Introduction
Je me propose de partir de l’observation de la relation entre le baril de graisse dans Moby‑Dick de Herman Melville et les containers filmés par Allan Sekula dans the Forgotten Space et Fish Story. Cette relation permet de considérer ces ressources comme des images-véhicules (ou « véhicules d’images » (Bilderfahrzeuge, Warburg, 1906) qui nous informent en effet sur une société industrielle tournée vers la consommation, la globalisation et, par extension, l’usage et le transit massif des images, mais aussi sur leur pouvoir de mutinerie. Dans ce contexte, la représentation de l’animal y est a priori monétisée par la rationalisation des masses et du volume. Toutefois le roman de Melville produit un renversement de lecture de l’animal-baril et introduit une nouvelle donnée d’échange de valeur chair contre chair. Alors, il convient d’interroger ce renversement des rapports (d’usure, de prêt et de dette) homme versus animal, du chasseur et du chassé. L’analyse d’un tel système suggère d’imaginer un registre d’image qui pourrait être qualifié d’image-animale afin de voir où cette hypothèse nous conduit.
Si l’idée d’ensemble parait prévaloir sur la considération d’une suite d’images isolées, on pourra discuter de cette conception consumériste, en mouvement et liquide (dirait Z. Bauman), qui conduit à l’effondrement du monde, pour tenter de voir comment la production d’image peut être, paradoxalement, assimilée à une chasse. Cette production d’image est une manière d’armer le regard (Vertov, 1926), une façon de nouer un autre type de relation désindustrialisée au réel, à l’animal en particulier et, par extension, au vivant. Je m’éloignerai de Melville pour observer une petite flamme qui brille dans la nuit émise par George Shiras, méthode indienne de chasse, mais qui consiste, dans le cas de Shiras, non pas à tuer, mais à capturer une image du vivant. Ce n’est pas un regard qui tue, ce n’est pas une image qui résulte du productivisme. Cette image révèle la vie cachée au cœur de la nuit. Elle expose la continuité humain-animal qui se trame à cet instant de fixation de l’image, à savoir une hybridation par l’image du sauvage et du domestique, une expérience de la durée.
Cet article est le pendant d’un film de vingt minutes que j’ai réalisé (Baumann, 2022). Ce dernier propose une libre interprétation du récit melvillien. Il s’intitule provisoirement Pensée océanique, image, réel, réconciliation 1. Il décrit de façon fragmentaire le transit des images à travers la nuit du présent. Il décrit la rencontre avec des êtres eux-aussi hybrides, des êtres autonomes qui continuent de vivre dans le continuum issu de « l’entrelacement du sauvage et du domestique » (Stépanoff, 2023), là où subsiste un certain esprit de rébellion.

Image-conteneur et image-sensible
Si l’image et ses logiques de transport sont chargées de leurs métadonnées (informations de date, localisation, poids, etc.), l’image est elle-même métadonnée du réel par excellence puisqu’elle peut apporter un grand nombre d’informations sur celui-ci.
Sur ce point le travail d’Allan Sekula, The Forgotten Space (réalisé en 2010) et au préalable Fish Story (réalisé entre 1989-1995) montrent combien l’image en tant que métadonnée du réel peut être outil d’analyse critique de l’hypermobilité, de la globalisation et du monde du travail.
Il n’y a alors qu’un pas à faire, que je prolongerai par la suite, entre l’observation des modes de transport de marchandises à bas coût en porte-conteneurs et les systèmes de transport de masse des images produites elles aussi à bas coût, images qui pourraient être qualifiées d’images-conteneurs caractérisant ainsi à la fois leur nature et leur mode de transit.
Le projet mené par Sekula pendant plusieurs années représente une enquête profonde sur l’industrie maritime, les relations qu’entretient l’humain avec la machine et son effroyable impact sur le monde marin et terrestre. Si on résume souvent ce travail à une réflexion sur les effets de la globalisation, la lecture en détail de cette œuvre au long cours, construite à partir de films, de photographies, de notes, de dessins et d’entretiens (ce que Sekula nomme des disassembled movies – pièces détachées) décrit un monde marin paradoxal où les humains inscrits dans cette suite industrielle sont eux-mêmes les instruments capitalistes de cette recherche de productivité intensive qui couvre le transport de denrées et d’énergies fossiles en particulier, ainsi que la pêche.
Dans le flux d’images actuel, facilement assimilable à un flux d’images-conteneurs, il pourrait être intéressant de chercher à qualifier cette métadonnée sensible tout en cherchant à élargir sa considération au-delà de l’humain, contenue en chaque chose qui nous tombe sous le regard, avec laquelle on engage une relation.
Ce corpus documentaire et les images photographiques et filmiques en particulier de The Forgotten Space (2010) et de Fish Story (Sekula, 2018-1995) prouvent combien le regard que porte Sekula sur ce monde réel, et les relations qu’il noue passagèrement ou en profondeur avec les personnes qu’il rencontre, tente de se dégager d’une lecture qui, elle aussi, pourrait être globale au profit d’une approche du détail. Cette lecture du détail se traduit par une construction sensible des images, qui tente de déceler, derrière les gestes mécanisés et la dévalorisation de l’identité du travailleur ou de la travailleuse de la mer, une présence sensible, une humanité invisibilisée. Sekula semble attaché à saisir la tension relationnelle qui se joue entre un individu et son outil avec son environnement de travail. Il privilégie cette relation d’un à un (homme / machine) et par sa présence tente de construire une nouvelle relation triangulaire entre ce couple industriel et lui-même. L’appareil (photographique ou caméra) y tient une place déterminante. Non seulement il enregistre une donnée du réel qui deviendra matière du récit, mais il participe bien souvent pleinement à la construction d’un tissu relationnel humain. Le travailleur ou la travailleuse laisse souvent voir les expressions d’un consentement : « Je te permets de me filmer » — qui résulte sans aucun doute d’une considération bienveillante de la part de Sekula —, ou « Je porte un peu avec toi la charge de ce labeur en m’engageant à le rendre visible. J’ai conscience de ce qui est et de ceux qui font. Je sais que ce transit global résulte de gestes durs, de maintenance, de déplacements de lourdes masses, d’épreuves physiques, d’usure des corps ». En un mot, c’est le bagne. Les images de Sekula sont chargées de cette métadonnée sensible qui est en quelque sorte une petite flamme, celle d’un entendement, d’une forme de convivialité réhabilitée. Convivialité au sens entendu par Illich, c’est-à-dire une manière de réhabiliter l’être à l’encontre de l’avoir (Illich, 2004, p. 483), c’est-à-dire encore une limitation de l’outil au profit de « la survie, l’équité et l’autonomie créatrice » (Illich, 2004, p. 473). Dans le flux d’images actuel, facilement assimilable à un flux d’images-conteneurs, il pourrait être intéressant de chercher à qualifier cette métadonnée sensible tout en cherchant à élargir sa considération au-delà de l’humain, contenue en chaque chose qui nous tombe sous le regard, avec laquelle on engage une relation.
