Entretien avec Virginie Komaniecki, conteuse

« Si on se prive de nos endroits d’ambivalence, enfin d’outils pour traverser nos endroits d’ambivalence, de transgression, on bousille une société. »

Lors d’un entretien réalisé le 31 janvier 2024, la conteuse Virginie Komaniecki livre son regard aiguisé sur l’état et la pratique du conte de tradition orale aujourd’hui, ainsi que son lien avec l’espace scénique : les raisons de la méconnaissance du conte en tant qu’art et du manque de littérature le concernant, ses fonctions oubliées, son rapport et ses écarts avec le théâtre, son rapport à l’écrit. Elle revient également sur les conditions de création particulières de deux de ses spectacles qui nous ouvrent à la spécificité de son geste artistique de conteuse et de son rapport à son art : Rouge Mémère, créé en 2014, qui s’ancre à la fois dans la matière du Petit Chaperon rouge et dans ses racines ukrainiennes, ainsi que Les Mots des serpents, sa dernière création, adaptée d’un roman estonien.

Alexandra Komaniecki est doctorante en Arts de la scène à Aix-Marseille Université, sous la direction d’Anyssa Kapelusz. Elle y est également chargée de cours au sein de la section Théâtre. Ses recherches portent sur l’analyse d’un corpus de spectacles contemporains de formes et de natures différentes, mettant en jeu des figurations du monstre et/ou de la monstruosité. À partir de l’étude des gestes de création des artistes et de la représentation de ces spectacles, il s’agit d’identifier et de conceptualiser les effets que produit leur réception sur les spectateur·ice·s.

Pour citer cet article : Alexandra Komaniecki, « Entretien avec Virginie Komaniecki, conteuse – « Si on se prive de nos endroits d’ambivalence, enfin d’outils pour traverser nos endroits d’ambivalence, de transgression, on bousille une société. » », publié le 18 décembre 2024, Revue Turbulences #01 ǀ 2024, en ligne, URL: https://turbulences-revue.univ-amu.fr/entretien-avec-virginie-komaniecki-conteuse, dernière consultation le 15 mai 2025.

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Virginie Komaniecki et Thierry Renard, Les Mots des serpents, festival “Contes et rencontres” de Nyons, lors d’une sortie de résidence à la grotte des Eyguiers, septembre 2023, ©Magda.

Il n’échappera à personne que Virginie Komaniecki et moi portons le même patronyme, et pour cause : il s’agit de ma sœur. Nous avons longtemps cheminé ensemble, découvert et partagé un grand élan commun vers le théâtre que nous avons pratiqué de concert pendant quelques années, avant que ses pas ne l’emmènent vers le conte et le rapport très particulier qu’il entretient avec la langue, l’oralité et la parole. Conteuse depuis plus de 20 ans, elle tisse patiemment son parcours, d’abord remarquée par le festival « Paroles de conteurs » de Vassivière, puis peu à peu à travers la France, l’Europe, l’Afrique et le Canada où elle est régulièrement conviée. Lorsque je commence à m’atteler au corpus qui sera la colonne vertébrale de ma thèse autour des figurations du monstre et de la monstruosité sur la scène contemporaine, il devient très vite évident que certains de ses spectacles y auront leur place, non à cause de nos liens familiaux mais parce que quelque chose de particulier s’y produit pour le spectateur, qui amène à faire un pas de côté, un déplacement singulier qui diffère de l’expérience théâtrale. De plus, elle évoque souvent la méconnaissance de la matière du conte, et je constate de mon côté que c’est une discipline très largement invisibilisée par les recherches en arts de la scène en France, un art particulier sur lequel n’existe que très peu de littérature théorique.

Nous nous retrouvons chez moi, autour d’un thé, le 31 janvier 2024. Nous échangerons pendant plus de deux heures. Je lui ai fourni en amont la trame des questions que je souhaite aborder avec elle. Nous ne nous en servirons finalement quasiment pas, privilégiant la confiance dans la fluidité de nos échanges. Nous aborderons notamment deux spectacles de son répertoire : tout d’abord Rouge Mémère, qui se nourrit de la matière du Petit Chaperon rouge autant que de souvenirs de notre enfance commune auprès de notre grand-mère ukrainienne. Elle y questionne la transmission familiale entre les femmes, la mémoire, la place que nous laissons également au grand âge. Puis Les Mots des serpents, adaptation épique du roman d’Andrus Kirivähk L’homme qui savait la langue des serpents, dont le processus de création est particulièrement éclairant sur la façon dont la conteuse construit son orature.

La retranscription de cet entretien a été réalisée dans le respect de nos échanges et de la parole de Virginie Komaniecki. Les quelques modifications apportées visent à rendre le fil de sa pensée le plus compréhensible possible, mais j’ai tenu à y conserver les traces de l’oralité de ce moment, tribut nécessaire, selon moi, à son art de conteuse et à la qualité de ce long moment de partage.

« Souvent il y a une méconnaissance de la matière première, une méconnaissance de la fonction de cette matière qui a été élaborée avec une fonction bien précise. »

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Virginie Komaniecki, Racontars, festival d’été de la Maison du Chat Bleu (Saint-Savinien), 2021, ©studio LAETIGRAPH.

