Comment était-ce arrivé ? Nul ne le sut vraiment, mais, un jour presque tout était devenu vert…
(Walravens, 1983, p. 68)
Les écrans et les technologies d’écran ont modifié notre façon de voir les couleurs 1
(Liz Deschenes citée par Nora Lawrence, 2008, p. 212)
Il faut partir des œuvres — c’est-à-dire à la fois commencer par elles et ne pas se limiter à elles.
(Olivier Revault d’Allonnes, 2007, p. 268)
En 2001, l’artiste Liz Deschenes va mener une enquête, une investigation photographique singulière qui va se formaliser avec l’ensemble manifeste Green Screen Process qui pourrait se traduire par Processus Écran Vert. Cette suite de faits plastiques, ayant une certaine unité et mettant en jeu un ensemble d’opérations successives, comprend sept pièces de nature photographique, ordonnées et numérotées : Green Screen #1, #2, #3, #4, #5, #6 et #7.
Ce processus débute avec trois prises de vue documentaires faites en 2001 lors du Congrès National de l’Association des Diffuseurs audio-visuels à Las Vegas 2. Liz Deschenes photographie un studio de prise de vue vidéo assez vaste pour accueillir un petit groupe de personnes. Il est constitué principalement d’un très grand fond vert. Elle en retient trois photographies : Green Screen #1, #2 et #3.
Les deux premières donnent à voir la situation du studio de prise de vue. Green Screen #1 est faite de plain-pied sur le grand fond vert d’incrustation. Elle se construit principalement sur le déploiement du fond vert qui occupe presque toute la surface de la photographie. Sa présence est contrebalancée en haut par la vue de rampes, sur la partie gauche par un moniteur de contrôle posé au sol auquel semble répondre sur la droite du fond un petit cube vert d’incrustation en partie visible sur le bord du cadre.
La seconde est réalisée en légère plongée et de beaucoup plus loin. Beaucoup moins présent que dans la première, le fond vert apparaît à l’arrière-plan occupant un quart de l’image. Au premier plan, très présente, une rambarde en partie transparente laisse voir un ensemble de sièges au sol et une partie du fond vert. Une petite grue jaune se déploie du bas du fond vert jusqu’à sa limite haute, où apparaissent des rampes d’éclairage et un ensemble d’écrans plasma.
La troisième, Green Screen #3, est un quasi-monochrome. S’il y a quelques variations de densité à la surface produisant une sorte de halo, cette photographie est une simple surface verte. A priori la prise de vue a été faite très près du fond vert pour que la couleur occupe toute la surface de l’image. Cette photographie est à la fois un extrait du fond et un échantillon de sa couleur : elle est un détail-dettaglio (Arasse, 1992, pp. 11-12).
Si ces trois prises de vue ont in globo le même référent, le fond vert d’incrustation, il est à chaque fois abordé différemment. Les deux principales variables photographiques, mises en jeu par Liz Deschenes dans ces trois prises de vue, sont la distance et la hauteur : c’est-à-dire le placement du corps de la photographe appareillée face au dispositif du studio de prise de vue vidéo. Elle est d’abord de plain-pied avec le fond vert, puis elle prend de la distance et de la hauteur, pour enfin dans un troisième temps proposer une immersion dans la couleur seule. À chaque fois, le dispositif du studio de filmage est photographié en situation d’attente, d’inactivité, tout nu, vide de toute présence humaine. Cette mise à nu fera partie du processus critique que Liz Deschenes va dérouler.
