L’artiste, la fan et la chercheuse au cœur de Yours

Le fandomisme comme méthodologie à la création contemporaine : témoignage et performance sur le travail de l’artiste coréenne Nikki S. Lee à travers les écrits académiques de SooJin Lee

Si elle trouve largement sa place dans l’art, la question de l’affect reste minoritaire et dévalorisée dans la recherche universitaire. Mais dans le cadre de la recherche-création, il est intéressant de se pencher sur le sujet, notamment au regard d’une pratique contemporaine fortement influencée par les cultural studies anglo-saxonnes. Ce champ de recherche interdisciplinaire naît dans les années 1960 au Royaume-Uni. Il porte initialement sur l’analyse des pratiques culturelles comme reflet des dynamiques de pouvoir dans la société contemporaine. Avec le temps et dans une volonté de croisement des disciplines, les cultural studies peuvent aussi s’intéresser aux rapports de domination sous l’angle du genre ou de l’assignation raciale par exemple. Cet article s’intéresse à un texte de l’historienne de l’art SooJin Lee à propos du travail de l’artiste plasticienne Nikki S. Lee. Toutes deux d’origine coréenne, elles traitent du sujet du « fan-club » à la fois sous l’angle de l’expérience, du témoignage et de la performance artistique. Ce détour analytique permet d’introduire une réflexion sur l’influence des pratiques de fans dans la création contemporaine mais aussi dans le domaine théorique, menant à la question du fan universitaire, dit aca-fan.

Diplômée d’un Master en Arts plastiques et sciences de l’art d’Aix-Marseille Université, Camille Kounouvo poursuit un travail de recherche sur les pratiques de fans (le fandomisme), qu’elle analyse comme un phénomène social dans sa globalité, mais aussi sous un angle racial, en s’intéressant au hip-hop, mouvement culturel afro-américain d’ampleur le plus récent. Son travail plastique, en lien direct avec sa recherche, explore les liens et tensions entre objets culturels, matériaux et individus. En décortiquant les pratiques de fans et les codes du hip-hop, elle opère des déplacements lui permettant d’en faire des gestes plastiques contemporains, créant des ponts entre différents registres culturels.

Pour citer cet article : Camille Kounouvo, « L’artiste, la fan et la chercheuse au cœur de Yours – Le fandomisme comme méthodologie à la création contemporaine : témoignage et performance sur le travail de l’artiste coréenne Nikki S. Lee à travers les écrits académiques de SooJin Lee », publié le 18 décembre 2024, Revue Turbulences #01 ǀ 2024, en ligne, URL: www.turbulences-revue.univ-amu.fr/wp/02lartiste-la-fan-et-la-chercheuse-au-cœur-de-yours, dernière consultation le 15 mai 2025.

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Nikki S. Lee, The Punk Project (8), 1997. Photographie par impression chromogène, 53,97 x 71,75, Collection Buffalo AKG Art Museum, Buffalo. © Nikki S. Lee 1997.

Cet article s’attarde sur un aspect fondamental d’une recherche plastique et théorique autour de la posture de l’artiste-fan. Ce terme indique à la fois une posture et une démarche artistique auxquelles s’ajoute l’idée de fan, le fan faisant d’emblée référence à la culture populaire et, plus globalement, à un phénomène social. Le terme fandomisme est un néologisme introduit par Philippe le Guern 1 dans un texte faisant un tour d’horizon des écrits sociologiques autour des fans dans la société contemporaine, et peut servir de traduction au mot anglais fandom 2. Définir précisément ce qu’est un.e fan dans le champ théorique s’avère complexe notamment parce qu’il s’agit d’un terme assez commun. Les différent·e·s théoricien·ne·s qui s’y sont essayé·e·s se sont appuyé·e·s sur des termes particuliers, qui ont ensuite été remplacés par d’autres critères, ayant eux-mêmes pu laisser place à un certain nombre de contradictions. Cependant, il semble qu’au-delà d’une définition claire et arrêtée (qu’est-ce qu’un·e fan ?), il s’avère plus pertinent de questionner le fandomisme en particulier (qu’est-ce qu’être fan ?).

