la presse, parmi les défenseurs de la liberté d’information et contre les violences policières, le très controversé article 24, devenu l’article 52, visant à protéger les forces de l’ordre en opération en pénalisant la diffusion malveillante de leur image, a finalement été renvoyé devant le « conseil constitutionnel » qui a statué en prononçant la censure totale ou partielle de 7 des articles de la proposition de loi. Selon le Conseil, ledit article 24 ne parvenait pas à concilier l’équilibre « entre les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et le droit au respect de la vie privée ». Les membres de l’institution ont jugé que « le législateur [n’avait] pas suffisamment défini les éléments constitutifs de l’infraction contestée » et « [méconnaissait] le principe de la légalité des délits et des peines ».

Contre l’obscurité, les autorités surveillantes ont instauré la transparence absolue comme régime de contrôle. On peut y voir un retour aux archaïsmes du XVIIIe siècle s’appliquant à inventer de nouveaux dispositifs visuels et institutions de surveillance (Foucault, 1975) dans l’objectif d’abolir non seulement toutes les zones d’ombres de la psyché individuelle, mais aussi toutes les zones d’opacité de la vie commune. Le corolaire paradoxal de l’enfermement (ou du confinement contemporain), de la soustraction à la vie commune et à l’attention d’autrui, résidait en effet dans le projet et la volonté d’une totale transparence. D’où il résulte cependant une véritable asymétrie de la visibilité, constituant le principal moteur de la surveillance : voir sans être vu ! Surveiller revient alors à confisquer la puissance de voir d’autrui, que l’on veut soumettre à son contrôle et à son pouvoir. Mais surveiller suppose aussi de conférer à cette domination une dimension visible ou ostentatoire. Montrer que l’on surveille, que l’on domine du regard, devient un enjeu symétrique de l’exercice du pouvoir. Car en effet, le pouvoir doit se montrer, se rendre visible au moins partiellement pour fonctionner. Dès lors, si la grande affaire du pouvoir reste bien de tenir les sujets sous son œil, une autre question se pose désormais qui est de savoir et de déterminer ce qui, en retour, peut être montré du regard. Autrement dit, lorsque le pouvoir s’octroie un œil pour mieux voir, surveiller et unifier, il ne peut qu’accepter aussi de laisser transparaître quelque chose de lui-même, qui peut être vu et montré.

Peuvent intervenir et opérer ici ce que je propose d’appeler une « esthétique de la sousveillance ». On trouve une première acception du terme de « sousveillance » sous la plume de l’ingénieur canadien Steve Mann qui invitait les citoyens à se saisir des dispositifs désormais largement disponibles — tels que les caméscopes, téléphones, réseaux sociaux, tablettes, smartphones et autres — pour produire une sorte de panoptique inversé, « regarder d’en bas » (watching from below) et opérer une contre-surveillance des différentes formes de pouvoirs étatiques ou commerciaux 16. Dans un autre sens, la sousveillance restitue en quelque sorte à l’obscurité sa valeur refuge, elle remet au centre de l’attention les actes de résistance et le concours du commun. Il en résulte une réversibilité du regard et un nouveau partage du visible, opérant telle une contre-visualité, réclamant en tant que telle un droit de regard. Il s’agit d’un dissensus avec la visualité qui implique :

Un différend sur ce qui est visible en tant qu’élément d’une situation, sur quels éléments visibles relèvent du commun, sur la capacité des sujets à désigner ce commun et à le réclamer (Rancière, 2004, p. 6, cité par Mirzoeff, 2011, p. 25). […] On visualise un autre monde, on travaille à le créer. On cherche l’autonomie du droit de regard, on veut échapper à la visualité des grands hommes. En un mot, un nouveau partage du sensible doit avoir lieu, qu’il faut non pas seulement décrire ou analyser, mais faire (Mirzoeff, 2016, p. 43).

Le terme de contre-visualité proposé par Nicholas Mirzoeff nous rappelle combien la visibilité est un champ de bataille, une question de pouvoir et non pas simplement « une question d’œil ou de moyen biologique de la vision » (Mirzoeff, 2016, p. 31). La visualité, conçue comme une stratégie de pouvoir, organise et hiérarchise le domaine du visible : entre qui peut voir, qui croit voir, qui ne voit pas, qui ne peut pas voir, mais aussi qui manipule le visible et en tire parti au détriment de ceux qui n’y accèdent pas. Dans ce contexte, la contre-visualité opère comme une tactique ou une ruse consistant en une réappropriation du visible par ceux qui ne sont pas mis en capacité de voir. Les travaux menés depuis de nombreuses années par Marie-José Mondzain nous éclairent sur ce point et rappellent combien le pouvoir dominant doit être attribué non seulement à la finance et aux armes, mais aussi aux moyens de communication et de médiation par les visibilités (Mondzain, 2003 et 2017). La philosophe nous invite notamment à distinguer les images qui prennent la parole (confisquent le voir), des images qui au contraire donnent la parole (affûtant le regard). Cette même dualité est reprise et amplifiée par la réflexion de Didi-Huberman autour de ce qu’il préfère nommer la « puissance des images » (Didi-Huberman, 2016). En écho à la conception spinozienne qui distingue la potentia (puissance) du potestas (pouvoir), Didi-Huberman identifie à son tour des images puissantes, distinctes des images de pouvoir. Or, montrer la puissance des images revient surtout à donner le temps de les regarder, à ouvrir la possibilité de leur mise en relation, d’un travail de contextualisation, d’une pensée, d’un montage. Il s’agit, par le regard, de dépasser l’enchantement ou le ravissement qu’elles procurent, pour saisir que les images inquiètent et alertent, se font objet de dialogues, voire de conflits. Celles-ci n’acquérant leur valeur qu’à travers une pratique, au-delà de toute prétention ontologique.