Nombreuses sont également les images qui, ainsi, incarnent des valeurs vivantes sans donner à voir l’humain à l’ouvrage. Par exemple, dans Fish Story une photographie montre un casque antibruit sur lequel l’ouvrier a écrit : « I can not be fired slaves are sold » (Je ne peux pas être licencié, les esclaves sont vendus) (Sekula, 2018-1995, p. 66). Ces données du réel constituent les métadonnées de structures manquantes, invisibles et en effet oubliées qui, toutefois, délivrent des indices de résistance de ces travailleurs de la mer (Hugo, 2012-1866).

Soumission et mutinerie
Dans le contexte industriel décrit par Fish Story et The Forgotten Space, le container incarne cet étrange paradoxe, corps matériel rempli d’objets matériels manipulés par des corps invisibilisés, temporairement dématérialisés par des logiques de transports hyper-rapides (à relativiser) sur des océans appréhendés comme des réseaux à haut débit. À l’image des données numériques et de leur transmission, l’existence et le temps de l’objet passés dans un container sont hors du temps et hors de toute existence, isolés, compressés, logés dans un angle mort qui aspire avec lui toute cette humanité appareillée par l’industrie. Le travail de Sekula donne à voir ce qu’on ne mesure pas, ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne vit pas, ce qu’on ne considère pas, sans quoi les objets qu’on emploie chaque jour deviendraient inacceptablement surchargés de métadonnées humaines qui les rendraient inutilisables. Sekula rend sensible une logique de la fragmentation et la dissociation résolument contre écologique puisqu’elle isole chaque partie d’un système global pour abstraire les liens qui relient, en particulier, la zone de production d’un objet à son utilisateur. À l’inverse, une pensée écologique serait une pensée qui traiterait du sens de ces relations. Plutôt que d’accepter cette invisibilisation par intérêt et pleutrerie, on devrait plutôt voir ce qui est et infléchir nos modes de consommation des objets en choisissant ceux qui résultent de modes de production adaptés. En redonnant de la visibilité à ces liens on permettrait à chacun d’adopter une position critique sur son mode de consommation. Parce qu’il réhabilite les interactions entre les individus et stigmatise leur dépendance aux outils industriels, le travail de Sekula peut être reçu comme une approche écologique et critique de la globalisation, qui consiste à forger une écologie des images qui prend appui sur la production de métadonnées sensibles des espaces de transit. L’hypothèse suggérée par le travail de Sekula consiste à redonner de la valeur aux corps et aux expressions de la mutinerie qui couve sous les braises de la soumission. Ainsi, il capte ces indices de résistance, relève encore des messages punitifs manuscrits sur des blocs de maintenance dans une salle des machines (d’un des cargos de la société Sea-Land Quality) :
« Question ?
De-flagging.
Is it true
Sea-Land will
use Russian officers
with Vietnamese crew ?
They are digging
up Jack Kennedy
to see if he’s rolled
in his grave.
They couldn’t beat us
so they’ll unemploy us !
God bless corporate America 2. » (Sekula, 2017, p. 19)
L’ombre révolutionnaire du Cuirassé Potemkine plane, comme celle de Billy Budd auquel renvoie encore Sekula : « Un mécontentement raisonnable, […], et attisé par des braises ardentes projetées par-dessus la Manche depuis la France en feu, était devenu un embrasement échappant à toute raison. »3. » (Sekula, 2017, p. 20, Melville, 1891, p. 242).
Sekula écrit à ce sujet : « La plupart des histoires de mer sont des allégories de l’autorité. Rien qu’en ce sens, la politique n’est jamais loin. Le navire est l’un des derniers bastions sans équivoque de l’absolutisme, du système politique derrière le drapeau qui flotte à la poupe, ou derrière le drapeau ou le logo de l’entreprise derrière le drapeau qui flotte à la poupe. Cela rend les navires d’autant plus curieux et anachroniques à une époque qui se veut celle de la démocratisation mondiale. Les navires fonctionnent à la fois comme des prisons et comme des moteurs de fuite et d’évasion. La mutinerie, aussi désuète soit-elle en tant que forme de rébellion, conserve d’une certaine manière sa menace et sa promesse, sa prétention à transformer la prison elle-même en un véhicule de fuite. Même les passagers âgés et aisés des navires de croisière sont parfois considérés comme capables de se mutiner, et il ne fait aucun doute qu’un feuilleton télévisé a été ou sera réalisé sur ce thème 4. » (Sekula, 2017, p. 20)
Image-rebelle et image-véhicule (Bilderfahrzeuge)
Il y aurait probablement une analogie possible à suivre entre l’aptitude que possède le navire à être un véhicule de fuite, que Melville avait lui-même vécu dans sa jeunesse à plusieurs reprises, et l’image photographique qui endosse elle aussi cette fonction de véhicule, une « image-véhicule » ou une « image-omnibus 5 » comme l’avait décrite dès 1906 Aby Warburg (Haug, 2019, en ligne). En effet si l’image-véhicule warburgienne renvoie au début de la diffusion de masse d’images florentines bon marché, la logique des porte-containeurs induit d’imaginer également ce flux d’images de masse comme véhicule de la domination économique, comme objet de trafic en somme, et l’extension dans le champ visuel de ce qu’est l’argent dans le champ de la transaction marchande : « une façon de faire entrer tous les objets du monde, ici par leur image, dans un système d’échange généralisé » commente Olivier Lugon (in Sekula, 2013, p. 178) en préambule au texte « Trafics dans la photographie » de Sekula.