Alexandra Komaniecki :< Ma première question concerne cette indéfinition du conte dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, notamment dans le milieu universitaire, ainsi qu’au niveau de la sphère théâtrale. Quand on dit : « conteur », on pense en effet à l’heure du conte dans les bibliothèques, à l’histoire qu’on raconte le soir, à l’art de « savoir bien raconter une histoire » mais cela ne réduit-il pas le champ d’action dans lequel le conteur évolue aujourd’hui ? Je voulais savoir ce que tu peux dire de cette image que renvoie le conte et l’art du conteur aujourd’hui. Virginie Komaniecki :
Ça me fait penser à beaucoup de choses. D’abord je crois que souvent il y a une méconnaissance de la matière première, une méconnaissance de la fonction de cette matière qui a été élaborée avec une fonction bien précise. Il y a le fait que c’est un art populaire, c’est-à-dire un art collectif. Le conte c’est un récit semi-fixé, oral, anonyme, c’est-à-dire porté par un collectif et sujet à variantes. Au départ, il est dans une communauté et pour une communauté. Il y a énormément d’outils d’oralité pour réguler cette communauté, et c’est pour ça que le conte est très mouvant. À partir du moment où on le fixe par écrit, alors on le trahit, on l’enferme et on fige aussi sa fonction et ses messages. De ce fait-là, du fait qu’il est anonyme, il n’y a pas un auteur devant l’œuvre. Ça lui donne une patine de modestie, de discrétion. Donc par plein de faits c’est un art qui est discret, qui est là de tout temps, qui évolue, qui trouve ses formes, mais en grande discrétion. Depuis le renouveau du conte dans les années quatre-vingt, beaucoup de gens se sont réapproprié cette matière, la font évoluer et l’amènent sur des scènes de théâtre. Mais je distinguerais deux choses : le conteur/la conteuse en oralité qui passe par une forme d’écriture ⎼ et il y a de plus en plus de gens qui ont un travail d’écriture en préalable ⎼ et d’autres qui ont un travail en oralité pure et qui fixent par écrit ensuite. Donc, d’un côté les gens qui travaillent la matière du conte à proprement parler et qui se mettent au service de cette matière-là, et, d’un autre côté, des gens qui évoluent dans le milieu du conte et qui l’amènent sur scène, mais qui en réalité utilisent des récits qui sont apparentés au conte pour en faire un objet de spectacle. Mais là, d’une certaine manière, le conte devient un outil pour dire autre chose, pour montrer autre chose. On trouve aujourd’hui des gens, des conteurs/conteuses qui utilisent des artifices scéniques, des projections, un travail corporel, un travail vocal. Il y a des personnes qui dessinent en direct sur scène, il y a parfois des extraits sonores… enfin tout l’apanage du théâtre. On peut y trouver aussi tout l’apanage du cirque. Le conte est au carrefour de la rencontre de nombreuses disciplines du spectacle vivant. Il y a plusieurs choses qui coexistent, et évidemment la parole brute, nue, tout terrain, qui peut aussi se donner dans des endroits très divers. Le conte se déploie mais il n’est pas encore vraiment reconnu dans les théâtres et sur les grandes scènes. De mon point de vue, c’est parce que la matière première est méconnue et traversée par des grands poncifs. Pour les enfants, il y a  Perrault, il y a Disney, qui en plus sont vraiment des trahisons de cette matière. Parce que Perrault, au moment où il transcrit ces contes, il les hérite de son fils qui a fréquenté pas mal de nourrices qui les lui ont transmis en oralité. Donc Perrault hérite de ça, et puis de ces petits objets séduisants il va faire une matière pour distraire, amuser la cour. Il écrit pour son roi, et pour la cour de son roi, et pour cette raison il trahit énormément la matière puisqu’il lui fait dire des choses qu’elle ne dit pas nécessairement. Parce que c’est ça aussi, il y a tous ces types de contes qui ont des fonctions particulières. Le conte merveilleux, par exemple, est directement issu de la mythologie, c’est un enfant du mythe, et on retrouve dans le conte merveilleux des motifs du mythe. La fonction du mythe, c’est d’organiser le chaos général. Il est de l’ordre du religieux, il est d’ailleurs toujours transmis et pratiqué dans certaines cultures comme un objet sacré qui ne peut pas être transmis par n’importe qui, ni dans n’importe quel contexte, ni en entier. Enfin, il y a des saisonnalités. Il y a de nombreuses choses qui le régulent. Le conte merveilleux, lui, s’occupe d’organiser le chaos intérieur, et il est complètement lié au travail psychique de l’individu. C’est un conte qui nous emmène dans nos transgressions, nos ambivalences. Donc les personnages positifs comme négatifs sont à regarder comme différentes parts de soi. Et en ça ce n’est pas du tout un conte moralisateur. Il n’y a pas de morale dans le conte merveilleux. Il y a toujours une sorte d’issue parce qu’il faut en sortir, parce qu’on plonge dedans comme on plonge à l’intérieur de soi et de son propre merdier et on chemine là-dedans, on va mettre les mains dans le cambouis, et il y a un moment on en ressort. C’est un outil du collectif pour réguler le psychisme individuel.
AK :
Alors que le conte chez Perrault se fonde sur la façon de concevoir la littérature à son époque, c’est-à-dire qu’il faut divertir et instruire. Est-ce de là que viendrait la trahison de la matière qu’il a utilisée ?
VK :
Il y a ça et puis il y a simplement que c’est un outil très puissant, et beaucoup l’ont senti. Donc Perrault sent que c’est puissant pour lui et que c’est puissant pour son roi de trahir cette matière pour en faire un outil d’éducation ou de moralisation. Et puis derrière on trouve toute l’industrie Disney qui est quand même dédiée au capitalisme, et qui va renforcer tous les clichés qui peuvent être amplifiés. Parce que là aussi, on a bien compris que c’était un outil du pouvoir. Et c’est comme ça qu’on hérite des formes de Disney. Aujourd’hui, il y a de nombreuses personnes qui critiquent le conte et disent : « On ne peut plus raconter ça aujourd’hui, vis-à-vis des femmes, vis-à-vis de… plein de choses ».  Encore récemment, j’ai eu écho d’une jeune fille qui était stagiaire dans une structure dédiée au conte et qui travaillait avec l’équipe sur la matière de Peau d’Âne, et la confrontation avec cette matière a fait remonter une histoire personnelle. Elle a quitté les lieux complètement remontée en disant : « On n’a plus le droit de raconter ce genre d’histoire, on ne peut pas dédouaner un père de ce qu’il fait à sa fille ! » C’est-à-dire que le conte merveilleux travaille de façon analogique sur nos sentiments, avec des chaines émotionnelles très structurées. C’est un outil très structuré pour structurer l’intérieur. Donc il y a une série de chaines émotionnelles par lesquelles on passe. Aujourd’hui, le conte est attrapé de manière analytique, et l’analytique c’est l’endroit du fait-divers, de l’information. On prend le conte à cet endroit-là et on jette le bébé avec l’eau du bain. Moi j’aurais tendance à dire que si on se prive de nos endroits d’ambivalence, enfin d’outils pour traverser nos endroits d’ambivalence, de transgression, on bousille une société. Elle ne peut pas fonctionner. Là je m’écarte, enfin j’amplifie un peu la question, mais pour y répondre de façon très courte, le début de ma réponse, c’est : le conte n’a pas encore trouvé sa place parce qu’il est méconnu dans ses formes et dans ses fonctions. Et d’une certaine manière, à quelques exceptions près, tous les artistes qui se sont emparés d’outils très scéniques pour montrer quelque chose, pour signer en bas une mise en scène, ils ne m’embarquent pas parce qu’ils me privent, dans beaucoup de formes, de faire image, de traverser cette matière et d’en tirer quelque chose pour moi. Je crois que le conte, dès lors qu’on est dans l’admiration de la virtuosité de la personne qui le donne, quand on ressort seulement avec ça et avec juste une observation d’un savoir-faire, on passe à côté de la matière. Et je dis ça, mais en même temps j’ai été bouleversée il y a cinq-six ans par Le Dernier ogre, de Marien Tillet 1, où là il y a le mec qui peint, il y a la guitare électrique, le micro en fond de scène et tout un travail scénique. Il fait un parallèle entre le Petit Poucet, l’ogre, et un couple qui part s’installer avec ses gosses en autarcie, au milieu de nulle part, et puis au bout d’un moment ils n’ont plus rien à bouffer. Et alors… qu’est-ce qu’on mange (petit rire) ? Il vient nous questionner en profondeur sur le monstre qui sommeille en nous et là, à cet endroit-là, c’est pleinement réussi. C’est-à-dire qu’il utilise tous les outils du spectacle et du théâtre, et il descend aussi pleinement dans la matière. Il donne à ressentir.

« Le conte n’a pas encore trouvé sa place parce qu’il est méconnu dans ses formes et dans ses fonctions. »

 

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Virginie Komaniecki et Thierry Renard, Les Mots des serpents (2023), ©Xavier Boymond.