Cette recherche personnelle se situe donc à la jonction entre théorie, pratique plastique et fandomisme, ce qui l’inscrit dans la lignée des travaux universitaires ayant poursuivi une recherche sur un objet dont iels sont à la base des fans, appelé·e·s communément aca-fans. Le terme théorisé par Henry Jenkins 3 désigne le fait d’être un·e universitaire se considérant comme fan de son objet d’étude. Si la plupart des universitaires présentent un intérêt poussé pour leur sujet, le terme fan ne peut pas s’appliquer à tou·te·s, notamment car il renvoie à un intérêt poussé pour un objet culturel, plus précisément appartenant à la culture populaire. De fait, le terme fan implique une certaine hiérarchisation des arts ou des pratiques culturelles. Par exemple, Henry Jenkins, dont les écrits universitaires comptent parmi les premiers travaux d’aca-fan, s’intéresse à la science-fiction. Dans l’article « L’aca-fan : aspects méthodologiques, éthiques et pratiques » de Cécile Cristofari et Matthieu J. Guitton 4, les auteur·ice·s effectuent une comparaison entre l’aca-fan et le concept de « l’observateur participant » théorisé par Henry Jenkins 5. Ce terme se définit par une immersion active dans un milieu ou groupe social étudié. Dans ce cas, on peut imaginer l’observateur·ice participant·e prendre part à des rassemblements dédiés, ou encore consommer les objets culturels en question. C’est alors une manière d’analyser ou de comprendre la fan culture en dépassant le simple stade de l’observation, mais aussi de capter l’impact et les conséquences de sa présence au sein d’un groupe :

L’aca-fan pourrait à bien des égards être défini comme un observateur participant. Il existe cependant une nuance : si l’observation participante implique souvent de pénétrer une communauté à laquelle on n’appartient pas à l’origine, il n’en va pas de même pour de nombreux aca-fans, qui se considèrent comme fans à part entière autant que comme chercheurs et dont l’intérêt universitaire pour leur propre communauté est souvent dérivé de leur intérêt de fan. Leur connaissance de la communauté vient dans ce cas au départ non pas d’observations rigoureusement effectuées, mais plutôt d’informations récoltées au cours d’activités de loisirs et relevant d’une sphère de savoir profane et non académique. […] La première étape du travail de l’aca-fan est de réconcilier sa propre expertise avec les exigences d’un travail universitaire.

De ce fait, dans le cadre de la recherche-création, incluant donc une pratique artistique, il est possible d’effectuer un balancement entre cadre théorique et appréciation personnelle du sujet. Ce constat du positionnement de l’aca-fan renvoie à la notion fondamentale de « savoir situé » théorisé par Donna Haraway 6 une décennie avant l’apparition des fans studies, champ académique à part entière ayant pour objet d’étude les différentes identités et culture de fans 7. Ce concept s’oppose alors à la supposée neutralité objective du savoir scientifique. De fait, l’autrice soutient la thèse selon laquelle tout savoir est nécessairement influencé par un contexte culturel, personnel ou social et ne peut donc pas être considéré comme complètement objectif. Alors, il ne s’agit pas de considérer tout savoir comme non fiable mais de préciser son ambiguïté contextuelle, son caractère situé. Ce principe permet d’intégrer la notion d’affect chez les fans dans le cadre de la recherche-création : affect évidemment présent dans la culture fan puisque c’est ce qui la caractérise en premier lieu. Ce terme s’inscrit globalement dans le champ émotionnel et caractérise très souvent les fans dans l’inconscient collectif. Initialement, il est intéressant de constater que l’affectif s’oppose à l’intellectuel dans le champ sémantique. Dans « Is there a fan in the House ? The Affective Sensibility of Fandom » 8, Lawrence Grossberg s’intéresse justement à la question de l’affect et à sa place dans l’identité des fans. Il en ressort un postulat intéressant : une culture, qu’elle soit dominante ou marginalisée, ne se réduit pas à un seul média ou à un seul contexte, au contraire, elle englobe plusieurs champs, plusieurs pratiques qui sont rassemblées. Bien que ces différents champs puissent être distincts et relever de domaines variés, Grossberg souligne qu’ils sont tous liés, dans les communautés de fans, par la sensibilité (a sensibility), qui correspondrait à « une forme particulière d’engagement » 9. Cette sensibilité est inséparable de son contexte, qui permet de modeler les spécificités de l’intensité de la réception. L’analyse de Grossberg nous permet d’observer une chose : si la question des fans est largement évoquée du côté de la culture populaire, et donc de l’industrie de masse, de la consommation voire de l’aliénation, il en ressort une force affective qui dépasse ce cadre purement sociétal. Les objets culturels produisent avant tout certains niveaux de sensibilité chez les gens et bien que les fans soient souvent perçu·e·s comme subordonné·e·s, « il s’agit d’avantage d’organisation de la vie des personnes, que de répartition ou de structures de sens, de pouvoir et d’argent 10 »