Green Screen #4, la quatrième pièce du processus, fait transiter la couleur dans une autre dimension. Ce n’est plus une « simple » photographie comme dans les Green Screen précédents mais un objet réel : un fond vert de 1,80 m de large sur 4,65 m de haut. Ce fond est en partie posé au sol où une courbure opère la jonction avec le mur puis il se développe en élévation. Si Green Screen #4 est un objet, il est aussi une photographie : il pourrait être qualifié d’objet photographique. Son mode de présentation valorise à la fois ses qualités de surface et de volume : c’est une surface volumétrique. Liz Deschenes refait le « même » fond vert d’incrustation 3, mais dans un format réduit, permettant d’accueillir entièrement une seule personne. Mais elle fabrique ce nouveau fond à partir d’une prise de vue photographique. Avec Green Screen #4, l’objet — c’est-à-dire le fond vert — est aussi une photographie ou pour le dire autrement : la photographie d’un objet qui est un fond devient elle-même un fond. Green Screen #4 a cette particularité d’être à la fois un objet et une image, l’image d’un objet et l’objet d’une image. Cette pièce s’inscrit dans un processus de réflexivité dialectique, à la fois sans fin et sans fond :
La photographie peut-elle être à la fois sujet et objet ? Est-ce que quelque chose peut être l’image d’une chose et en même temps la chose elle-même ? La photographie peut-elle prendre place dans le moment fugace d’un espace non assigné, un vaste domaine qui la libèrerait de l’emprise de ses usages institués ? 4 (Respini, 2016, p. 18).
En réalité, Liz Deschenes photographie la couleur d’un fond mais pas sa forme. Une prise de vue documentaire, la photographie monochrome Green Screen #3, va être la matrice pour produire un nouveau fond de même couleur mais avec une forme aux dimensions différentes. La transformation photographique devient une procédure de mise en abyme associée à un processus de reproduction quasi tautologique. Savoir comment la couleur verte a changé ou pas dans le processus de reproduction/transformation, dans ce transit photographique, constitue une des questions essentielles autour de ce travail. Dans cette approche, la pièce Green Screen #4 pose question : pourquoi Liz Deschenes n’a-t-elle pas simplement acheté un fond d’incrustation vert comme celui utilisé au salon ? Elle aurait ainsi obtenu le même résultat. Cette spéculation productive souligne peut-être un point crucial de l’ensemble Green Screen Process : ce n’est pas simplement le résultat qui importe (l’objet et son apparence : ce que nous voyons) mais le processus (le comment) et les raisons de celui-ci (le pourquoi) ce qu’Arthur Danto a appelé les « significations incarnées » (2015, pp. 49-52).
Une couleur already made
Dans Green Screen Process la couleur verte semble ne faire référence qu’à elle-même. Cette couleur précise du fond est paradoxale. Dans l’usage courant, elle n’est pas une couleur à voir mais une couleur technique. Elle sera toujours a priori invisible. Ce vert découle d’une technologie spécifique de l’image, celle des fonds d’incrustation utilisés pour le cinéma, la télévision, la photographie et les jeux vidéo. Les fonds d’incrustation en couleur commencent à être utilisés au cinéma autour des années 1940 5. L’intérêt de ces fonds est de pouvoir réaliser des effets spéciaux et de réduire les coûts de production des films, en dissociant à la prise de vue le filmage des figures (souvent des acteurs) de celui des lieux où elles se trouvent puis d’assurer ensuite en post-production le montage des lieux (filmés indépendamment) et des figures filmées sur fond d’incrustation. Au début, les fonds étaient de couleur bleue. Le choix du bleu a été techniquement motivé par son contraste le plus élevé avec la teinte de la peau humaine des acteurs et des actrices facilitant ainsi le détourage. Le passage au vert a découlé d’une optimisation technique reposant notamment sur le fait que de plus en plus de modèles à l’écran, avaient la peau plus sombre. La critique d’art Eva Respini décrit ce changement au regard des travaux de Liz Deschenes :
Le passage aux écrans verts et à la technologie numérique s’est accompagné de la présence accrue d’Afro-américains à la télévision et au cinéma : acteurs, musiciens, athlètes et personnalités publiques. Avec cet ensemble de travaux, Deschenes commente subtilement l’évolution de la perception de la race et de son rapport à l’histoire des technologies cinématographiques et photographiques 6. (Respini, 2015, p. 13)
La pièce de Liz Deschenes permet d’appréhender de manière critique que la technologie n’est pas neutre et que le choix d’une couleur ne relève pas seulement de l’arbitraire — même si de prime abord ce choix peut sembler très contingent. Avec la couleur en général et le choix d’une couleur en particulier, nous touchons à la problématique de la discrimination — une différenciation plastique et figurative qui va permettre d’isoler la figure humaine et la faire coexister avec n’importe quel contexte d’arrière-plan. Insidieusement ce vert stigmatise aussi des questions sociales, culturelles et anthropologiques de la couleur — et notamment la qualification langagière des êtres humains par la couleur de leur peau : les jaunes, les blancs, les noirs, les rouges, les marrons, les roses, etc.