Il y aurait probablement une analogie possible à suivre entre l’aptitude que possède le navire à être un véhicule de fuite, que Melville avait lui-même vécu dans sa jeunesse à plusieurs reprises, et l’image photographique qui endosse elle aussi cette fonction de véhicule, une « image-véhicule » ou une « image-omnibus » comme l’avait décrite dès 1906 Aby Warburg.
De plus, Sekula donne aussi à l’image, j’écrirais presque naturellement, un rôle essentiel comme moteur de fuite et de rébellion. L’image-rebelle de Sekula entreprend en quelque sorte une analyse critique du mécanisme contemporain des images-véhicules assimilables de nos jours à des images-conteneurs et à leur économie globalisée de la mobilité, rapprochement récemment interrogé par Emmanuel Alloa (Alloa, 2023).
C’est criant, lorsqu’on observe avec attention les photographies de Sekula ; elles portent avec elles la mutinerie qui couve. Ce sont des images qui sortent du régime de diffusion de masse. Elles distillent avec pondération les indices (métadonnées ?) de la résistance humaine qui s’opposent à la globalisation. C’est pourquoi j’ai appelé ces images-rebelles, images-sensibles ou image-conviviales.
Images-barils
Le travail de Sekula, à travers ses textes critiques en particulier, montre combien cette montée industrielle et les signes de résistance à son encontre prennent en particulier racine à la fin du XIXe siècle. Le cas de Billy Budd de Herman Melville est une des composantes des lectures de Sekula. Dans un autre ouvrage de Melville, Moby-Dick, s’y trouve également décrite l’industrie baleinière. En lieu et place des containers, des barils de graisse étaient eux aussi industriellement accumulés. Avant que le pétrole ne soit découvert, la graisse constituait l’un des principaux combustibles de masse et était également employée comme excipient pour de nombreux produits. Les baleiniers partaient alors en campagne pendant plusieurs mois, voire années, chassaient les cachalots et autres baleines franches, les transformaient sur leur bateau usine. La graisse y était fondue et mise en barils, avant de transiter jusqu’à leur port d’attache de la côte Est des USA en particulier (Nantucket, New Bedford, etc.). La valeur de ces barils était affectée à des quantités calibrées et ces quantités étaient elles-mêmes rapportées à des masses animales au détriment de toute conscience écologique.
Comme les containers, les barils accumulés sur le Pequod — baleinier du capitaine Achab dans Moby-Dick —, peuvent tout à fait être considérés comme des métadonnées du réel, puisqu’ils ne sont rien d’autre que des informations un peu particulières d’un réel qui ne s’est pas fait compresser, mais fondre. En effet, l’animal découpé en tranche de lard était alors liquéfié pour être stocké dans des volumes rationnalisés, en tonneau. Objet de spéculation intense et de trafic, chaque baril de graisse représentait une valeur énergétique et marchande qui permettait de satisfaire les besoins de consommation d’une société industrielle en plein essor. Néanmoins, tout baril de graisse reste une représentation d’un corps animal. Chaque baril contiendrait en quelque sorte l’ADN / métadonnée de l’animal augmentée d’un corpus d’informations qui, quant à elles, renvoient également à l’économie baleinière elle-même. Les tonneaux de bois, leur numérotation, leur enregistrement dans des registres, ainsi que leur mode de rangement augmentent la « métadonnée animal » d’un supplément de « métadonnées industrielles ». Mais naturellement, à l’image des images-véhicules de Warburg, ce sont indéniablement des formes appauvries. Ce sont des chairs à corps perdu, des animaux liquéfiés, des images marchandises. Melville décrit en détail l’organisation de cette économie rationnalisée et la monétisation de la masse animale. Toutefois c’est une entreprise à haut risque. À la fin du XIXe siècle, l’exploitation baleinière est encore une chasse, une confrontation entre l’homme et l’animal, où chacun a sa chance au péril de sa vie. Il faut faire preuve d’agilité, de vitesse, de vigilance, d’intelligence des milieux et de témérité. Comme pour toute activité économique à haut risque les gages sont souvent de forte valeur. Les profits peuvent être importants comme les pertes. C’est souvent chair contre chair.