Les écrits théoriques appartenant au champ des fan studies ont montré, notamment grâce aux écrits de Matthew Hills, une porosité étonnante entre travail académique et production de fans. L’un se nourrit de l’autre et cette transmission ne va pas seulement des fans vers les universitaires. En effet, une des activités majeures des communautés de fans consiste à échanger sur le contenu culturel consommé et dont iels sont des spécialistes. Notamment depuis la démocratisation d’internet et de ses forums de discussion, certain·e·s fans produisent des écrits dont le niveau d’analyse critique est largement comparable à celui des écrits universitaires. À l’inverse, les communautés de fans se nourrissent aussi des travaux effectués dans les fans studies : Hills évoque une étude menée par Paul Cornell sur les fans de la série Doctor who, dont une petite partie produisaient des textes critiques assez poussés au sein de la littérature conventionnelle des fans :

Les fans n’écrivent pas juste des fanfics (fan-fictions), iels produisent également leurs propres constats critiques autour des textes du programme. Et iels le font en utilisant les approches théoriques des media studies académiques et de la littérature critique.

De ce constat, Hills distingue les fan-scholars (fans produisant des écrits théoriques en dehors du champs académique) et les scholar-fans (les aca-fans, dont les travaux universitaires sont influencés par leur statut de fan). À première vue, le terme « artiste-fan » implique une double posture qui exigerait de tenir en équilibre constant entre son appartenance à une catégorie de fans et sa position d’artiste-chercheur·euse. Matthew Hills décrit dans son ouvrage les rapports entre communautés de fans et communauté académique qui prouvent d’autant plus la difficulté de se revendiquer comme aca-fan. Iel est en quelque sorte perçu·e comme un·e « bâtard·e » : n’étant pas considéré comme un.e vrai·e fan par les fans, et comme déviant des normes académiques par les universitaires. De fait, la posture d’artiste-fan se révèle aussi particulièrement ambivalente : si la sincérité du statut de fan existe bel et bien, en tant que posture et pratique artistique, celle-ci relève également d’une forme de performativité. Cette dernière ouvre une brèche critique dans l’œuvre. Le terme de performativité est employé ici selon la définition de Judith Butler 11, qu’elle applique au genre : elle correspondrait alors à un ensemble de comportements sociaux (le langage, mais aussi les goûts, les gestes, etc.) qui caractériseraient les genres masculin et féminin, constructions sociales de différenciation des sexes. Ainsi, selon cette définition, la performativité du·de la fan reviendrait à se « comporter comme fan » en réalisant tout un panel d’actions qui lui sont propres.

Le concept d’artiste-fan engage donc de considérer le fandomisme comme une méthodologie s’appliquant à une pratique plastique contemporaine. C’est ce que tentent de définir les autrices et chercheuses Catherine Grant et Kate Random Love dans Fandom as Methodology 12. Au fil des chapitres abordant le travail de différent·e·s artistes, il est question d’éclairer les thèmes omniprésents dans les études de fans tels la question de l’affect, l’instrumentalisation des fans par la société de consommation, ou encore les relations entre culture et industrie. Cela permet donc de sortir des fan studies pour aborder le fandomisme dans l’art contemporain, et de définir les contours d’une esthétique contemporaine, voire d’un courant traitant de ces mêmes questions. C’est pourquoi, un peu comme dans le cas des fan studies, l’ouvrage des deux chercheuses prend le fandomisme au sérieux : ce dernier est alors vu comme un moyen de constituer des espaces de contestation au sein de l’art. Le huitième chapitre de l’ouvrage de Catherine Grant et Kate Random Love s’intitule « Yours : Performing (in) Nikki S. Lee’s « Fan Club » with Nikki S. Lee » 13. L’historienne de l’art SooJin Lee y décrit son expérience dans le « fan club » de l’artiste contemporaine Nikki S. Lee, constitué en 2017. Un fan-club est un regroupement de fans d’une même célébrité ou objet culturel dans le but d’échanger et d’exprimer son admiration. Des personnes sont alors réunies par un centre d’intérêt commun. Ce dernier se construit notamment autour d’une œuvre culturelle (musique, série, cinéma, littérature), mais aussi et souvent autour d’une personnalité, d’une « star ». Les premiers fan-clubs voient d’ailleurs le jour en même temps que les premières stars, à l’avènement du cinéma hollywoodien, entre les années 1920 et 1930.