Au début, les fonds étaient de couleur bleue. Le choix du bleu a été techniquement motivé par son contraste le plus élevé avec la teinte de la peau humaine des acteurs et des actrices facilitant ainsi le détourage. Le passage au vert a découlé d’une optimisation technique reposant notamment sur le fait que de plus en plus de modèles à l’écran, avaient la peau plus sombre.
Dans tous les cas, les êtres humains ne sont jamais verts. Dans l’imaginaire produit par l’industrie cinématographique, seuls les martiens ou les extra-terrestres ont la peau verte : d’ailleurs, ils sont souvent surnommés les « petits hommes verts » — vert comme les plantes chlorophylliennes ou encore les lézards et consorts. Si cette couleur verte est très visible dans le processus de production surtout lors du tournage en studio et de la post-production sur écran, elle reste totalement invisible lors de la diffusion. Le vert n’est qu’une couleur de passage, une teinte de transit, un fond en attente d’être rempli par une image. Ce vert d’incrustation est en quelque sorte une véritable image virtuelle pouvant accueillir potentiellement n’importe quelle image. Mais le processus du Green Screen Process ne s’arrête pas à la reconstitution photographique d’un fond vert d’incrustation.
Avec Green Screen #5, Liz Deschenes poursuit son investigation. Elle fait retour à une véritable forme image, une photographie plate et plane, figurant le fond vert avec le pli de sa courbure sur lequel est posé un volume, une espèce de cube vert « coupé » sur le bord en bas à droite du cadre. Pour cette pièce, elle est probablement repartie de la prise de vue photographique Green Screen #1. Liz Deschenes opère un simple recadrage pour éliminer tout ce qui ne relève pas du fond vert. Dans la technique d’incrustation, ce cube permet d’insérer une figure assise comme un présentateur ou une présentatrice. Plastiquement, la pièce instaure une dialectique entre la surface (le fond) et le volume (le cube), surjouée par le pli de la courbure du fond vert que l’on perçoit.
Avec Green Screen #6, l’artiste opère un retour à une forme photographique, totalement monochrome et en diptyque. Deux prises de vue, quasi identiques et qui se suivent (la vue numéro 12 et 13), sont agrandies, ajointées et encadrées par le bord noir du film photographique. Avec les numéros de vue, sont aussi visibles les mentions écrites de la marque du film Fuji et le type de pellicule NPS 160 7 : c’est un film 120, moyen format, négatif couleur, lumière du jour d’une sensibilité de 160 ISO. Dans ce diptyque photographique vert, la problématique de la couleur de la peau humaine est rejouée au second degré : la pellicule choisie par Liz Deschenes, la Fujicolor Portrait Film, a la particularité de pouvoir reproduire précisément la couleur de la teinte chair. Cette fidélité de rendu de la peau humaine découle de l’utilisation d’un produit industriel.