Chasse, chair et image-animale
En règle générale, un navire baleinier comme le Pequod quittait l’Est des États-Unis, longeait l’Amérique du Sud, franchissant le Cap Horn, remontait dans les aires centrales du Pacifique pour engager sa campagne de chasse dans des zones à forte densité en cétacés, avant de revenir par la même voie les cales pleines de chair animale. Toutefois, dans Moby-Dick, s’opère un renversement qui mérite d’être questionné : Achab méprise l’appât de la capitalisation des masses de graisse pour venger une perte, celle de sa jambe arrachée par Moby Dick (le cachalot blanc). En réaction contre la marchandisation capitaliste du monde vivant, l’animal a pris la chair même d’Achab pour gage et renverse ainsi les rapports de pouvoir et de valeur. C’est chair contre chair. Ça a un prix. La perte d’un bout de jambe, la souffrance, l’humiliation d’avoir été vaincu par une bestiole, tout ceci vaut bien plus que la capitalisation des images-barils. On pourrait presque parler de péché d’usure. Le gage est intenable pour Achab, seule la vie de Moby Dick pourra compenser la perte. La vengeance est aussi une affaire de contrepartie démesurée. Achab décide de filer à l’envers, tire en effet au Sud avec son équipage, mais bifurque rapidement en direction du Cap de Bonne espérance pour entreprendre une circumnavigation à contre-courant qui devrait lui permettre de croiser la trajectoire du cachalot blanc, ce qui advint. Le combat fut titanesque. Avec la destruction corps et bien de l’équipage d’Achab, plongent au fond de la nuit océanique toutes les images du monde humain et deux d’entre elles en particulier. Premièrement, la disparition des images-barils signe l’effondrement du monde de la productivité, de la capitalisation bornée, de l’avoir, en somme. La mise en morceau par Moby Dick du corps d’Achab anéantit une seconde image particulièrement complexe, qu’est celle du tyrannique esprit de vengeance intimement liée à la paradoxale faculté de compréhension hypersensible des phénomènes marins. Achab savait déceler bien avant tous la moindre tempête, le danger caché sous le clapot, se saisir du magnétisme de la matière, déduire des trajectoires, imposer son courage, transfigurer sa douleur et bien d’autres choses encore. L’image ici mise en morceau est celle d’un être monstrueusement sensible, exceptionnellement puissant, c’est la fin d’une métaphysique de l’ombre.
Alors, la fin du monde d’Achab décrit, bien sûr on le lit cent ans avant le rapport Meadows, La limite à la croissance (Meadows, Randers, 2004), l’effondrement de notre monde en modèle réduit. De surcroît, l’effondrement des images du monde d’Achab préfigurerait par la même occasion l’engloutissement des images-véhicules, des images-conteneurs, des images de masse.
Du point de vue d’Achab, c’est, a priori, la pire perte qui puisse lui arriver. Sa vie. Sauf si intimement, en son for intérieur, il l’a peut-être donnée, sa vie. Il l’a peut-être cédée, son image. Du point de vue de l’animal, du cachalot blanc et de ses camarades qui, on peut le supposer, postés au loin ou parce qu’ils ont regardé les informations, ont pris connaissance de cet affrontement, le match est indéniablement une grande victoire, au point sans aucun doute de devenir un exemple, même. C’est la fête au pays des cachalots, on a enfin cloué le bec à ce connard d’Achab. Contrairement à ce qu’a pu imaginer Pierre Senges dans Achab (sequelles) (Senges, 2015), Achab ne remontera jamais des profondeurs comme un petit bouchon de champagne. C’est la victoire du vivant animal contre l’inhumain humain. C’est la victoire de l’image-animale sur l’image-baril. La chasse ici prend tout son sens, ce que Charles Stépanoff décrit très bien dans L’animal et la mort (2021), dès lors qu’elle donne sa chance aux deux parties. Le combat entre les intelligences a eu lieu. Peut-être eut-il fallu, un peu plus subtilement, envisager une autre manière de construire la communauté humain-animal, mais c’est trop tard, pour cette fois. L’image-animale qu’incarne Moby Dick n’est pas une image simple. Du point de vue adverse (côté humain, donc), en un mot, elle est Léviathan, aussi monstrueuse qu’incomprise, aussi effrayante que l’inhumanité d’Achab. Toujours du point de vue adverse, c’est à n’en pas douter une mutinerie qui aurait dû être matée. Mais là, ça n’a pas marché. La mutinerie l’a emporté, la révolution animale s’est levée. Moby est devenu une star internationale. En revanche, envisagée sous un angle à la fois plus éthologique et iconographique, l’image de Moby Dick (le cachalot) présente en particulier trois propriétés. Elle serait d’abord conviviale, toujours au sens d’Illich, elle est survie, équité et autonomie créatrice. L’animal décide de ses actes en toute indépendance et refuse de se faire mettre en boîte. L’image-animale défend cette autonomie de l’existence. Elle donne toute sa valeur à l’être, à sa présence, à son milieu, à ses congénères. Ensuite, elle est blanche. C’est, certes, une blancheur complexe, bien décrite par Melville dans les chapitres XLI et XLII, mais toujours du point de vue humain. Le point de vue animal y est éclipsé. La forme élémentaire, au fuselage ovoïde et au chromatisme un peu hors norme (car en général, un cachalot n’est pas blanc) charge l’image-animale d’une dimension auréolaire parfaitement adaptée à son environnement. Au passage, les cachalots sont des prouesses physiologiques capables de plonger à des profondeurs extrêmes. Cette blancheur exceptionnelle, radiante, agirait à la fois comme une image à valeur absolue (accumulateur d’images comme les écrans de cinéma photographiés par Sugimoto) et comme surface hyper-sensible (récepteur des phénomènes externes comme les White paintings de Rauschenberg). Tout le paradoxe de cette image blanche, ayant en tête ce que cette recherche de clarté induit pour Barthes du côté de l’évidence et pour Derrida du côté de l’usure du langage, vient du fait qu’une telle image-animale est toujours à la fois éclairante et aveuglante à cause de son intensité, à la fois hyper lisible et illisible. Cette image-animale blanche est l’expression même de la résistance face à la complexité du monde et contre l’usure des phénomènes qui laissent leur trace sur le palimpseste de sa peau. Melville décrit combien Moby Dick possèderait de surcroît cet étrange don d’ubiquité, présent ici et à des milliers de milles marins en même temps et, pourtant, toujours là mais jamais visible.
Autrement dit, travailler à la compréhension de cette image-animale blanche que représente Moby Dick, consiste à aller à l’encontre de l’image-conteneur, à l’encontre de l’image-véhicule et de sa recherche d’hyper-visibilité et d’hyper-accessibilité de masse. C’est réfléchir à son unité sensible et à ses facultés d’ubiquité. C’est tenter de déceler ses déplacements nocturnes, furtifs, fugitifs, subaquatiques. C’est être à l’écoute de ses sous-entendus, de ses « tic tic » énigmatiques lointains qui percent l’onde marine, comme du morse, mais sur un mode cachalot. L’image-animale n’est jamais dénuée de langage. Elle possède son langage.