Yours est un projet particulièrement intéressant car il peut être classé dans plusieurs catégories : celui du fandomisme mais aussi de la performance artistique. Le texte, écrit par SooJin Lee, fonctionne comme un écrit personnel de restitution d’expérience dans le but d’appuyer son travail de chercheuse en histoire de l’art et d’alimenter les écrits sur l’art de Nikki S. Lee. C’est pourquoi ce texte, en plus de restituer un projet dont la forme suggère plusieurs axes de lecture, étend la réflexion au sujet du statut d’aca-fan. Ainsi, à travers une restitution écrite et un travail artistique conjoints, cet article a pour but de montrer comment le texte de SooJin Lee et les œuvres de Nikki S. Lee révèlent les différentes facettes de l’identité de fan, à la fois dans le cadre théorique et artistique.

Dans le contexte théorique évoqué, le texte de Lee met d’abord l’accent sur le rôle, souvent dévalorisé du témoignage et de l’écriture personnelle dans le cadre des textes universitaires. Le texte décrivant ensuite le concept du fan-club Yours, il permet de souligner les différents enjeux, académiques, sociaux et artistiques présents dans la performance de ce regroupement de fans. Le texte, tout comme la démarche de Nikki S. Lee, joue sur plusieurs terrains disciplinaires et se révèle particulièrement pertinent dans le contexte de cette recherche.

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Nikki S. Lee, The Punk Project (8), 1997. Photographie par impression chromogène, 53,97 x 71,75, Collection Buffalo AKG Art Museum, Buffalo. © Nikki S. Lee 1997.

La place du témoignage dans les écrits académiques

L’écriture personnelle est globalement mal perçue dans des travaux universitaires soumis à une très grande objectivité. L’autrice rappelle à ce propos que même les premiers écrits ayant cimenté les fan studies, définissaient déjà l’aca-fan comme se différenciant des écrits de fans par leur mesure : selon Matt Hills dans Fan cultures 14, le scholar-fan n’est pas un fan-scholar, et ses travaux doivent pouvoir se différencier d’écrits de fans remplis d’affect, se démarquer, donc, par une objectivité universitaire. Lee prend le temps de souligner ce point et d’assumer une nouvelle perception des récits personnels dans les travaux académiques d’aujourd’hui, en mentionnant notamment des chercheur·euse·s soutenant cette thèse comme Su Holmes ou Tom Philipps :

Le terme « aca-fan » est lui-même un terme hybride récent dans le discours sur les identités de fan et d’académicien·ne, auparavant opposés. Et contrairement au style traditionnel d’écriture universitaire qui assume et insiste sur une observation distancée du chercheur, les écrits personnels considèrent les expériences singulières du·de la chercheur·euse participant·e comme partie intégrante d’un travail d’analyse qualitative 15.

Les media studies, et d’autant plus les fan studies impliquent ainsi une perception différente des écrits personnels dans le cadre théorique. Ces derniers ne sont plus vus comme manquant d’une certaine rigueur universitaire, mais plutôt comme une valeur ajoutée. En outre, cet ajout d’un point de vue plus personnel, d’une expérience « de plus près » au lieu d’une « observation distancée », vient appuyer l’idée de « savoir situé ». Il n’est pas question de sombrer dans la subjectivité, mais de considérer le témoignage et l’observation personnelle comme une forme d’atout supplémentaire.

Dans « Yours : Performing (in) Nikki S. Lee’s « Fan Club » with Nikki S. Lee », l’autrice explique sa découverte du travail de la plasticienne au début des années 2000 mais aussi les raisons personnelles de son attachement à l’artiste. En effet, SooJin Lee se montre particulièrement sensible au travail de Nikki S. Lee notamment parce qu’il aborde les questions de l’identité, de l’assimilation ou de l’appropriation culturelle et sociale, mais aussi parce qu’elle apprécie sa démarche et ses réalisations artistiques. Son intérêt se base également sur une logique d’identification, notamment parce qu’elles sont toutes deux des femmes coréennes installées aux États-Unis pour leurs études. L’autrice raconte que Nikki S. Lee faisait partie des rares figures asiatiques populaires ayant intégré l’histoire de l’art récente, en précisant que les artistes asiatiques bénéficiaient de beaucoup moins de visibilité dans les années 1990 et 2000 qu’aujourd’hui. Nikki S. Lee est alors une sorte de modèle au travers de sa réussite dans le monde de l’art, en tant que femme racisée :

J’étais fascinée non seulement par son travail mais aussi par son talent et son succès. Ma fascination était due au fait que je m’identifiais à elle ; tout comme moi, elle était venue de Corée pour étudier aux États-Unis. On m’avait déjà fait part de success stories d’immigrant·e·s coréen·ne·s ou d’Américain·e·s d’origine coréenne, mais Nikki était le première Coréenne de Corée que j’avais vu gagner autant de visibilité et de reconnaissance de la part des médias américains et du monde de l’art international, et elle n’était pas beaucoup plus âgée que moi 16.