AK :
Puisque tu parles de mise en scène, peut-on justement parler de mise en scène quand on parle de conte, même s’il s’inscrit dans un espace scénique que l’on pourrait qualifier d’assez traditionnel au théâtre, dans un rapport frontal avec l’auditoire, avec un dispositif scénique qui sert le propos ? Quel écart identifierais-tu entre le conte et le théâtre ?
VK :
Selon moi, dès lors qu’on est dans un espace scénique, qu’on est dans un rapport scène-salle, qu’il y a un corps en scène, et qu’il y a une somme de choix par rapport à ce corps en scène, à ce qu’il va signifier même dans des choix de sobriété, il y a mise en scène. La très grande beauté du conte, c’est que quand c’est extrêmement bien pensé et mis en scène avec rien, on voit se déployer des choses immenses. J’ai une anecdote en tête concernant un conteur qui travaille avec la matière du conte mais qui est d’abord comédien, metteur en scène, c’est Alberto Garcia Sanchez, qui a mis en scène Les Mots des serpents 2. Il joue Johan Padan ⎼ donc un texte de théâtre, Dario Fo ⎼ et il incarne tellement fort ce qu’il raconte que, un jour, à la sortie de son spectacle, il y a des dames qui viennent le voir et il y en a une qui lui dit : « Moi c’est la deuxième fois que je le vois, j’adore votre spectacle mais là j’ai été très déçue parce que je ne comprends pas pourquoi vous avez retiré tout le décor magnifique que vous aviez la première fois. » Et lui il répond à la dame : « Vous êtes en train de me faire le plus beau compliment qu’on puisse faire à un conteur parce qu’en fait, il n’y a jamais eu de décor. » Elle avait été tellement embarquée par la précision de sa présence, de sa gestuelle, qu’elle s’était imaginé quelque chose d’immense qu’elle n’avait pas retrouvé la deuxième fois, pour des raisons qui appartiennent au moment. La grande différence, c’est que tout le monde travaille quand on partage du conte. C’est-à-dire qu’il y a un gros travail de précision et de dépouillement de la part du conteur ou de la conteuse, et cela au service d’un grand travail du spectateur. On fait ensemble. Il n’y a pas de rupture. Rapidement on fait cercle, et il y a une circulation qui se met en place qui fait qu’on est en train de fabriquer les images ensemble. Ça c’est vraiment la spécificité du conte.
AK :
Si je comprends ce que tu viens de dire, il s’agit de construire des images avec le spectateur. Pour toi, la question du conte et le rapport entre l’auditoire et le conteur viennent-ils essentiellement travailler cette dimension ?
VK :
Oui. Et les images peuvent être visuelles, mais elles peuvent être aussi sensorielles, et émotionnelles aussi. C’est-à-dire qu’on traverse en même temps des séries d’images, qui sont plus ou moins précises. Nous parlions tout à l’heure de La Belle et la Bête. La Bête, c’est d’abord quelque chose qu’on sent ⎼ moi en tout cas je l’attrape comme ça. C’est quelque chose que je sens, je ne serai pas nécessairement capable de dire comment elle est habillée, quelle est sa taille, mais c’est une présence. C’est une qualité de présence, c’est même quelque chose qu’on hume, mais c’est d’abord un ressenti qui provoque chez moi une somme de réactions émotionnelles. Donc je fais image, mais avec mon ressenti et avec mes émotions. Et je dirais que c’est un voyage sur des montagnes russes émotionnelles, cette traversée-là.
AK :
Il me semble que lorsqu’on assiste à ce type de spectacle, cette production d’image repose entièrement sur la parole. L’émotion passe également par un ressenti qui est très incorporé et très organique. Or la parole passe aussi par quelque chose d’organique, parce que c’est du souffle, c’est une vibration dans l’air.
VK :
Et c’est du silence. C’est tout ça, et c’est du silence. J’ai toujours en tête quelque chose que j’ai appris et qui me sert tout le temps dans mon métier. Un auteur, quand il est devant sa feuille, il doit tout signifier. C’est-à-dire qu’il doit donner une description suffisamment précise de tout ce qui va nous permettre de faire image. Donc il va devoir décrire si c’est rapide, si c’est lent, dans quel état émotionnel est la personne ⎼ parfois il y a évidemment des procédés littéraires qui nous amènent à ça, mais ça va passer par une écriture, un contexte. J’avoue qu’avec les descriptions trop précises, souvent, j’ai du mal à faire image, quand je lis un texte. Mais, en tout cas, l’auteur a sa page blanche et il doit tout signifier. Dès lors que tu es en présence et en oralité, pour signifier tout ça tu as ta présence pure, et le contexte est donné par : nous, dans ce pays-là, ce soir-là, moi avec mon âge, ce que ma présence physique signifie et envoie. Donc tout ça c’est le contexte, nous ensemble, et ce « nous ensemble » va varier d’un pays à l’autre, d’une salle à l’autre, d’un moment à l’autre. J’ai donné un spectacle au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, c’est clair qu’on a partagé quelque chose qui ne s’est pas partagé du tout ailleurs autrement. Mes mots, mon spectacle, mes histoires étaient les mêmes, à quelque chose près. Mais on n’était plus au même endroit. Donc il y a le contexte. Tu as ce que tu disais, le souffle, le ton de la voix, le rythme des mots, les mots que tu retiens, enfin les mots font tout ça. C’est de la communication. Tu as évidemment ce que ton corps signifie, et les mots. Il y a des gens qui se sont penché là-dessus, en communication, et une grande partie du message est para-verbal 3. Donc c’est énorme ce que ça change dans la transmission.
AK :
Mais quel est alors l’écart entre la dimension théâtrale du travail d’un acteur et l’art spécifique du conteur en scène ?
VK :
Alors je dirais qu’il y a déjà la matière première. Un acteur est au service d’un texte, qui a été écrit par quelqu’un, avec des intentions, un contexte politique, un ancrage, un message. Il y a une velléité à l’intérieur du texte proposé. Là où la matière du conte a des velléités multiples, ou plutôt elle n’en a pas. Elle propose. Elle propose un espace. Et pour côtoyer certains contes depuis plus de vingt ans, en fonction de mes moments de vie, de mon évolution, ils se retournent. Et j’en attrape encore d’autres symboliques, d’autres messages que je n’avais pas vus. Au théâtre, il y a déjà un texte qui est écrit, que je n’ai pas choisi ⎼ enfin que je n’ai pas écrit, que j’ai choisi pour des raisons qui me sont propres, et/ou qu’un metteur en scène a choisi si je suis au service d’une mise en scène, et à partir duquel je vais déjà avoir une somme d’intentions : soit me mettre au service de vraiment ce qu’a voulu l’auteur, soit je vais faire un pas de côté, lui faire dire autre chose.  Mais en tout cas, il y a un projet initial. Alors je ne vais pas réduire le théâtre parce qu’il est protéiforme, mais dans sa forme commune, il y a le quatrième mur. C’est-à-dire que je suis sur scène, acteur. Alors je peux être un acteur dans un monologue extrêmement dépouillé, je vais peut-être incarner quelqu’un qui est très proche de moi, mais je suis quand même un personnage. Et ce personnage donne à voir quelque chose qui est vécu dans un écrin qui est cet espace de la scène, qui est un espace sacré d’une certaine façon, dans lequel il y a une somme de choses qui vont se vivre. Le spectateur lui, il est témoin, il est spectateur de quelque chose qui lui est donné à voir. Quand j’arrive devant un public, c’est Virginie la conteuse qui arrive, qui se pose. Quand je commence à raconter j’ai tous les outils du théâtre qui sont là. C’est-à-dire que de temps en temps le quatrième mur va exister. De temps en temps, il y a des choses qui sont projetées sur ce quatrième mur, mais je suis aussi en lien avec la communauté qui est là, avec laquelle je suis en train de traverser. Je suis en relation et j’envoie des regards, des signes, en tout cas des connivences, des choses qui font qu’on est dans un moment social. Et puis je peux me glisser dans la peau d’un personnage mais à peine. J’y touche un petit peu, puis je reviens. J’ai la parole conteuse / j’ai le personnage, j’ai une parole intérieure qui est plutôt onirique, qui est plutôt quatrième mur / j’ai une parole directe. C’est vraiment un jeu d’équilibriste sur un fil avec tout ça.
AK :
On a tout de même cette impression, en assistant à tes spectacles, de voir par moment surgir quelque chose d’autre. Il est vrai qu’on est toujours avec Virginie la conteuse, mais on est aussi parfois face à quelque chose qui prend corps, qui se matérialise par ta parole.
VK :
Ça prend corps, mais pour aller plus loin je dirais que je disparais. Vraiment. Et que c’est là que ça marche. C’est presque de l’ordre de la transe. Je disparais et à la fois je suis dans quelque chose d’extrêmement solide. Pour me structurer, j’ai des axes sur lesquels m’appuyer. Je ne peux pas dire que je les connais parce que ça dépasse la dimension  intellectuelle, mais ces appuis-là sont présents en moi et très stables. En même temps il y a quelque chose d’une forme de dilution qui fait qu’on ne me voit plus. On voit ce qui passe par mes mots, par mon corps, par mon souffle. Mais c’est clair que je ne signifie pas par des costumes, je ne signifie pas par des mimiques ⎼ parce que même mon corps parle mais ce n’est pas du mime, ce n’est pas de la pantomime. C’est comme si le corps venait là pour dérouler encore mieux le fil de ce qui va se donner. Il accompagne. C’est comme un accouchement. Je fais sortir, il y a quelque chose qui doit sortir. D’ailleurs ma gestuelle ⎼ puisque tu posais la question de la mise en scène ⎼ avec Alberto Garcia Sanchez, on l’a beaucoup travaillée. Lui faisait un effet miroir, et il me renvoyait : « Là, regarde, tu dis “la forêt” et là on voit ta main qui (elle lève sa main à hauteur de son torse)… on voit un petit bosquet, juste ça. Et si (elle lève la main haut au-dessus de sa tête)… on est dans quelque chose d’immense. » On a mis de la conscience sur des petits détails comme ça. Pour que le corps ne donne pas des informations contradictoires qui mettraient le spectateur en surchauffe parce qu’il entend quelque chose, et puis il voit quelque chose, et puis il doit encore bosser pour dire : « Ah non elle a dit “grande forêt” ». Donc ça facilite. Mais pour moi c’est vraiment le travail d’accouchement. C’est faciliter le passage.