Le logo et les emballages de cette marque industrielle se déclinent aussi plastiquement en vert. Avant l’arrivée du numérique 8, les photographes professionnels parlaient du « vert Fuji » ou de la « marque verte 9 ». Le vert Fuji dialogue immanquablement avec le vert du fond d’incrustation. La couleur est ainsi indexée à une image de marque industrielle photographique, à une marque qui fabrique des films optimisés pour le rendu exact de la couleur de peau. Une hypothèse serait que Green Screen #6 dévoilerait simplement les conditions de visibilité de tout le Green Screen Process réalisé possiblement avec ce film photographique. De la même manière que Green Screen #1 et #2 donnaient à voir le dispositif technique dans lequel apparaissait le fond d’incrustation vert. Green Screen #6 dévoile ce qui n’est pas seulement l’objet de la saisie photographique dans le processus de prise de vue mais une des conditions pour obtenir cette photographie : la pellicule photographique, c’est-à-dire cette surface sensible à la lumière où vient s’écrire 10 l’image. D’autre part, les deux surfaces vertes du diptyque ne semblent pas tout à fait identiques. Ce diptyque produit un trouble sur la qualification chromatique d’une surface : ce sont deux surfaces vertes, a priori deux photographies d’un même objet (le fond vert d’incrustation) mais qui diffèrent légèrement, par leur halo ou leur léger vignettage. Si linguistiquement cela semble identique (vert c’est vert ; seuls diffèrent les numéros de vue : 12 versus 13), plastiquement un écart est perceptible. Il y a comme un trouble dans la perception de la couleur. Probablement ou inversement, Green Screen #6 découle directement de la prise de vue de Green Screen #3.
Durant tout le processus et toutes ses transitions, la couleur verte est la donnée principale. Elle est la donnée de départ et d’arrivée. Paradoxalement, l’enjeu poïétique semble être la révélation d’une couleur déjà existante, normalisée et uniformisée pour un dispositif technique. S’agit-il alors d’une couleur ready-made ? Ou bien pour éviter cette référence trop prégnante à l’objet duchampien, faudrait-il plutôt parler d’une couleur « already made » comme l’a revendiqué Ellsworth Kelly au sujet des motifs qu’il s’appropriait ? Avec cette position poïétique originale 11, il « n’a pas à inventer, à composer, à balancer, à “représenter”, à interpréter ; il n’a qu’à isoler et copier. Le motif est already made » (Bois, 1992, p. 15).
Si la couleur — le vert d’incrustation — est already made, les pièces photographiques du Green Screen Process sont, elles, tout simplement made puis remade. Liz Deschenes réalise des prises de vue puis des tirages en différents formats et sur différents supports à partir d’une même situation originelle. Préexistante à la prise de vue, la couleur est déjà là. Elle est reproduite avec l’outil photographique, même si cette reproduction est toujours une transformation (optique, chimique, matérielle), c’est-à-dire produisant des altérations. Si la couleur verte, green, est le point commun de toutes les photographies de cette série de Liz Deschenes, le titre des pièces mentionne le terme de « screen », d’écran, qui peut alors sembler problématique au vu des questions de fond qui ont pu se poser. De quoi l’écran est-il le nom dans toutes les pièces du Green Screen Process ? De quoi l’écran est-il la couleur ? Ou encore de quoi l’écran est-il le fond ?
Écran versus fond
Si ces fonds verts permettent la réalisation d’incrustation par des procédures de post-production, de type montage-composition, ils sont qualifiés autrement par Liz Deschenes dans le titre de ses pièces. Green Screen se traduit par écran vert et non par fond vert. Il y aurait donc le passage, la transition, la mise en relation entre la réalité matérielle d’un fond de studio (médiatisé par une photographie) et la notion d’écran (énoncée linguistiquement dans les titres des pièces photographiques). Si en termes d’image, le fond (en anglais background ou backdrop) renvoie à l’arrière-plan, ou au champ du tableau sur lequel l’objet représenté se détache ou encore à ce sur quoi quelque chose se détache, il est surtout une des conditions pour faire exister une figure : le fond révèle la figure. La mise en avant de cette notion d’écran (screen) réinscrit manifestement les pièces photographiques de Liz Deschenes dans le champ des dispositifs de diffusion cinématographique et audio-visuelle, les écrans de projection et les écrans TV. Avec le médium photographique, elle noue la phase de production de l’image (du fond vert du studio) à la phase de sa diffusion (à travers l’usage de cette notion d’écran et dans l’expérience visuelle des pièces).