Le « fan club » voit alors le jour après quelques brèves rencontres entre l’artiste et SooJin Lee. Il naît quasiment d’une blague entre les deux femmes et une autre artiste du nom de Siha Kim, lorsque SooJin admet être une grande fan de Nikki :

Je ne me souviens pas exactement de qui a mentionné en premier le mot « fan-club » ou « rassemblement de fans ». Mais je me souviens que Nikki a dit, en réponse à Siha ainsi qu’à ma présentation en tant que fan, « je connais deux autres personnes qui sont fan de moi ». Ce qui m’a paru être une encourageante incitation – une proposition nuancée pour convenir d’une rencontre 17.

Fan-club entre guillemets : entre sincérité et parodie

C’est ainsi que fut fondé Yours, le fan-club de Nikki S. Lee composé de quatre personnes. Si comme nous avons pu l’observer, ce petit groupe fait part d’un engouement sincère autour de l’artiste (en tant que plasticienne mais aussi en tant que personne), l’ambiguïté du statut de fan-club est bel et bien présente. Yours est évidemment doté d’une part d’ironie dans l’utilisation du terme fan-club, qui est d’ailleurs toujours employé entre guillemets dans le texte. Aussi, l’artiste fait partie intégrante de la création du Yours, ce qui n’est pas le cas d’un fan-club classique, sensé reposer sur l’unique initiative des fans. Ici, bien qu’elle ne dirige pas les actions du groupe, sa présence à chaque rencontre organisée fait d’elle un élément essentiel de la performance qui se met en place : elle est à la fois la raison de la rencontre, l’initiatrice du projet (puisqu’il est précisé dans le texte que c’est elle qui crée un groupe de chat sur internet pour mettre en contact les quatre membres) mais aussi en quelque sorte la spectatrice des performances de son « fan club ».  L’autrice le précise elle-même : « Les membres du club, en plus de l’artiste, on littéralement créé le fan-club avec des guillemets, en jouant et en parodiant le concept. Pour autant, Yours était en partie un vrai fan-club composé de vrais fans et supporters de l’artiste ». De fait, si les membres de Yours (dont fait partie l’autrice) font preuve de sincérité dans leur affection pour Nikki, cette sincérité se transforme en parodie quant aux actions et activités menées pendant la courte vie (quelques mois) du « fan club ». SooJin Lee explique que les réunions entre Nikki S. Lee et Yours suivent le modèle typique des pratiques exercées dans les rassemblements de fans, notamment ceux des pop stars coréennes :

La soirée était une série d’évènements planifiés, vaguement modelée d’après les rencontres de fans de star de K-pop, et se composait de […] collages, de projections ou performances, de promotion et de soutien. Une grande différence, bien sûr, était que notre rassemblement était une réunion bien plus intimiste entre des personnes entretenant un lien professionnel et personnel, partageant notre respect pour Nikki sur le plan professionnel comme personnel 18.

Car une des particularités les plus importantes de Yours est qu’au-delà du très petit nombre de membres, toutes exerçaient une profession en lien avec le monde de l’art contemporain : artistes, théoriciennes de l’art, ou encore curatrices. De plus, leur profil social présentait des similarités : « Ainsi, nous exercions toutes un métier relatif aux arts visuels, nous étions toutes des femmes, d’âges similaires, entre la trentaine et la quarantaine. »  C’est ce facteur socio-professionnel qui amplifie l’idée que ces réunions étaient plus de l’ordre de la performance d’un fan-club que d’un rassemblement de fans à part entière : l’autrice écrit qu’avec le recul, faire partie de ce fan-club, c’était prendre part à une performance induite par Nikki S. Lee : « Nous étions collectivement en train de performer une rencontre de fans, et je pense que cela fut possible car nous toutes, en tant que fans, étions familiarisées aux projets performatifs de Nikki, à la fois sur le plan intellectuel et émotionnel 19.» Pour autant, même après cette analyse, le statut de ces rencontres reste ambigu : Yours n’est pas totalement une performance déguisée en fan-club. Car même si ses membres performent volontairement certaines activités de fans, probablement sous l’influence même de la démarche artistique de leur « idole », cette volonté parodique s’inscrit dans un authentique plaisir d’échanger autour de Nikki S. Lee et de ses œuvres, et de lui faire part de leur admiration, comme le feraient de vrai·e·s fans. Finalement, cette initiative doublée de l’action de performer une certaine attitude correspond totalement à la démarche artistique de Nikki S. Lee, dont le travail implique toujours de procéder à une forme de transformation sociale. Le sujet de la performativité d’une identité est à la base de son travail. Née en 1970, l’artiste coréenne est notamment connue pour sa série de Projects, œuvres à mi-chemin entre la photographie et la performance, dans lesquelles elle s’intègre à un groupe social, et adopte leurs codes esthétiques et sociaux. Il existe entre autres The Lesbian Project, The Skateboarders Project, The Punk Project ou encore The Exotic Dancers Project. SooJin Lee elle-même le souligne en revenant sur son expérience dans Yours :