« Ce truc de matière qui vient de loin, qui passe de bouche en oreille, ce côté bijou brut qui se repasse sous le manteau me plait beaucoup. »

AK :
Lorsque j’assiste à un spectacle de conte, je sens en effet que je traverse une expérience différente de celle que je peux vivre au théâtre, mais je n’ai pas forcément les outils ou les moyens de comprendre pourquoi. Il y a bien sûr cette question de l’adresse directe et le fait que le conteur ou la conteuse se mette toujours dans une relation plus intime avec son auditoire. C’est-à-dire que nous, spectateurs, ne sommes pas une simple masse devant une personne en représentation. Le mot “communication” que tu as utilisé me semble juste, parce que l’échange qui s’installe est concret. Il existe jusque dans la prise en compte des réactions du public. On sent que dans le corps de l’auditoire, il y a quelque chose qui vient également communiquer avec le corps du conteur ou de la conteuse.
VK :
Oui il y a ça. Pour avoir vécu les deux, je me suis toujours sentie engoncée dans les pièces sur lesquels j’ai été dirigée, mise en scène ⎼ c’est très personnel ça, c’est pas un jugement de valeur. Je me suis sentie engoncée dans le théâtre parce qu’il fallait que je réponde à des désirs qui n’étaient pas les miens. Correspondre. Voilà. Au théâtre je sentais qu’il fallait que je corresponde, au mot près, au geste près, et qu’en tout cas il y avait une recherche qui pour moi était éprouvante. Et pourtant aujourd’hui, dans les spectacles que je porte avec le conte, j’estime que c’est d’une très grande exigence et densité, mais je m’y sens libre dans la mesure où tout ce qui se donne repose sur l’instant ⎼ c’est-à-dire qu’il y a tout un travail, un savoir-faire, mais tout repose sur l’instant. Et cet endroit-là m’intéresse énormément. Quand j’arrive pour démarrer un spectacle, Les Mots des serpents en particulier, j’ai la tête vide. Souvent Thierry Renard 4 et moi on se regarde et on se fait : « Hmm hmm… » (regard entendu) et je laisse monter. Comme si j’avais rencard avec des copains pour aller faire une rando, sur un chemin que j’adore mais au moment de démarrer la rando, je suis infichue de dire : « Ça va passer par là, puis là, puis là, puis là il y aura… » J’en sais rien. On se met en marche, c’est pas la même météo que la dernière fois, et peut-être même qu’il va y avoir des éboulis, des trucs… Enfin sur le chemin ça va peut-être être différent, mais comme j’ai déjà fait le chemin, pas à pas je sais par où ça passe. Et je dirais qu’il y a quelque chose de la qualité de l’instant, d’être complètement dédié à l’instant et de dire : « Allez concentre-toi et marche ! Tu le connais le chemin, tu vas le redécouvrir mais tu le connais ». Mais tu es aussi attentive à ce qui se présente, tu ne le marcheras pas comme la dernière fois parce que c’est clair que s’il y a de la boue ou quoi, tu vas te casser la gueule. Puis tu prends le temps de sentir comment ça veut se faire. Ce truc de l’instantané me plait énormément. Et cette chose, c’est une matière dont l’humanité a besoin. Elle a été forgée par des groupes d’humains pour répondre à des besoins fondamentaux, qui nous construisent, qui construisent nos modes de société et qui construisent notre équilibre psychique, nos relations. Ce truc de matière qui vient de loin, qui passe de bouche en oreille, ce côté bijou brut qui se repasse sous le manteau me plait beaucoup et je pense que c’est une des choses qui fait que ça peine à être sous le feu des projecteurs. Il y a quelque chose qui travaille en profondeur et qui ne travaille pas l’ego.
AK :
Peut-être aussi que certains termes propres au conte sont difficiles à saisir parce qu’ils sont paradoxaux, comme par exemple le terme de “littérature orale”, qui met en tension deux choses qui semblent antinomiques. Le fait que le conte soit considéré comme un art populaire pourrait également laisser penser qu’il est mieux connu, plus accessible qu’il ne l’est vraiment, ce qui constitue un autre paradoxe. Qu’en est-il en réalité ?
VK :
C’est populaire parce que pratiqué par des gens qui pour la plupart n’étaient pas lettrés. Mais dès lors qu’on enlève l’écriture ⎼ on peut regarder ça aujourd’hui parce qu’on est biberonnés à l’écrit ⎼ c’est au profit de plein d’autres choses. D’abord quand tu enlèves l’écriture, dans les peuples qui ne l’ont pas, la parole a un poids. Elle fait contrat, elle engage. Il y a une grande intelligence intuitive aussi. Le conte oral populaire qui se pratiquait dans les campagnes était aussi le fruit d’une observation fine des cycles calendaires, on ne racontait pas toutes les histoires n’importe quand. Il y en avait qui revenaient rituellement à différents moments de l’année. On observait le mouvement des saisons, la spécificité, la symbolique de certains animaux. C’est une matière qui fait très fort appel au sensoriel, à l’intuitif. Populaire donc, parce qu’elle appartient au peuple. Et cette dimension sans auteur, je la trouve vraiment importante. Le champ de la littérature orale est extrêmement vaste. Le conte en est une petite partie. Avant le conte tu as le mythe, tu as tout le champ du légendaire aussi. Le légendaire dont la fonction est de cartographier un paysage. La légende, c’est le GPS. C’est celle qui dit : « Par là tu ne peux pas passer, cette rivière-là, en crue elle est dangereuse, ce rocher-là c’est là qu’on faisait des cérémonies, cet arbre-là a telle fonction. » Le légendaire est lié à toute la toponymie des lieux. Quand tu rentres dans le monde du conte, tu as le conte merveilleux qui est le plus complexe, puis tu as tous les contes étiologiques, qui vont proposer des explications temporelles à des choses observées. Tu as tout le champ de la menterie, qui est ce type de récit qui prépare l’oreille, qui renverse complètement les codes et qui t’emmène dans un monde où tout est renversé. Et dedans tu vas trouver aussi tous les chants traditionnels, qui sont des petites histoires, tu vas trouver des chants à répondre. Donc c’est extrêmement vaste en fait, la littérature orale. C’est un oxymore, une invention pour pouvoir nommer tout ce champ.

Revue Turbulences Alexandra Komaniecki entretien 03
Virginie Komaniecki, Rouge Mémère (2014), ©Xavier Boymond.