La dernière pièce Green Screen #7 concrétise cette lecture écranique. Pour la première fois, l’artiste a photographié un véritable écran : un écran vert. Sur la pièce photographique, sont perceptibles les éléments matriciels qui décomposent le vert en une trame lumineuse qui semble à la fois linéaire et pixellisée : vraisemblablement un écran à luminophore. Liz Deschenes déplace la couleur verte 12 du fond d’incrustation de studio sur le support classique de diffusion audio-visuelle — communément les images produites avec ce procédé sont vues sur un écran LCD (Liquid Crystal Display). Elle propose à la fois la contemplation de la photographie d’un fond sur un écran et/ou la photographie d’un écran qui donne à voir un fond. Mais si le fond n’est plus l’espace où quelque chose se détache, se figure, s’agit-il encore d’un fond ? Comment le fond peut-il faire écran à la figure ? Faut-il alors se résoudre à considérer la couleur comme une figure en tant que telle ?
Ces quelques apories permettent de mieux saisir l’utilisation du terme d’écran chez Liz Deschenes. Si l’écran est à la fois le lieu de visibilité (temporaire, rechargeable et potentielle) des images (d’ordinateur, de téléphone, de télévision, de projection), il est aussi ce qui produit un arrêt, ce qui occulte, dissimule, cache, souvent pour se protéger de quelque chose, comme un paravent, un rideau :
L’écran n’est pas [vraiment] un support, il n’est pas comme une toile ; (…) L’écran contient une projection, légère comme la lumière. L’écran est une barrière. Qu’est-ce qui passe, qu’est-ce qui s’arrête sur l’écran lumineux ? Il fait écran entre le moi et le monde qu’il contient — autrement dit, il me rend invisible. Et il fait écran entre ce monde et moi — autrement dit, il protège son existence contre moi. (Cavell, 1999, p. 52)
Un écran serait visuellement dialectique. La visibilité qu’il propose est dynamique, opérant à la fois le transit de l’image lumineuse et l’arrêt de la lumière. Comme le souligne Luc Vancheri (2016, pp. 59-72), dans ses dimensions spatiales et temporelles, il produit à la fois une visibilité (une projection) et une invisibilité (une interposition). André Bazin avait déjà montré cette particularité de l’image écranique (cinématographique) en la comparant à la forme classique du tableau pictural notamment pour souligner comment les limites de l’écran ne fonctionnent pas tant comme un cadre mais plutôt comme un cache :
Le cadre du tableau (…) [propose] un espace orienté en dedans, l’espace contemplatif est seulement ouvert sur l’intérieur du tableau. (…) Les limites de l’écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisserait parfois entendre, le cadre de l’image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la réalité. Le cadre polarise l’espace vers le dedans, tout ce que l’écran nous montre est au contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers. Le cadre est centripète, l’écran centrifuge. (Bazin, 1985, pp. 188-189)
Elle adopte souvent une matérialité de lumière, à la fois corpusculaire et ondulatoire : si l’image peut être touchée, elle ne peut être saisie. Sa visibilité a une temporalité limitée, le temps de la projection par exemple, ce qui modifie son rapport à l’espace. C’est en quelque sorte une image-événement.
Avec l’écran, support vide ou en attente, l’image est potentielle, transitoire — presque latente. Elle résulte d’un principe de projection au sens où sa source est extérieure au support. Elle adopte souvent une matérialité de lumière, à la fois corpusculaire et ondulatoire : si l’image peut être touchée, elle ne peut être saisie. Sa visibilité a une temporalité limitée, le temps de la projection par exemple, ce qui modifie son rapport à l’espace. C’est en quelque sorte une image-événement. L’écran est par excellence le lieu des « passages de l’image 13 », de son apparition à sa disparition : il propose à l’image l’expérience d’un espace-temps transitoire et précaire.