Le propre de cette image-animale et ce pourquoi elle se définit peut-être comme modèle, c’est donc, enfin, qu’elle fait avec le caché. Mais ce caché, à la différence des corps invisibilisés à qui Sekula donne la parole, est la trame elliptique qui forge une existence en écho avec sa trame visible. Une image-animale serait une image qui cultive ce pouvoir d’invisibilité puisque c’est son intention même. Jean-Christophe Bailly, dans Le parti pris des animaux, écrit « On pourrait évaluer les animaux comme les passeurs qui, en allant sans cesse d’une trame à l’autre, établissent l’ensemble des choses qui sont en vie comme un tressage infini de visible et de caché. » (Bailly, 2013, p. 26). Il ne fait pas de doute que Moby Dick répond à cette condition animale. Il en est de même des images que les animaux émettent. Bailly souligne encore combien ces présences et l’image qu’ils laissent sont de l’ordre de l’irruption. Ces images sont, pour les animaux, concédées à l’humain et, pour l’humain, sont les prémices d’une rencontre qui, la plupart du temps, n’ira malheureusement pas plus loin.
On touche là à la quête paradoxale que peut représenter aujourd’hui un travail de lecture de ce roman. Certes il décrit la pleine conscience de l’effondrement de l’anthropocène, la marchandisation des images et du monde vivant (ce sont des produits avant d’être des êtres). Mais il instruit une tentative de rapprochement avec l’image-animale. Il s’agit en somme d’avancer, contre la valeur appauvrie du productivisme, une valeur enrichie de l’être qui négocie avec son caractère résolument inatteignable. C’est ce que je tente de délier dans le film qui accompagne ce texte en cherchant à produire une succession d’images-animales sur les êtres hybrides que j’ai pu croiser qui, d’ailleurs, sont souvent des humains, mais des humains un peu animaux… un peu « sauvages » ou, en tout cas, qui assument leur hybridation entre corps domestiqué et conscience sauvage.
Ensemble
Une telle conception relève de l’intuition, peut-être même de la thèse, consiste à ne jamais penser une image comme un objet isolé. Sur ce point encore, le travail de Sekula et celui de Melville présentent un parallèle quant à la genèse des images qu’ils construisent tout autant par la photographie, le cinéma que la littérature. On l’a vu, tous deux abordent ce complexe négoce des systèmes de valeur, de pouvoirs et de contre-pouvoirs. L’un et l’autre soudent l’image à la mutinerie. Chez Sekula, comme chez Melville, la relation au vivant induit une logique de la relation qui négocie avec les différents registres d’apparition, parce que l’image-sensible de Sekula et l’image-animale de Melville ne prennent sens qu’à travers la conscience qu’elles sont intimement liées les unes aux autres.
D’abord, bien évidemment, tous deux, Sekula et Melville, sont liés au réel du monde marin. Tous deux ont vécu au cœur de celui-ci. Ensuite, l’un et l’autre partagent un certain état d’esprit du montage un peu rebelle. En 1984, Sekula écrit : « j’ai constamment mis l’accent sur ces photographies en tant qu’ensembles — et non sur le succès ou l’échec sémantique de l’image isolée. […] J’ai décidé de ne pas beaucoup m’exprimer sur tout “système“ de montage engagé dans la fabrication de ces projets photographiques. Leur construction est expérimentale et contingente. La fonction du texte n’est pas d’introduire de la certitude. » (Sekula, 2013, p. 54)
Toutefois, il ne faut pas faire fausse route, pour Sekula, cette logique de l’ensemble est conçue comme une possibilité pour « sortir de l’impasse de la fin du modernisme ». C’est-à-dire qu’il ne fonctionne pas par réappropriation des images. « Au contraire, écrit-il, de bien des postmodernistes, je ne suis pas concerné par un art fondé sur le jeu fataliste des citations et des “appropriations“ d’images déjà existantes, en particulier lorsque ce jeu provient d’un isolement idéaliste du “monde de l’image“, de ses conditions matérielles. » (Sekula, 2013, p. 54).
C’est pourquoi, parce qu’elle prend racine dans l’expérience du réel, la logique de montage de Sekula est politique. Cette conception critique du montage des images, dont Fish Story en est l’explicite preuve, aurait sans doute pu être décrite en des termes analogues par Melville dont les romans, et Moby-Dick en particulier, sont eux-aussi le fruit d’un assemblage savant et parfois brutal, mélange de savoirs multiples pris dans le flux du vécu. Les cent-trente-cinq chapitres de Moby-Dick sont cousus sans ménagement, sans idéal, souvent avec une théâtrale cruauté, dirait Artaud. Melville expose la souffrance d’exister et les méandres du doute. « La fonction du texte n’est pas d’introduire de la certitude », dit Sekula, est une phrase qui aurait pu être écrite par Melville.
Chasse et révolution : armer le regard
Donc, les images-animales, comme les images-sensibles, tentent de rendre lisible l’être habité par le faseillement du visible et le montage activiste du réel. Paradoxalement la chasse aura permis de cerner la valeur d’une image-animale qui rentre en résistance. J’aimerais creuser un peu l’idée parce que j’aimerais essayer de préciser ce que j’ai commencé à poser au tout début de ce texte à propos des images-sensibles de Sekula. Ces images contiennent la flamme de l’entendement, une forme de convivialité. Cette convivialité, par-delà le montage, orchestre une relation triangulaire entre le travailleur de la mer, le photographe et l’image-sensible. Chez Melville, il est une orchestration analogue entre l’animal chassé, le chasseur et l’image-animale qui résulte de cet échange (ou traque). Qu’en est-il de cette orchestration alors même, et ce dès l’origine de la photographie et du cinématographe, que leur vocabulaire technique s’emploie souvent à décrire leur genèse à partir d’un langage de chasseur ?