Avec le recul, j’ai compris qu’il y avait eu un accord implicite passé entre nous, pour coopérer à créer une communauté (performée), pour que nous puissions vivre une expérience et observer, à l’instar des Projects de Nikki. […] Ce qui est clair cependant, c’est qu’elle jouait, performait, prenait part activement, à fois sérieusement et ironiquement, comme elle le faisait dans ses œuvres Projects 20.

Ainsi, en performant l’identité des fans mais aussi certaines de leurs pratiques comme celle du fan-club, Yours peut être vu comme une extension de la démarche de l’artiste : une nouvelle œuvre de Nikki S. Lee, collaborative cette fois-ci, et qui s’intitulerait The Fan Project. Finalement, le vrai engouement des membres du club ne se trouvait pas dans le fait de créer des pancartes à l’effigie de Nikki ou de se rassembler autour d’elle, mais bien de reprendre sa démarche et son processus créatif en s’adonnant à la performance d’une identité, d’un groupe social.

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Nikki S. Lee, The Exotic Dancer Project (23), 2000. Impression Fujiflex, 76,2 x 101,6 cm, Collection National Museum of Women in the Arts, Washington D.C. © Nikki S. Lee 2000.

Œuvre hybride

Ce projet documenté par SooJin Lee illustre ce qui est en jeu dans la posture d’artiste-fan, en ce qu’elle naît d’une réelle identité de fan prenant plusieurs formes et évoluant dans le temps ; néanmoins cette démarche, en pratique, s’habille d’un caractère performatif. Et c’est précisément ce dernier qui vient parfois grossir les traits des pratiques fandomiques, qui transforment le simple geste de fan en geste de création contemporaine. Tout comme dans les processus de transformation de Nikki S. Lee, c’est dans une interprétation 21  du fandomisme que se forment des discours et questionnements critiques. La plasticienne, à travers ses œuvres, tend à remettre en question le caractère inné imputé à la notion d’identité : celle-ci est non seulement performative comme nous l’avons démontré, mais aussi grandement malléable. Dans ses Projects, datant des années 1990 et 2000, certains sujets évoqués sont au cœur des discussions actuelles, notamment à propos de la limite floue entre appropriation culturelle et intégration. Nikki S. Lee étant une femme racisée, son geste artistique consistant à s’intégrer brièvement à une communauté différente de la sienne n’est pas anodin et souligne le regard extérieur que nous portons sur les autres. Dans The Hip Hop Project, dans lequel l’artiste s’intègre au milieu new-yorkais du hip-hop, la question de l’identité est d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’une culture qui prône l’authenticité (« keepin’ it real »), notamment sur le plan racial : le hip-hop en tant que mouvement artistique, se revendique avant tout en tant que culture noire. C’est alors dans ce contexte qu’arrive Nikki S. Lee, asiatique, et qu’elle décide de porter des perruques synthétiques, un bandana et de trainer avec Mobb Deep 22. Son traitement satirique des modalités de l’identité donne à cette photographie un aspect quasi humoristique. Malgré le changement physique de l’artiste qui tente pour l’occasion d’effacer ses traits asiatiques, on ressent une différence physique entre elle et les protagonistes noir·e·s. On voit bien qu’elle n’est pas noire, et pourtant l’image fonctionne, son comportement physique et l’énergie que dégagent ces photographies donnent une impression de parfaite intégration au groupe social choisi.