AK :
Puisqu’on aborde la question du texte, j’aimerais parler un peu plus précisément de ton travail, en commençant par Rouge Mémère 5 parce que c’est le plus ancien des deux spectacles que j’ai vus. J’aimerais en savoir plus sur ton processus de travail. Pour ce spectacle, tu as partiellement utilisé la matière du Petit Chaperon rouge. Tu m’as dit avoir travaillé à partir de plusieurs formes de ce conte. Mais si l’on considère qu’à partir du moment où on écrit, on trahit la matière, la question se pose des moyens de transmission et d’accès à ces sources. Comment parviens-tu à te documenter lorsque tu travailles sur une matière aussi ancienne et ancrée dans les traditions orales, comment parvient-elle jusqu’à toi ?
VK :
Pour les sources, j’ai plusieurs outils. Il y a plusieurs éditeurs d’abord, qui ont fait un beau travail de collectage ⎼ le principal c’est José Corti, qui propose des ouvrages dans lesquels sont transcrites des versions issues d’un collectage oral. Parfois c’est assez abrupt parce qu’il y a des versions où ils n’ont pas du tout touché à la langue, ou très peu. Donc ça fait des trucs assez brutasses, c’est pas séduisant à lire. C’est pas de la littérature à lire et tu ne peux pas le raconter comme ça parce que c’est très daté, mais en tout cas tu as de la matière brute. Donc chez José Corti, déjà, il y a matière. Ensuite il y a la revue La grande oreille, qui fait un énorme boulot en France. C’est une revue qui s’occupe de l’art du conte, des arts du récit, et ils ont un numéro qui a été entièrement dédié au Chaperon rouge et à ses versions en France et dans le monde. Donc j’ai lu ça. On se rend compte qu’il y a des dizaines, des centaines de versions du Chaperon rouge à travers le monde, où évidemment il n’y a pas le chaperon rouge, quasiment jamais ⎼ ça c’est une invention de Perrault ce petit manteau rouge. En France, le lieu que je connais, et qui fait un énorme travail en anthropologie du conte, c’est le Centre Méditerranéen de Littérature Orale 6, où il y a aussi des chercheurs qui ont récolté, archivé beaucoup de matière. Donc là aussi, on trouve. Et puis il y a la bible ⎼ épuisée ⎼ du conteur, mais quand même, on se fait circuler des versions sous le manteau : c’est l’énorme travail ⎼ qui n’est pas fini d’ailleurs, qui a été d’abord amorcé par deux chercheurs qui s’appelaient Antti Aarne et Stith Thompson 7. Ils ont commencé à regarder les différents contes qu’ils rencontraient, qu’ils collectaient, et ils se sont dit : « Mais en fait il y a des familles là. C’est le même conte, c’est la même structure… » Et ils se sont mis à faire un travail, un peu sur le modèle des répertoires de graines. À numéroter un à un chaque type de conte. Le Chaperon rouge c’est AT 333 (Aarne/Thompson = AT, 333 c’est son numéro générique). C’est un bouquin de classification, qui a été repris en France par Marie-Louise Ténèze et Paul Delarue, qui ont constitué une version française 8. Donc chaque conte a un numéro générique. Il y a une version type qui est donnée, et ensuite, par codage, tu as A, B, C, D etc. pour décliner chaque motif. Par exemple :  la petite fille a – A : des sabots de fer, B : des vêtements de fer, C : etc.  Donc à chaque étape du conte, ils déclinent comme ça toutes les variantes qui peuvent exister. C’est un super outil pour comprendre toutes les formes que peuvent prendre les histoires.
AK :
As-tu fait des choix parmi toutes ces versions ? Ou bien as-tu vraiment travaillé sur la typologie de ce conte au sens large ?
VK :
Non, j’ai fait des choix. J’ai pris des éléments dans différentes versions. Par exemple, ce qui m’a intéressé ⎼ mais c’était lié à ce que je voulais raconter avec Rouge Mémère ⎼ c’est qu’il y a des versions où il y a deux petites. Bon c’était chouette, vu que dans cette histoire je parle de ma grand-mère et de nous deux, de moi avec ma sœur, ça m’intéressait qu’il y ait ces deux petites.
AK :
D’où vient cette version ? T’en souviens-tu ?
VK :
De tête, je sais qu’il y a trois versions. Il y en a une qui est de Touraine. Il y a une version italienne. La troisième je ne saurais pas dire, il me semble que c’est celle où il y a la grand-mère qui se fait manger morceau par morceau, c’est une version coréenne il me semble. Et donc ça m’intéressait d’avoir ces deux petites, ça m’intéressait aussi par rapport à la problématique de départ, qui est : dans l’enfance, les deux sœurs sont à la maison, attendent. Ça m’intéressait d’avoir un prédateur qui vient plutôt à la maison. C’est comme ça que ça s’est choisi. J’ai fait un croisement de plusieurs motifs de différentes versions. Je ne suis pas allée jusqu’à la version cannibale, mais pas loin.
AK :
Il y a une version cannibale ?
VK :
Les versions premières sont quasiment toutes cannibales. Je ne suis pas allé jusqu’à les faire manger et boire, mais dans la plupart des versions premières elles mangent la chair de la grand-mère et elles boivent le sang. Et c’est là qu’on voit que Perrault est à côté de la plaque ⎼ enfin à côté de la plaque non, il est tout à fait sur sa plaque. En fait ce n’est pas que Perrault est à côté de la plaque, c’est nous, aujourd’hui, qui recevons cette matière-là, qui sommes à côté de la plaque parce qu’on n’est pas dans ses enjeux. En tout cas on ne le lit pas situé au bon endroit. Mais dans les versions premières oui, elles mangent et elles boivent. Et symboliquement, ça raconte la perte d’un aïeul, et le fait qu’on change de statut. On change de place, on prend de la force, on prend l’héritage mais l’héritage profond. L’héritage c’est pas que de l’argent, c’est un tout. Donc on ingurgite la chair pour devenir femme. Avec tout ce que ça implique de perte d’illusion, de rencontre avec ses propres ombres, ses propres terreurs, son propre désir, qui est à la fois quelque chose d’émoustillant, de stimulant et de terrifiant. Et avec son propre sang qui arrive aussi. Donc c’est un conte d’initiation et pas du tout de mise en garde. C’est un conte de transformation et d’initiation. Plutôt pas du tout à destination des petites filles (« Attention au loup ! »), mais de l’adolescente enfin de la préadolescente qui rentre dans ces métamorphoses qui sont terrifiantes ⎼ comme les rêves les plus terrifiants viennent souvent nous remettre en ordre. C’est-à-dire que les images sont trash parfois dans nos rêves, mais souvent quand on se réveille d’un rêve qui nous a bousculés il y a un avant et un après. On sent qu’on est initié. On traverse. On passe à autre chose.
AK :< Dans le cas de ce spectacle, es-tu vraiment passée par l’écriture d’un texte ? VK :
Vraiment. Alors j’ai une manière très… enfin en tout cas à cette époque-là je travaillais comme ça. J’ai souvent l’intuition que je travaillerai une matière particulière. Là j’avais ma grand-mère, et Le Petit Chaperon rouge. Et tout ça brassait un peu à l’intérieur. J’ai… je ne sais pas, comme un métier à tisser, j’ai des fils qui m’arrivent de partout, et je me mets à les entremêler, à les croiser. Parfois en se frictionnant, deux fils vont encore dire autre chose. J’ai porté ça un long temps, puis un jour, je me suis mise à la feuille, et j’ai commencé à écrire. Au départ, je n’avais que les souvenirs de la grand-mère et Le Chaperon rouge, et ça se répondait, ça se télescopait. Mais il me manquait quelque chose. Et c’est là que j’ai fait ce rêve, ce rêve des vieilles peaux 9. Là j’avais mon fil manquant. Mais oui, le rêve s’est greffé après. Et il est venu encore redonner de la profondeur parce qu’il y a les peaux… les peaux de lapin 10, enfin tout s’est mis à se répondre. Et à partir de là, un mot, c’était comme un champ magnétique. C’est-à-dire qu’un mot posé dans ce contexte-là, il dit ça, et posé ailleurs il dit autre chose. Par exemple : « N’ouvrez la porte à personne les filles ! », qui est une injonction d’adulte. Mais qui est aussi un mantra, qui peut être une conduite de vie pour la petite qu’est plus si petite et qui ne sait pas à qui s’ouvrir, comment s’ouvrir, et puis qui en même temps peut être un reproche : « Tu vois, tu vois ce qu’on t’avait dit ? N’ouvrez la porte à personne ! ». En fonction du contexte où tu le poses, ça se déploie. Sur l’écriture de ce spectacle j’ai eu beaucoup de répétitions, de petites phrases très ciselées qui déplaçaient, donnaient toutes seules le sens. J’ai écrit très vite. En cinq jours il était écrit ce texte, et puis je me suis dit : « Un jour je le jouerai. » Et je l’ai oublié. Parce que je pensais qu’il fallait que je le retravaille. Mais dans ma façon de faire le temps travaille beaucoup pour moi. Un beau jour je me suis dit : « Allez ce matin tu rouvres ton texte et tu vas le finir ! » Je l’ai lu, et j’ai dit : « Mais en fait il n’y a rien à finir, il est prêt. » C’était moi qui n’étais pas prête. Mais il est sorti, disons que je l’ai incubé longtemps puis il a jailli et il s’est reposé, et après c’est moi qui étais prête. Parce qu’entre l’intention, le texte et puis le moment de l’incarner et de donner corps à ça, et voix et souffle, ce sont des mouvements différents. Ensuite mon énorme boulot, et c’est là où je crois qu’aujourd’hui je passerais beaucoup moins par là, l’énorme boulot a été de faire oublier le goût du papier. C’est-à-dire de garder la force des mots et des trouvailles, tout en restant dans un geste oral spontané. Ça a été un gros travail de passer, repasser, repasser. Ça, ça s’est fait avec le temps.