Donc, les images-animales, comme les images-sensibles, tentent de rendre lisible l’être habité par le faseillement du visible et le montage activiste du réel. Paradoxalement la chasse aura permis de cerner la valeur d’une image-animale qui rentre en résistance.
Il semble que cette analogie lève deux perspectives. L’une est politique, révolutionnaire. On l’a déjà évoquée. L’autre est anthropologique, pose le problème de la subsistance et de la cohabitation.
Le politique et révolutionnaire, à quelques encablures temporelles de Warburg, comme Warburg lui aussi fort influencé par les progrès techniques de son temps puisqu’il fit usage de cinématographe, s’exprime aussi chez Dziga Vertov. Dans son texte assez programmatique, Le Ciné-Œil, publié en 1926, Vertov revient sur la fonction du montage tel qu’il est mis en œuvre par leur collectif de cinéastes que sont les Kinoks (Ciné-yeux). Le montage, écrit Vertov, est à entendre « comme l’organisation du monde visible ». (Vertov, 1926, p. 91) Le montage est véritablement une « organisation mentale », c’est un outil d’analyse du travail de l’œil. Il agit au moment de l’observation, explique Vertov, après l’observation, pendant le tournage, après le tournage. Autrement dit, le montage est au cœur même de la genèse des images. Il faut, explique encore Vertov, procéder au « repérage de l’œil armé », « au repérage de l’œil désarmé ». Il faut armer et désarmer le regard. Vertov parle de « COUP D’ŒIL » comme on parlerait de coup de fusil, qu’il nomme encore « chasse aux morceaux de montage ». La chasse filmique de Vertov et des Kinoks est révolutionnaire, se range résolument du côté des mutins, va acculer le bourgeois. « Nous sommes venus montrer LE MONDE TEL QU’IL EST et dévoiler aux travailleurs la structure bourgeoise du monde » (Vertov, 1926, p. 93). Ce sont des petits rebelles.
Chez Melville, comme chez Sekula, la chasse à l’image est, elle aussi, pluri-temporelle et insidieusement révolutionnaire. « Le monde tel qu’il est » de Vertov est le plan charnière qui articule le monde de Melville, pré-industriel du milieu du XIXe siècle, avec celui de l’hypermondialisation de la fin du XXe siècle observé par Sekula. Il y aurait, dans cette perspective politique de la chasse à l’image un caractère trans-historique qui tire un fil temporel et idéologique révolutionnaire.
Chasse et anthropologie : une lumière dans la nuit
La deuxième perspective de la chasse à l’image est d’ordre anthropologique au sens où elle nomme explicitement la relation entre l’homme et l’animal à travers une pratique de capture. La chasse désigne d’abord une tentative de capture d’un animal. Toutefois, ce qui chasse est aussi ce qui s’échappe, ce qui sort de sa trajectoire établie.
Avant de devenir un loisir discutable, la chasse représente une des activités fondamentales nécessaires à la subsistance. Dans La civilisation du renne, André Leroi-Gourhan montre combien elle répond aux nécessités alimentaires et vestimentaires, ainsi qu’à la fabrication d’outils et autres ressources énergétiques (graisse). Leroi-Gourhan souligne également combien cette activité fondamentale est réglée par un équilibre fragile. Surchasse et surpêche ont souvent des conséquences dramatiques, chez les Eskimos groenlandais en particulier. (Leroi-Gourhan, 1936, p. 161 sq.) Charles Stépanoff, dans son ouvrage sur les fonctions sociales de la chasse, évoqué plus haut, L’animal et la mort, revient également sur le caractère fondamental de la chasse dans un contexte contemporain, sur sa fonction de subsistance et la paradoxale relation entre violence faite à l’animal, considération, sauvegarde des écosystèmes et ambition écologique. Autrement dit, l’image-animale inscrite dans le faisceau anthropologique de la chasse se trame à partir d’un tissu symbolique et pratique complexe qui pourrait faire l’objet d’un autre texte plus nourri. À suivre. En effet, en dehors de l’acte de tuer, toute chasse est le début d’un échange, d’une tractation entre le monde humain et le monde animal, entre le monde réel et le monde magique. La chasse, une fois encore, n’est pas réglée par un dénouement évident. Nombreuses sont les fois où l’animal chassé échappe, se rebelle, blesse le chasseur, parfois le tue ou renverse l’embarcation. On comprend alors pourquoi se construit là symboliquement un réseau d’hybridation complexe et nécessaire entre monde domestiqué et monde sauvage. L’iconographie de la chasse est rythmée par les récits de ces péripéties. On pense évidemment aux gravures visibles sur les bois de rennes, à celles qui figurent sur les dents de cachalots, mais aussi à toute la cosmogonie des peintures pariétales. Pour que la chasse agisse, il faut toujours un peu de magie. L’image-animale doit contenir cette magie.