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Nikki S. Lee, The Hip Hop Project (23), 2002. Photographie par impression chromogène, 53,97 x 71,75, Collection Buffalo AKG Art Museum, Buffalo. © Nikki S. Lee 2002

Sur le plan artistique, son travail est à mi-chemin entre performance et observation, et brouille la ligne entre documentation et création artistique. Ce point peut d’ailleurs être mis en parallèle avec l’idée d’observation participante citée précédemment dans le statut de l’aca-fan. Tout comme les membres de Yours confectionnent des posters à l’effigie de Nikki S. Lee à l’occasion de l’anniversaire de leur « fan club », la posture d’artiste-fan et le fandomisme sont explorés à la fois sous l’angle de l’expérience personnelle et de l’appréhension individuelle, mais aussi sous celui du jeu. SooJin Lee évoque d’ailleurs les travaux de Yoshitaka Mori, professeur de sociologie et de cultural studies à l’Université des arts de Tokyo, dans lesquels il a étudié les comportements de fans d’une série télévisée populaire coréenne (dite drama coréen), âgées d’une quarantaine d’années. Il conclut alors que bien qu’elles soient des « vraies » fans appréciant réellement le programme, elles performent avant tout un stéréotype de la jeune fan féminine. Elles « jouent aux fans », adoptant toutes une posture comme une comédienne jouant un rôle : « par exemple, elles parlaient ‘’à la fois fièrement et timidement’’ des choses ‘’stupides’’ qu’elles faisaient, car elles aimaient le fait d’être les pures fans de quelqu’un ou quelque chose, comme des jeunes filles » 23.

Conclusion : des travaux hybrides

Dès lors, on peut se demander si cette notion de performativité ne constituerait pas, au lieu de s’opposer à une sincérité de « vrai·e » fan, une composante essentielle du fandomisme. Ces mécanismes de réflexion et de création mettent eux-mêmes en lumière la question de l’authenticité, également traitée dans les travaux de Nikki S. Lee. Ce terme se définit par une qualité « de ce qui est intrinsèquement et éminemment vrai et pur » ainsi que par une « valeur profonde dans laquelle un être s’engage et exprime sa personnalité » 24. Le terme est donc relatif à une idée de vérité en soi, témoignant à la fois d’une sincérité indéniable et d’une conformité à la réalité (s’opposant donc à l’idée de mensonge ou d’illusion, d’artifice), à la fois envers soi-même et envers les autres. L’authenticité d’un·e fan, se mesurerait alors par la sincérité de l’engagement.  Il est cependant important de préciser que dans ce cadre précis, l’authenticité est à voir comme un concept, une idée reçue, qui n’induit pas nécessairement qu’il y ait des fans concrètement plus authentiques que d’autres. Néanmoins, cette convention autour de la sincérité de l’engagement est assez omniprésente dans les discussions autour des fans pour avoir une influence dans la forme que prend la part performative et interprétative. Mais même si elle n’est pas présente de manière aussi explicite dans les fans studies, l’idée de sincérité est tout de même en jeu à propos de la posture d’artiste-fan qui joue, justement, sur l’ambiguïté entre authenticité de la démarche et performativité.

Bien que ce projet dirigé par Nikki S. Lee n’ait pas officiellement été restitué en tant qu’œuvre performative par l’artiste, le témoignage de SooJin Lee de son expérience dans Yours alimente grandement sa recherche d’historienne de l’art sur le travail et la démarche de l’artiste. Ce texte se situe à la jonction entre plusieurs disciplines. S’y exprime l’historienne de l’art, avec la volonté de documenter le travail de Nikki S. Lee, mais aussi la « fan » restituant son expérience humaine (par la sincérité de son adhésion à Yours) et artistique (puisqu’elle a pris part plus ou moins consciemment à une performance dirigée par l’artiste). De fait, ce texte révèle différentes facettes du fandomisme et de l’identité fan par son caractère hybride : en évoquant à la fois le point de vue académique par l’aca-fan, mais aussi en soulignant l’aspect hautement performatif du club. Il en est de même pour les œuvres de l’artiste qui évoquent plus largement des problématiques liées à l’identité sociale, faisant sens dans le cadre d’une recherche sur l’artiste-fan.

Si le texte figure dans Fandom As Methodology, c’est parce que Yours entre en adéquation avec le reste de l’approche artistique de la plasticienne. Aussi, en plus de montrer une potentielle porosité entre authenticité et performativité, ce projet est un exemple concret de l’application des pratiques de fans à des fins artistiques. Les actions, ainsi que les comportements sociaux et relationnels des fans sont ici au service d’un procédé créatif, questionnant un large panel de spécificités sociales.

Références

Butler Judith, Trouble dans le genre : Pour un féminisme de la subversion. Traduit de l’anglais par Marie-José Bourdieu, Paris, La Découverte, 2006.