« Il y a une intelligence qui n’appartient plus à nos têtes au moment où on met en corps et en voix. »

 
AK :
C’est aussi un spectacle, contrairement à ce que j’ai pu voir avec Les Mots des serpents, qui utilise aussi bien l’espace scénique que le jeu du corps dans cet espace, mais aussi des chants et quantité d’autres choses, pour générer des images. Comment as-tu mis cela en place ? Comment as-tu fait tes choix ?
VK :
Sur le moment de création il y a des trouvailles. C’est un temps où je suis complètement absorbée, j’en rêve la nuit, j’y pense tout le temps. Et il y avait évidemment Violette Doré qui était à la mise en scène. C’était génial parce que je parlais de trucs de sœurs et de grand-mère, et Violette était comme une sœur, elle me donnait la main et on cherchait ensemble, vraiment. Au départ on a même mis des éléments sur scène. Il y avait une porte, il y avait un manteau, il y avait des choses qui ne servent à rien, mais qui servaient justement à encombrer l’espace pour prendre des repères. Je savais que je n’aurais pas ça sur scène, mais on a travaillé avec ça. Et ensuite, dès lors que j’ai commencé à mettre en mots et surtout à mettre en corps, des choses qui étaient écrites n’avaient plus besoin d’être là. Donc il y a évidemment des trucs qui ont sauté, parce que le corps le disait déjà très bien. Après il y a des trouvailles qui se sont faites pas à pas. Je déboulais un matin, je disais : « Tiens là, je crois que c’est bien si je fais des jeux de doigts. » Il y a un moment où je fais une petite chorégraphie avec les petites filles, le loup, où je chante et en même temps je fais. C’est le truc des tout-petits en fait ! Il existe plein de jeux de doigts avec le loup. Tout ça s’est trouvé vraiment dans le moment de création. On prend, on essaye des choses, on les jette, et puis on a aussi des fulgurances. Il y a une intelligence qui n’appartient plus à nos têtes au moment où on met en corps et en voix. Il y a quelque chose d’une autre intelligence qui est là et qui retourne l’objet, qui nous montre des détails qu’on n’avait pas vus. Ce qu’on a vite décidé, et très basiquement puisqu’il y avait trois univers qui se croisaient ⎼ il y avait le rêve, les souvenirs, et le conte ⎼ c’est que, scéniquement, je serais dans trois espaces distincts avec des ambiances lumière (que je n’ai jamais retrouvées parce que très peu de lieux qui m’ont accueillie avaient le temps ou les outils pour nous recréer cette lumière qui était magnifique). Violette m’a dit aussi : « Tu verras, petit à petit dans le temps les trois espaces vont se resserrer. Et on les aura quand même. » C’est-à-dire que c’était un repère pour moi et un repère pour que le public me suive bien mais petit à petit, je suis devenue suffisamment précise et claire dans ma corporalité, dans mes intentions, pour qu’on ne soit jamais perdu et qu’on voie bien les trois espaces.
AK :
En effet, pour moi qui l’ai vu assez longtemps après sa création, il n’y a absolument pas besoin pour les spectateurs d’avoir cet espace scénique divisé en trois. Cela se construit de manière très claire parce qu’effectivement c’est par le corps, et par la façon dont les choses s’imbriquent, s’interpénètrent, qu’elles existent. C’est d’ailleurs ce qui se passe  dans la structure du spectacle entre ton rêve, l’histoire familiale et les versions du conte. Cela vient s’interpénétrer de la même façon dans l’espace de jeu.
VK :
Il y a une chose qui m’intéresse énormément dans cet art du conte, c’est que le fait d’être en scène, sans artifice, sans costume, sans décor, dans un geste extrêmement dépouillé, fait que tout va être signifiant. C’est-à-dire que ça amène à une forme de dentelle dans la recherche parce que tout est signifiant : un regard qui tourne, une main qui se lève, un doigt qui bouge, tout est signifiant. C’est pour cette raison que ça demande de faire un gros travail de conscience de tout ça. De le traverser en tout cas.
AK :
Mais je pense qu’il y a aussi une autre dimension très importante, qui est l’écoute que tu portes au public à ce moment-là. Je me souviens de la représentation de Rouge Mémère à laquelle j’ai assisté. C’était au Centre culturel arménien, à Valence. On sortait tout juste du covid. On est arrivé tous masqués, c’était un moment compliqué parce que la société avait été fragmentée, isolée. Tout le monde sortait de son enfermement, et ces retrouvailles sociales avaient quelque chose de touchant en soi. Mais notre communauté de spectateurs a aussi manifesté des réactions de connivence lorsque tu as évoqué sur scène certains éléments liés à notre enfance particulière. Je me souviens d’un moment où tu parles de la cuisine ukrainienne, qui a fait réagir des gens dans le public. Tu as eu ce regard vers eux et tu leur a dit en souriant : « Eh, vous aussi… » Ce sourire et ce regard ont créé du commun. Nous nous comprenions les uns les autres. Pourtant leurs codes étaient ceux de la culture arménienne, non de la culture ukrainienne, mais nous y retrouvions tous un point de convergence propre aux déracinés. Ce sont des moments d’une grande délicatesse, et qui amènent une qualité de réception qu’on ne retrouve pas au théâtre.
VK :
Non, et il n’y a rien de de poltron ou de racoleur. On met beaucoup les conteurs en comparaison.  Il y a des gens qui disent : « Mais en fait on n’est pas loin du one man show quand même. » Alors peut-être dans le côté seul en scène et le fait qu’il y a une connivence, mais ça n’est jamais pour récupérer l’adhésion. C’est toujours pour dire : « On est ensemble. » Et moi cette chose-là m’intéresse beaucoup. Les anecdotes que j’ai choisies, le but n’est pas de me déverser ou de raconter mon enfance, mais vraiment de choisir des éléments d’anecdotes qui ont été suffisamment forts et structurants, et qui ont charge de symbole. Donc je ne raconte pas tout, je choisis. J’ai choisi dans mes souvenirs des choses qui entraient directement en résonance avec ce Chaperon rouge et qui avaient charge de symbole. Le meilleur compliment qu’on puisse me faire, quand je sors de ce spectacle c’est : « Ah, ma grand-mère aussi. Ah j’ai repensé à ci… J’ai repensé à ça… ». C’est-à-dire que les gens témoignent du fait que ça les a remis en état de ce moment de leur enfance, de la perte de leur enfance. Parce que dans ce spectacle, évidemment, avec le Chaperon rouge je raconte ça, cette transformation-là, comment on hérite de nos grands-mères, comment on hérite d’une histoire, comment est-ce qu’on transforme cette nourriture-là. Mais j’y parle aussi de ce qu’on est en train de perdre aujourd’hui de nos vieux, à force de les tenir à l’écart, de les enfermer dans les maisons de retraite, d’avoir coupé dans la transmission. C’est ça que je raconte. Par ce spectacle je mets en état d’amour, en état de partage. Et la conscience du manque, c’est pas une conscience politique dans le sens où on ne sort pas en se disant : « Ah les grands-mères… Il faut militer pour… Ah les maisons de retraite, quelles saloperies ! » C’est pas cet endroit-là que je cherche avec les gens, c’est un endroit d’amour. Enfin un endroit de profondeur qui transforme aussi mais avec autre chose que de la velléité.
AK :
Ce qui était également flagrant dans la représentation que j’ai vécue, alors que la majorité des gens présents dans la salle étaient issus de la communauté arménienne, c’est que même si le spectacle ne parle pas de leur communauté au sens strict, quelque chose dans le moment qu’on a partagé faisait communauté de manière beaucoup plus vaste, parce que nous étions pris dans un mouvement commun. C’est-à-dire que si les souvenirs que tu évoques dans Rouge Mémère sont liés à la communauté ukrainienne, aux traditions de cette communauté, ils sont remis en mouvement par le conte, en particulier parce qu’il s’agit d’un conte traditionnel que tout le monde connait au moins dans les variantes qui nous sont parvenues. Les variations que tu as utilisées nous amènent aussi autre part, nous déplacent par rapport à ce qu’on connait du Petit Chaperon rouge. Enfin, la présence récurrente du rêve est à la fois une ouverture et un socle. Tout part de ce récit incroyable, et tout y finit.
VK :
La fin du rêve je l’ai inventée. Je ne l’ai pas rêvée cette fin de rêve, mais c’était impossible de rester avec ces peaux qui sont jetées dans un trou. C’était évident qu’il fallait trouver une issue à ce rêve-là. Donc le bain, et le bain de lait, et après ça fait l’escalier quoi, la soupe au lait de notre enfance… Et pour rebondir sur ma façon de travailler, je me suis  d’ailleurs posé la question : est-ce que je fais des recherches sur l’histoire des grands-parents ? Est-ce que je fais des recherches sur la langue ukrainienne ? Non ! Tu vas vraiment partir de tes souvenirs. Donc de ta naïveté, ta méconnaissance, du fait que tu as baigné dans une culture en prenant conscience petit à petit que oui, ils sont de là, et tout ça. Mais j’ai vraiment veillé à rester à cet endroit-là, et à avoir une langue extrêmement enfantine mais pas bébête. Dans certaines tournures de langue, je suis partie d’une espèce de naïveté ou de jeu avec la langue qu’on a dans l’enfance. Donc une langue qui soit enfantine, mais pas de mon point de vue d’adulte, une langue enfantine dans sa fraicheur. Dans sa manière de jouer avec les mots. C’est pour ça que les mots n’arrêtent pas de se télescoper, de revenir, c’est le truc de l’enfant qui joue. Mon mot je le jette là, je vois ce qu’il se passe… Ah tiens il dit autre chose ! Il y avait quelque chose de cette fraicheur-là, à laquelle je tenais, et qui de mon point de vue participe à ne pas venir nous brancher au mauvais endroit. Il y a eu un lieu où ça ne s’était pas très bien passé. À la fin ils étaient venus me voir : « Mais on ne comprend pas bien cette grand-mère, quel est son rapport au communisme ? Elle est bigote mais en même temps on ne sait pas… C’est quoi cette histoire du rouge ?… » Enfin ils étaient dans un rapport très mental. Mais mon spectacle n’est pas à cet endroit-là.  Vu ce que je cherche à ouvrir, ça n’aurait pas été juste. La seule chose que j’ai faite, c’est quand je joue avec « Loup-y-es-tu ? », mais celui qu’on faisait nous deux : « Mémère… tu viens ? tu t’habilles ? ». Les habits, j’ai choisi de les dire en ukrainien. Et là j’ai demandé à Maman. Il y a quelques temps je l’ai joué dans le Nord et il y a une jeune Ukrainienne qui m’a demandé si j’étais bilingue. Elle m’a dit : « Mais vous prononcez vraiment tous les mots en ukrainien, tous les chants et tout, c’est parfait. » Et c’est Maman, ça.