Mais, à quel moment les trois termes photographie, chasse et animal se trouvent-ils explicitement reliés ? En 1892, précisément, aux États-Unis dans la revue Forest and Stream. On parle de Camera hunting (chasse photographique) pour décrire de nouvelles pratiques de la photographie qui consistent à réaliser des clichés animaliers en guise de trophée, à une époque où la chasse de loisir connait parallèlement un essor inédit. Le premier à être ainsi parvenu à capturer photographiquement l’animal vivant dans son environnement sauvage (et pas dans un zoo !), c’est George Shiras. Shiras y a consacré une bonne partie de sa vie. Ses premiers clichés datent de 1872. On ne parlait pas encore de camera hunting. George Shiras s’inspire d’une technique de chasse nocturne en canoë employée par les indiens Ojibways, qui consiste à capter l’attention des animaux à l’aide d’une petite flamme. La lumière captive l’animal qui vient s’abreuver au bord du lac, l’indien tire entre les deux yeux qui scintillent dans la nuit. Sonia Voss est à l’origine de l’unique exposition importante du travail photographique de George Shiras en France, présentée en 2015-2016 au Musée de la Chasse et de la Nature. Elle explique comment Shiras remplace le feu d’écorces par une lampe à kérosène et l’arme par un appareil photo lui-même savamment associé à un système de flash, que Shiras a lui-même mis au point. Shiras préfère photographier plutôt que tuer. Ainsi naît ce qu’on appelle aujourd’hui le jacklighting. Pour comprendre ce qui se joue dans ce nouveau triangle relationnel, pris sur le vif dans le réel du wildlife, homme, animal et instant photographique, il faut absolument contempler ces images magiques. Sonia Voss souligne un aspect fondamental de leur expression : « Le caractère expérimental et engagé des images de Shiras, en dépit de la poésie qui en émane, les distingue de celles de certains peintres et photographes du XIXe siècle, dans lesquelles se perçoit l’idéal nostalgique d’une nature candide et intouchée. Elles portent en elles le face-à-face de l’homme et de l’animal qui a présidé à leur production. » (Voss, 2015, p. 87). Shiras n’avait aucune prétention artistique, il se disait amateur, indéniablement un peu Kinok malgré lui et avant l’heure, tant il montre le monde tel qu’il est, documentariste et technicien, écologiste profond inspiré par Walden. Les photos de Shiras, explique encore Sonia Voss, ont ce caractère engagé qui est de témoigner de l’existence généralement invisible de ce monde sauvage, de ce wildness, de cette nature sauvage.

Shiras capture l’instant fugace (1/25e de seconde) où le montré et le caché cohabitent et s’impriment sur la plaque de verre photographique, là, en pleine lumière, au cœur de la nuit. L’image-animale est ici investie d’une autre dimension (que conviviale), celle de la cohabitation. Cette image à caractère anthropologique (car elle questionne le rapport de l’homme au monde animal en particulier) est d’abord obtenue par la ruse, analogue à celle du chasseur. Armés de patience Shiras et son assistant John Hammer, glissent en canoë dans la nuit, en silence sur les eaux de son terrain de jeu favori, dans le Michigan, sur le Whitefish lake (ça ne s’invente pas !). Certes, l’animal n’est pas vraiment consentant, la co-habitation ne débouche pas encore sur une partie de carte, mais l’un est l’autre co-habitent malgré tout au cœur de la nuit, sur ce même morceau de territoire sauvage qui doit être préservé. Avec le temps, on peut supposer qu’ils finissent par se connaître tous un peu. En effet, année après année, pendant près de cinquante ans, ils ne cessent de jouer à celui qui attrapera ou échappera à l’autre, ils se connaissent. On entend crier le raton-laveur qui s’est, une fois de plus, fait berner par l’attrape-nigaud, une friandise au bout d’un fil, qui déclenche le bruyant flash de lumière du piège photographique (autre dispositif mis au point par Shiras). « Crotte alors ! C’est encore un coup de ce coquin de Shiras !! ». Chacun joue à qui fera apparaître l’image de ces instants de curiosité (l’image du lynx est stupéfiante) ou de consternation (le saut des biches en fuite tout autant) partagés et à qui chargera le canoë pour faire valdinguer par-dessus bord hommes et matériel photographique. Cette image animale, tout compte fait assez mouvementée, est le fruit d’une cohabitation parfois un peu houleuse, certes, mais sans aucune mise à mort. Elle est donc d’abord à l’écoute.
De surcroît, en réalisant ces images, Shiras expose pour la première fois dans l’histoire de la production des images (peinture comprise), une image réelle de l’instant même où l’animal à l’état sauvage croise le regard de l’homme en pleine lumière, ce avant que la nuit, dont l’animal en est le légataire, ne reprenne le pouvoir et que la fuite ne se substitue à l’entendement des regards. Là, à cet instant, les êtres (hommes, animaux, végétaux, éléments) sont hybridés par le tissu du visible, telle une image chamanique. L’image-animale est le témoignage de cette hybridation.
Qui plus est, les images de Shiras représenteront des outils politiques de démonstration, image comme preuve, publiées notamment dans le magazine National Geographic en 1906. En effet, fervent défenseur de la cause environnementale, de la limitation de la chasse de loisir en plein essor et de la sauvegarde des espaces sauvages, Shiras sera un acteur clé dans la création de parcs naturels à l’image du Petrified Forest National Monument en Arizona en 1906. Cette image-animale est donc, une fois de plus, un outil, sinon de rébellion, au moins d’engagement écologique cette fois. Un détail de plus souligne combien ce retour de la convivialité dans laquelle prend racine l’image-animale prime pour celui qui réalise ces images : Sonia Voss décrit comment les inventions de Shiras, notamment le système de double flash synchronisé, qui permettait de capturer l’animal statique puis l’animal en fuite, a d’abord fait l’objet de brevets que Shiras passa ensuite dans le domaine public. En 1928, il fit don de deux-mille-quatre-cents négatifs sur verre à la National Geographic Society et publia, vers la fin de sa vie, en 1935, une autobiographie en deux volumes intitulée Hunting wild life with camera and flashlight, qui rassemble neuf-cent-cinquante photographies (Shiras, 1936). Autrement dit, le régime de l’image-animale touche aussi au système démocratique de mise à disposition des données, contre toute instrumentalisation de la dépendance. Le régime de l’image-animale est doublement (animal et technique) un régime du savoir partagé.

Le paradoxe de l’instant
Les images-animales de George Shiras nous confrontent à un ultime paradoxe. La brièveté de l’instant qui conduit à leur enregistrement instantané n’a d’égal que la longueur de la durée qui conduit à leur avènement, ainsi qu’à leur répétition. Si on peut contempler les images de Shiras de façon isolée, certaines sont d’une majesté absolue, il est toutefois impossible de les dissocier de leur valeur d’ensemble et en tant qu’étude biologique et éthologique. Le travail photographique de George Shiras reflète sans aucun doute la volonté de construire un certain type de rapport au monde (sauvage) et à la vision. Ses images sont l’expression d’une insistance, celle d’être ainsi, aussi longtemps que possible, plongé dans la nuit sauvage aux côtés des animaux d’abord cachés, parfois visibles l’espace d’un instant. Shiras est un être de la nuit, mais d’un style très différent d’Achab, puisqu’il se consacre d’abord à ce qui y vit.