Cristofari Cécile et Guitton J. Matthieu, « L’aca-fan : aspects méthodologiques, éthiques et pratiques », Revue française des sciences de linformation et de la communication (En ligne), 7, 2015, mis en ligne le 30 septembre 2015, https://journals-openedition-org.lama.univ-amu.fr/rfsic/1651, consulté pour la dernière fois le 3 septembre 2024.

Grant Catherine et Random Love Kate, Fandom as Methodology, Londres, Goldsmiths Press, 2019.

Haraway Donna, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14 (3), Automne 1988.

Hills Matt, Fan cultures, New York, Routledge, 2002.

Jenkins Henry,  Fans, Bloggers, and Gamers : Exploring Participatory Culture, New York, NYU Press, 2006.

Lee SooJin, « Yours : Performing (in) Nikki S. Lee’s “fan club“ with Nikki S. Lee », dans Fandom as Methodology, dir. Catherine Grant et Kate Random Love, Londres, Goldsmiths Press, 2019.

Mori Yoshikita « Winter Sonata and Cultural Practices of Active Fans in Japan : Considering Middle-Aged Women as Cultural Agents », dans East Asian Pop Culture: Analysing the Korean Wave, de Chua Beng Huat and Koichi Iwabuchi, Presses universitaires de Hong Kong, 2008.

  1. Philippe Le Guern est un chercheur et enseignant en théorie de l’art et anthropologie des mondes contemporains à l’Université Rennes 2. [Retour au texte]
  2. À ne pas confondre avec le fanatisme qui impute aux fans une dimension religieuse et marginale. [Retour au texte]
  3. Henry Jenkins, Textual Poachers : Television fans and participatory culture, Londres, Routledge, 1992.  [Retour au texte]
  4. Cécile Cristofari, Matthieu J. Guitton, « L’aca-fan : aspects méthodologiques, éthiques et pratiques », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 30 septembre 2015, consulté le 3 septembre 2024. [Retour au texte]
  5. Henry Jenkins, Fans, Bloggers, and Gamers : Exploring Participatory Culture, New York, NYU Press, 2006, p. 61 [Retour au texte]
  6. Donna Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14(3), Automne 1988. [Retour au texte]
  7. Aussi, les fan studies étant une sous-catégorie du champ plus large des media studies, elles se concentrent également sur les relations qu’entretiennent les fans avec les objets culturels qu’iels affectionnent. [Retour au texte]
  8. Lawrence Grossberg, « Is There A Fan In the house ? The affective sensibility of fandom », dans Lisa E Lewis (dir.), The Adoring audience : fan culture and popular media, New York, Routledge, 1992, p. 50-69 [Retour au texte]
  9. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l’autrice.  [Retour au texte]
  10. Idem, p. 55 [Retour au texte]
  11. Judith Butler, Trouble dans le genre : Pour un féminisme de la subversion. Traduit de l’anglais par Marie-José Bourdieu, Paris, La Découverte, 2006. [Retour au texte]
  12. Catherine Grant et Kate Random Love,Fandom as Methodology, Londres, Goldsmiths Press, 2019. [Retour au texte]
  13. SooJin Lee, « Yours : Performing (in) Nikki S. Lee’s « fan club » with Nikki S. Lee », Catherine Grant et Kate Random Love, Fandom as Methodology, Londres, Goldsmiths Press,2019, p 236-251. [Retour au texte]
  14. Matt Hills, Fan cultures, New York, Routledge, 2002. [Retour au texte]
  15. Idem. p. 237 [Retour au texte]
  16. Ibid. p. 240 [Retour au texte]
  17. Ibid. p. 241 [Retour au texte]
  18. Ibid. p. 243 [Retour au texte]
  19. Ibid. p. 243 [Retour au texte]
  20. Ibid. p. 244 [Retour au texte]
  21. Ici le mot interprétation est à comprendre dans son sens littéral et performatif, c’est à dire l’idée d’incarner un personnage en modifiant sa voix, sa posture ou sa gestuelle. [Retour au texte]
  22. Mobb Deep est un duo de rappeurs composé de Prodigy et Havoc, groupe emblématique du rap new-yorkais des années 1990. [Retour au texte]
  23. Yoshitaka Mori, “Winter Sonata and Cultural Practices of Active Fans in Japan : Considering Middle-Aged Women as Cultural Agents,” dans East Asian Pop Culture: Analysing the Korean Wave, de Chua Beng Huat and Koichi Iwabuchi, Presses universitaires de Hong Kong, 2008, p. 137. [Retour au texte]
  24. Définitions du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), https://www.cnrtl.fr/definition/authenticité [Retour au texte]