« C’est à ça que m’invite la matière du conte, c’est en ça que je l’aime aussi, c’est qu’elle te dit toujours quand c’est le moment. »

 

Revue Turbulences Alexandra Komaniecki entretien 04 scaled
Virginie Komaniecki et Thierry Renard, Les Mots des serpents, festival “Contes et rencontres” de Nyons, lors d’une sortie de résidence à la grotte des Eyguiers, septembre 2023, ©Magda.

AK
Si on considère maintenant l’autre spectacle dont j’aimerais qu’on parle, tu t’es engagée dans un parti-pris complètement différent, bien que certains aspects se répondent. Je parle beaucoup des Mots des serpents depuis tout à l’heure parce que ça m’a beaucoup impressionnée, comme on imprime quelque chose sur une surface, mais aussi comme quelque chose qui pénètre vraiment. Je crois que ton processus de construction a été très particulier. Tu as travaillé à partir d’un roman, donc d’un matériau littéraire, et tu en as fait du conte. Quelque chose d’extrêmement ample, qui prend le temps de se développer. On parlait du corps tout à l’heure, de cette question des espaces dans Rouge Mémère, des déplacements, de la façon d’habiter aussi cette langue avec le corps. Je ne sais pas comment Les Mots des serpents a évolué parce que tu es en cours de création. J’ai vu une des premières versions. Tu y proposes une forme physiquement statique et dépouillée, mais on y trouve paradoxalement beaucoup de mouvement, une énergie qui vient faire bouger l’auditoire en profondeur. Tu parlais tout à l’heure de la précision des gestes. Le fait d’être dans cette posture assise oblige tout le haut du corps à nous donner davantage. Ce qui nous parvient alors par la construction des images est particulièrement fort. On y trouve aussi une forme de littérarité dans ta parole, pourtant tu n’as pas écrit une ligne. Comment fais-tu alors pour mémoriser les deux heures de texte que tu contes quasiment sans discontinuer ? Par quels moyens conserves-tu ce qui touche à la pâte du romancier, alors que tu n’as pas écrit d’adaptation ? Quels procédés te permettent de transmettre par la parole une émotion plus littéraire que théâtrale ? Enfin, comment cette parole vient-elle nous amener à construire des images avec toi, dans des modalités qui tranchent avec celles de la littérature ?
VK :
Quand je démarre ce projet ça fait vingt ans que je raconte. J’ai une langue qui est affutée. J’ai cet outil-là. J’ai des chemins d’orature sur lesquels je peux m’appuyer comme un musicien de jazz connait son instrument. Quand je lis ce roman, j’ai un choc, et je me dis  que je raconterai ça. Alors c’est certes un roman mais il est construit comme une épopée, et il me renvoie tout de suite à une matière que j’aime et qui m’intéresse. Et puis arrive un moment où je me dis : « Un jour je raconterai une épopée… voilà, ça me plait, ça. De raconter une épopée. » Mais il y a une autre petite voix qui me dit : « Arrête tes conneries, c’est un pavé ! Il fait 500 pages le machin, c’est d’une densité pas possible… » Je fais comme avec Rouge Mémère, je dors là-dessus pendant 6 ans, 7 ans. Je sais aussi déjà que je serai en duo avec un musicien ou une musicienne mais j’ai pas rencontré le musicien de ma vie. Alors j’attends. C’est ma façon de fonctionner. C’est-à-dire qu’il y a des gens qui vont dire : « J’ai décidé, ce sera telle date ! », et qui engagent des choses, qui vont sélectionner le musicien ou la musicienne. Je suis très patiente et intuitive, et je sais quand c’est le moment. C’est à ça que m’invite la matière du conte, c’est en ça que je l’aime aussi, c’est qu’elle te dit toujours quand c’est le moment. Elle te dit de quoi tu as besoin, et quand c’est le moment. Il faut patienter, il faut écouter. Donc je patiente. Et puis la chose qui me freine quand je commence à me dire que je vais me lancer c’est que c’est un roman, donc il faut que j’aie les droits pour l’adapter. J’ai une amie qui est en lien avec l’éditeur et l’auteur et qui m’a donné déjà toutes les clés mais je procrastine en me disant qu’ils vont refuser. Ça implique quand même de faire les démarches, et finalement l’éditeur me dit : « Aucun problème, vas-y ! » Juste avant le confinement de mars 2020, je me retrouve chez Thierry Renard. On discute, et je lui dis que mon prochain projet c’est L’homme qui savait la langue des serpents ». Et là je vois Thierry qui s’allume et qui dit : « Mais j’ai adoré ce roman ! » Et un peu plus tard il m’envoie un message pour me demander : « Est-ce que ça se fait ou ça se fait pas ? Ça me dirait de faire ce projet avec toi et… est-ce que ça se fait ou ça ne se fait pas de dire ça ? » Et je réponds : « Non seulement ça se fait mais avec toi, oui. » Pas plus, en cinq minutes. « Oui oui, on va faire ça ensemble. » Le covid passe, moi je relis le roman, juste pour m’en imprégner. Puis avec Thierry on convient qu’on va se retrouver une première fois. Pour s’apprivoiser parce qu’on n’a jamais rien fait ensemble, je sais juste que j’aime beaucoup comment il joue et lui il sait qu’il aime beaucoup comment je raconte. Pas plus. Donc on se dit : « On va se retrouver et on ne va pas aller tout de suite dans le roman, on va s’improviser des trucs avec d’autres matières » On se voit tous les deux, on discute un peu de pourquoi on l’aime ce roman, on associe à des œuvres, à des peintures, des machins, et puis on se dit : « On essaye des trucs ? » Alors Thierry me dit : « Tiens, emmène-moi chez les serpents, allez, si on allait se promener chez les serpents ! » Donc on s’assoit face à face, je commence à lui raconter et lui il commence à jouer. Et quand on s’arrête ça fait trois quart d’heure que je suis en train de raconter. On se dit : « Bon, on va procéder comme ça. Moi