Symptomatique de cette dimension temporelle et écranique, la série des Theaters débutée en 1976 par Hiroshi Sugimoto a problématisé photographiquement cette forme écran pour l’image : en adoptant un temps de pose équivalent à la durée du film photographié, il obtient à l’image des écrans totalement blancs (comme s’il n’y avait pas eu de projection d’image en quelque sorte) : des sortes de monochromes photographiques internes à l’image. Mais cette lumière de l’écran, diffusée pendant environ 90 minutes, éclaire et rend visible l’architecture et le mobilier intérieur de ces salles obscures de cinéma vides de tout spectateur. Elle révèle le contre-champ de l’espace de projection : le théâtre de l’image. Hiroshi Sugimoto développe une réflexion sur l’image, la lumière et le temps, à partir d’une articulation de deux médiums, nouant le photographique et le cinématographique. Si les pièces du Green Screen Process se formalisent aussi dans « l’entre-images » (Bellour, 1990), elles se développent dans un processus de transformation et de passage, entre la « forme tableau 14 » (Chevrier, 1992, pp. 59-79) et la forme écran, entre la surface et le volume, entre la visibilité et l’invisibilité, entre l’évidence et la complexité d’une « simple » couleur.
Si potentiellement le vert d’incrustation est en mesure d’accueillir n’importe quelle image (c’est sa fonction technique et écranique), dans les pièces du Green Screen Process de Liz Deschenes 15, il n’accueille tautologiquement que lui-même — c’est-à-dire, à chaque fois, une surface monochromatique verte différemment dimensionnée et matérialisée. Mais toutes ces images-écrans ont un fond invisible, plastiquement racisé, puisque physiquement et techniquement déterminé par les couleurs de la peau humaine, cette surface aussi sensible que la pellicule photographique.
Green Screen Process renvoie alors à l’invisibilité de toutes les couleurs de peau humaine, jamais visible dans le processus mais condition sine qua non de toutes ces photographies vertes. Si la proposition de Liz Deschenes est fondamentalement critique, elle ne cesse de transiter dans une approche de prime abord formaliste. Liz Deschenes rend visible ce qu’on ne voit jamais, la couleur d’un dispositif qui supprime en quelque sorte la distinction entre fond et écran — une sorte de fond d’écran, qui pourrait tout aussi bien être envisagé comme un fond de teint.
Dans Green Screen Process, l’objet de tout ce que nous voyons 16 est ce que nous ne voyons pas — la condition racisée d’une couleur.
Références
Arasse, D. (1992). Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture. Flammarion.
Bazin, A. (1985). Qu’est-ce que le cinéma ? Cerf.
Bellour, R. (1990). L’Entre-Images. Photo. Cinéma. Vidéo. La Différence.
Bellour, R., David, C., Van Assche, C. (1989). Passages de l’image. Centre Pompidou.
Bois, Y.-A. (1992). Ellsworth Kelly. Les années françaises, 1948-1954. Galerie nationale du Jeu de Paume.
Cavell, S. (1999). La projection du monde : réflexions sur l’ontologie du cinéma. Belin.
Chevrier, J.-F. (1992). Le tableau et les modèles de l’expérience photographique. Dans Albéra, F., Blistène, B., Bourel, M., Chevrier, J.-F., Marcadé, J.-C., Martin, J.-H., Riout, D., Qu’est-ce que l’art au 20ème siècle ? (pp. 59-79). Fondation Cartier pour l’Art Contemporain et École nationale supérieure des Beaux-Arts.
Danto, A. C. (2015). Ce qu’est l’art. Post-éditions et Questions théoriques.
Danto, A. C. (1989). La transfiguration du banal. Une philosophie de l’art. Seuil.
De Chassey, É. (2006). Platitudes. Une histoire de la photographie plate. Gallimard.
Respini, E. (2016). Mirror with a Memory. Dans E. Respini (dir.), Liz Deschenes, ICA/Boston, DelMonico Books et Prestel.
Revault d’Allones, O. (2007). La création artistique et les promesses de la liberté. Klincksieck.
Riout, D. (1996). La peinture monochrome. Histoire et archéologie d’un genre. Jacqueline Chambon.
Temkin, A., Fer, B., Ho, M., Lawrence, N. (2008). Color Chart : Reinventing Color, 1950 to Today. Museum of Modern Art.