L’image est un choc, un montage dialectique, au sens du dialogue mais aussi du conflit. Voilà pourquoi les images ne sont pas des objets, mais des actes. C’est un champ de bataille. À chaque fois qu’on parle d’une image, on fait de la politique (Didi-Huberman, 2012).

À ce titre, les images conservent toute leur ambivalence : catalyseur de fascination et de séduction, elles constituent simultanément le moteur d’une surveillance paroxystique et d’une possible rébellion. La ruse étant aussi de donner à voir l’invisible, non plus uniquement au sens de ce qui n’est pas perceptible à l’œil nu, mais au sens de ce qu’on se refuse à voir, de ce qui est relégué à l’invisibilité.

Références

Bartholeyns, G. (2016). Dans Bartholeyns, G. (dir.), Politiques Visuelles. Les presses du réel.

Codaccioni, V. (2021). La Société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires. Textuel.

Didi-Hubermann, G. (2012). Interview dans Télérama 3283, 12 décembre, p. 4-8.

Didi-Hubermann, G. (2016). Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’Histoire, 6. Minuit.

Dufresne, D. (2019). Dernière sommation. Grasset.

Flusser, V. (1996). Pour une philosophie de la photographie. Circé.

Foucault, M., (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Gallimard.

Fourmentraux, J-P. (2020), antiDATA, la désobéissance numérique. Les presses du réel.

Fourmentraux, J-P. (2023). Sousveillance. L’œil du contre-pouvoir. Les presses du réel.

Mann, S. (1998), “Reflectionism” and “Diffusionism”: New Tactics for Deconstructing the Video Surveillance Superhighway. Dans Leonardo, vol. 3, n° 2, p. 93-102.

Mann, S. et al. (2002), Sousveillance: Inventing and Using Wearable Computing Devices for Data Collection in Surveillance Environments. Dans Surveillance & Society, vol. 1, n° 3, p. 331-355.

Mirzoeff, N. (2011), The Right to look. A Counterhistory of Visuality. Duke University Press.

Nicholas Mirzoeff. (2016). Enfin on se regarde ! Pour un droit de regard. Dans Gil Bartholeyns (dir.), Politiques Visuelles. Les presses du réel.

Mondzain, M-J. (2003). Le Commerce des regards. Seuil.

Mondzain, M-J. (2017). Confiscation : des mots, des images et du temps. Les Liens qui libèrent.

Rancière, J. (2004) Introducing Disagreement, dans Angelaki 9/3.

Tardy, J-N. (2007). Visibilité, invisibilité. Voir, faire voir, dissimuler ». Hypothèses, 1 (10), p. 15-24. URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2007-1-page-15.htm.

Steyerl, H. (2020). How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational, MOV File, 2013. Vidéo HD, écran unique dans un environnement architectural, 15’52’’. Image CC 4.0. Artforum. URL : https://www.artforum.com/video/hito-steyerl-how-not-to-be-seen-a-fucking-didactic-educational-mov-file-2013-51651.

  1. Voir notamment le carnet de recherches de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) proposant des Perspectives sur l’après Georges Floyd. URL : https://www.ehess.fr/fr/carnet/après-george-floyd. Consulté le 10/10/2023.[]
  2. Le 14 mars 2019, David Dufresne avait reçu le Grand Prix du jury du journalisme des mains des journalistes du Monde, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, couronnant son engagement. Voir également son roman politique : David Dufresne, Dernière sommation, Paris, Grasset, 2019.[]
  3. Cf. URL : https://www.defenseurdesdroits.fr/. Consulté le 23/09/2023.[]
  4. Le média indépendant en ligne Basta ! a recensé 676 morts à la suite d’interventions policières ou du fait d’un agent des forces de l’ordre sur une période de 43 ans allant de janvier 1977 jusqu’à décembre 2019. Une augmentation du nombre de cas de décès que l’on constate également, mais dans des proportions moindres, en consultant les statistiques officielles de la police (recensements de l’IGPN).[]
  5. Cf. URL :  https://www.interieur.gouv.fr/Le-ministere/Deontologie. Consulté le 23/09/2023.[]
  6. Cf. URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/11/les-violences-policieres-sont-le-reflet-d-un-echec_6025530_3232.html. Consulté le 23/09/2023.[]
  7. Cf. Article R434-16 du Code de déontologie.[]
  8. Cf. Article 15-3 du Code de procédure pénale.[]
  9. Cf. URL : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?cidTexte=LEGITEXT000006071154. Consulté le 23/09/2023.[]
  10. Cf. URL: https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000028285869&cidTexte=LEGITEXT000025503132&dateTexte=20160201. Consulté le 23/09/2023.[]
  11. Cf. URL : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006417216&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=19940301. Consulté le 23/09/2023.[]
  12. Cf. URL : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000033558528&categorieLien=id. Consulté le 23/09/2023.[]
  13. Cf. URL : https://www.police-nationale.interieur.gouv.fr/Organisation/Inspection-generale-de-la-Police-nationale/Signalement-IGPN. Consulté le 23/09/2023.[]
  14. Cf. URL :  https://mlalerte.org. Consulté le 23/09/2023.[]
  15. Voir «L’Article 24 de la future loi “sécurité globale” menace la liberté d’informer, alertent des sociétés de journalistes », Le Monde, 10 novembre 2020 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/10/l-article-24-de-la-future-loi- securite-globale-menace-la-liberte-d-informer-alertent-des-societes-de-journalistes_6059188_3232.html []
  16. Cf. Steve Mann, 1998 et 2002. Il est remarquable que l’ingénieur canadien emploie ici le français « sous » (en bas) et « veiller » (regarder). []