Le travail de Sekula peut être envisagé sous cet angle également, comme l’expression d’une manière d’être avec la part du vivant cachée au cœur de la globalisation. Il en est de même pour Melville qui, avant de produire les images par le roman, a passé plusieurs années à vivre l’effroyable et captivante réalité du monde marin. La construction de ces images prend du temps. Le temps de l’image n’est pas réduit au temps de l’obturateur. Pour bien faire, on doit oublier l’extase du clic et la jouissance de la capture. La construction d’images-animales nécessite du temps pour parvenir à nourrir leur existence. Bien sûr, cette image n’est pas seulement cette inscription sur le papier, ce rectangle de formes et de couleurs agencées qui résultent du processus photographique, filmique ou graphique. Ce sont ces structures complexes qui se construisent en tant qu’ensemble dans et en dehors du visible, qui ne seront résolument toujours que partiellement partageables.
À n’en pas douter, pour Sekula, Melville et Shiras, il faut d’abord voir dans la trace qui résulte du processus photographique ou littéraire l’expression d’une cohabitation de longue haleine qui, à petits pas, fixe le vivant. Fixe : enregistre et contemple attentivement. Comment construire une continuité ? Images-sensibles et images-animales sont le versant négatif des images-conteneurs, des images-barils, des images-véhicules. Ce sont, une fois de plus, je me répète, non pas des images de l’avoir, mais des images de l’être. Certes, le chasseur cherche toujours à capturer sa proie par nécessité de subsistance. Mais le bon chasseur est d’abord celui qui révolutionne ainsi sa manière d’être, cultive la considération, l’écoute, la sensibilité, l’intelligence du milieu, la durée, l’ellipse, le consentement ou tout au moins la négociation… la pensée animale.

Durée et image-animale (conclusion)
On pourrait, notamment pour le dispositif mis au point par Shiras que l’on retrouve aujourd’hui incarné par nos pièges photographiques contemporains, objecter que, quand on met un appareil sans y mettre son corps, l’image produite n’a pas la même valeur. C’est sans aucun doute ce que pensent bon nombre de photographes animaliers tels que Vincent Munier, pour qui de telles images sont d’abord des rencontres. Laissons cette hypothèse en suspens.
En contrepartie, Sekula, Melville et Shiras montrent combien la production d’une image-animale exige qu’on mette son corps avant d’y mettre l’appareil. S’il ne fait pas de doute que dans le cas de Shiras la présence et l’ingénierie technique sont intimement liées, d’autres exemples suggèrent que la cohabitation, parce qu’elle s’inscrit d’abord dans la durée, privilégie l’image qui se construit à travers la relation. C’est, disons rapidement, une image d’abord mentale, expérimentée, imprimée par le réel, une forme de savoir incarné qui, passagèrement, peut, certes, s’inscrire photographiquement ou de manière littéraire. L’image-animale, ainsi induite par la proximité durable, prend souvent plusieurs années avant de se révéler. Pas à pas, jour après jour, l’hybridation glisse d’une cohabitation diplomatique à un apprivoisement mutuel plus symbiotique. Sans développer, parce que cela nous conduirait plus loin encore, j’ai en tête trois exemples. Jane Goodal, Dian Fossey et Birutė Galdikas ont ainsi façonné des images-animales à longueur d’années, fruit de patience, de cohabitation et de lutte, l’une avec les chimpanzés, l’autre avec les gorilles et enfin la dernière avec les orangs-outans. Ces images et ces figures exemplaires inspirent une humilité dont la modestie ultime est contenue dans leur part cachée. L’image-animale, aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître, serait d’abord une image non pas lente, car les actions qui l’organisent sont parfois extra-rapides, mais une image longue, durable. Cette image-animale, à la fois, a toujours été là, tapie dans la trame atemporelle du visible et du non visible et, en même temps, se construit armée de patience.
Références
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- Baumann, P. (2022), Pensée océanique, image, réel, réconciliation. [Film]. https://vimeo.com/703363059 [Retour au texte]
- Ma traduction : « Question ? La suppression des drapeaux. Est-il vrai que Sea-Land va utiliser des officiers russes avec un équipage vietnamien ? Ils sont en train de déterrer Jack Kennedy pour voir s’il a roulé dans sa tombe. Ils n’ont pas pu nous battre alors ils vont nous mettre au chômage ! Que Dieu bénisse l’Amérique des affaires. » [Retour au texte]
- « Reasonable discontent […] had been ignited into irrational combustion as by live cinders blown across the Channel from France in flames ». (Melville, 2010 b, p. 906, traduction Philippe Jaworski). [Retour au texte]
- « Most sea stories arre allegories of authority. In this sens alone politics is never far away. The ship is one of the last unequivocal bastion of absolutism, of the politicial system behin the flag that fies from the stern, or behind the flag or corporate logo behind the flag that files from stern. This makes ships all the more curious and anachronistic in an age proclaimed to be one of worldwide democratization. Ship function both as prisons and as engines of flight and escape. Mutiny, however antiquated as a form of rebellion, somehow retains its threat and promise, its claim to turn the prison itself into a vehicle of flight. Even the elderly and well-to—do passengers on cruise ships are sometimes imagined to be capable of mutiny, and doubtless a television drama has been, or will be, made on this theme. » (Sekula, 2017, p. 20, ma traduction). [Retour au texte]
- L’usage de ces termes, « Bildervehikel », « Bilderfahrzeuge » et « Bilder omnibus », apparaît pour la première fois sur un manuscrit d’Aby Warburg en 1906 pour qualifier cette logique pré-industrielle de diffusion des images. Cf. Haug, 2019, en ligne. [Retour au texte]