Vancheri, L. (2016). Des images pour ne pas voir : introduction à une théorie de l’image-écran. Dans Bodini, J., Carbone, J. & M. (dirs.), Voir selon les écrans, penser selon les écrans (pp. 59-72). Mimésis.
Walravens, D. (1983). Quelques remarques sur le vert en général et sur son utilisation dans l’industrie en particulier. Dans À l’origine il s’agissait d’une usine. Contribution particulière à l’étude de la ruine industrielle. D.R.A.C. Nord Pas-de-Calais.
- « Screen and screen technologies have changed the way we view color. » (Liz Deschenes citée par Nora Lawrence, 2008, p. 212) [↩]
- National Association of Broadcasters Convention in Las Vegas.[↩]
- Le grand fond vert qu’elle a pris en photographie (Green Screen #1, 2 et 3) lors du Congrès National de l’Association des Diffuseurs audio-visuels à Las Vegas.[↩]
- « Can photography be both subject and object ? Can something be a picture of a thing and the thing itself at the same time ? Can photogaphy operate in a fleeting in-betweeen space, an expansive realm that frees it from the confines of its own traditions ? ». Ma traduction.[↩]
- La généalogie de cette technique remonte aux spectacles de lanterne magique réalisés par Henri Robin dans les années 1860, lorsqu’il faisait interagir le reflet d’acteurs cachés dans la fosse et les acteurs présents sur scène. Puis elle est mise en œuvre en noir et blanc, vers 1898, par Georges Méliès. En couleur, elle est développée et appliquée par Lawrence W. Butler en 1940 pour le tournage du film Le Voleur de Bagdad (The Thief of Bagdad) avec l’usage novateur d’un fond bleu.[↩]
- « Consequently, the move to green screens and digital technology accommodated the increased presence of African-American actors, musicians, athletes, and public figures in television and film. With this body of work, Deschenes subtly comments on the changing perception of race and its relation to the history of film and photographic technologies. » Ma traduction.[↩]
- Ce film professionnel, négatif couleur, lumière du jour, permet une reproduction très fidèle des teintes chair. Il a été conçu pour la réalisation de portraits en extérieur.[↩]
- Il faut souligner que Liz Deschenes réalise sa pièce en 2001 avec la technologie argentique au moment où le numérique commence à s’imposer dans tout le champ photographique.[↩]
- Elle était fortement appréciée pour faire des paysages de nature où le vert ressortait d’une manière très intense.[↩]
- Sur le film, la marque, le numéro de vue, le format et le type de film sont préinscrits par le fabriquant.[↩]
- Il met en œuvre cette approche à partir de 1948.[↩]
- À la même période, elle a réalisé d’autres « pièces écrans » comme Red Screen #1 (2008) et Blue Screen #1 (2002). Le rouge, le vert et le bleu sont les couleurs primaires de la photographie.[↩]
- Tenue au Centre Pompidou du 19 septembre au 18 novembre 1990, l’exposition, Passages de l’image, « est née du désir de comprendre ce qui se passait dans les images et entre les images à partir du moment où il devenait clair qu’on ne pourrait plus dire comme avant : le cinéma, la photo, la peinture » (Bellour, David et Van Assche, 1990, p. 7).[↩]
- Dont un des principes est celui de l’image unique, déplaçable, accroché au mur. Dans le processus, la pièce faisant exception, est Green Screen #4.[↩]
- Sauf exception.[↩]
- Cette formule fait référence au titre de cet article (cf. supra) : « Ce que vous ne voyez pas est l’objet de tout ce que vous voyez ». C’est la traduction d’une parole de l’artiste au sujet de la pièce Green Screen Process : “What you don’t see, which is subject matter for almost everything you do see”. D’après Deschenes L. (2019, 30 octobre). Liz Deschenes, Artist Talk 10.30.19 [Conférence]. Série de conférences d’artistes invités, Département des Arts Visuels, List Art Building, Brown University à Providence, Rhode Island. https://www.youtube.com/watch?v=FaKxzdjeHOE[↩]