je vais raconter, toi tu vas jouer, et on va se promener ensemble. » Le lendemain, je lui propose de sortir des grandes feuilles et de dessiner le territoire. Ça c’est un héritage de quelque chose que j’ai appris en allant travailler au Centre Méditerranéen de la Littérature Orale : pour mémoriser un conte merveilleux, on cartographie, puis on place les personnages, puis les durées. Alors on fait chacun sa carte et puis on discute ensemble : « Là, ça passe par là, mais regarde, dans l’histoire… » et comme ça on place quelque chose du récit dans un espace. Ce placement va nous servir après pour nos visualisations et pour nos traversées. On sait par où ça circule tout ça. Donc voilà, on a une carte. Ensuite, de mon côté je relis l’œuvre, page à page. Et j’écris une sorte de storyboard des différents tableaux du roman. Je reprends absolument tout ce par où il passe, avec des grands titres et des mots-clés. À l’arrière de mon document je note aussi les noms des personnages, et les références de pages où on va trouver des descriptions, des détails, des choses importantes sur chacun. Donc si j’ai besoin de références je sais où aller. Parallèlement à ça je vais rencontrer Ena, une estonienne qui vit à Paris. Elle me parle de l’œuvre, de sa culture, de la prononciation ⎼ parce que j’étais coincée avec les prénoms aussi, comment on prononce ça, est-ce-que je les prononce bien ? Je prévois de partir en Estonie et puis le covid me fout ça en l’air.  Mais je devais aller rencontrer des gens là-bas aussi, pour un peu comprendre. Je me dis : « Basta c’est pas important, j’ai des outils quand même. » Au fil des pages, je me note aussi parfois des petites phrases, des pépites de trouvailles littéraires. Cet auteur a des manières de formuler qui créent des images amples et magnifiques. Celles-là je les note, je ne sais pas si elles me serviront. Mais je les note. Et je balaye toute l’œuvre. Avec Thierry on continue à se voir. Je raconte tableau après tableau. Lui trouve aussi des choses. La troisième fois qu’on se rencontre on a une forme de trois heures, où on raconte sans arrêt. On se rend compte qu’au fil des rendez-vous il y a des choses qui ne veulent plus bouger. Il y a nos piliers qui sont là, et en même temps on s’aperçoit que de procéder comme ça, c’est comme quand tu racontes un rêve que tu as fait, tu l’as fait tellement fort que tu ne peux pas oublier ce que tu vas dire puisque tu l’as vécu. Tu l’as vu, tu en as tremblé. Donc moi j’ai la langue qui est affutée, on a la carte, on a les images, j’ai quelques pépites littéraires qui me sont tombées dans l’oreille. Parallèlement à ça avec Thierry, on fait des pauses, on boit des coups et on dit : « Oh tiens viens voir, il y a tel auteur, tel peintre, tel film, telle histoire à laquelle ça me fait penser ! » On se gave de peinture, de musique, de plein de chose. On nourrit le terreau ensemble. Donc on est profondément lesté avec une matière qui s’impose. Et au bout d’un moment, on se dit qu’on va appeler Alberto Garcia Sanchez qui est metteur en scène. Je l’aime beaucoup parce qu’il sait mettre en scène les conteurs et les conteuses. J’ai vu plusieurs spectacles mis en scène par lui. Il a cette grâce d’amener des outils d’une extrême précision tout en laissant les artistes être pleinement eux-mêmes, avec un objet qui leur correspond, et en même temps ils sont magnifiés. Alberto vient en disant : « Moi… je ne mets en scène d’habitude que des gens qui bougent et qui sont dans leur corps et dans leurs déplacements. J’ai pas l’habitude de me coller à des récits longs. Conteur-musicien, j’aime pas. Souvent ça ne marche pas. Ils sont en concurrence, et on ne sait pas qui écouter. Je ne sais pas si je saurai faire, j’ai toujours mis en scène des gens en solo. Et puis le roman j’ai essayé de le lire, je suis allé jusqu’à aller choper la traduction en espagnol et j’aime pas. Je ne suis pas allé au bout, j’aime pas ce que ça raconte, je suis dérangé par ce que j’en capte, alors je ne sais pas si je vais correspondre. » Et moi je lui réponds : « Alors on ne va pas se marier (rire), on va essayer ensemble et c’est ensemble si on veut bien. Et si ça marche pas, c’est pas grave. » Ça nous a obligé à trouver un langage commun. La première fois, quand Alberto a vu les trois heures, il a dit : « Le duo. Ça fonctionne. Vraiment. Tous les deux. Maintenant il faut que vous trouviez une forme de deux heures ». On avait envie d’une forme longue pour mettre les gens en état. On avait envie d’une vraie traversée. Alors je retourne à mon truc et je cisaille, je trouve des raccourcis, et je me dis : « Attends, comment la force de ce truc-là on peut la donner sans ça et ça ? » Là il y a une petite cogitation quand même ! Entre temps, Thierry et moi on s’est enregistré, j’ai transcrit tout ce que je disais d’après les enregistrements qu’on a. C’est là que je passe par l’écrit. Puis Alberto vient travailler avec nous sur cette forme réduite, qu’on teste. Lui intervient très peu sur la musique parce qu’il dit qu’il ne sait pas faire, et que ça fonctionne. Thierry dit : « Ça me va très bien parce que toutes les indications que tu donnes à Virginie, elles passent par moi, c’est-à-dire que moi ça me fait bouger aussi ». Et Alberto va nous questionner : « Qu’est-ce qui te plait dans cette histoire ? C’est OK pour toi de raconter un monde où les hommes ont une langue, qui est certes la langue des serpents mais qui permet de dominer le monde animal ? Et de le diriger, de le contrôler ? Pourquoi tu racontes ça ? J’aime pas le grand-père là, enfin c’est quoi ce truc ? Il coupe les têtes et il sculpte les crânes ? » Enfin il vient nous chercher comme ça. Évidemment ça nous oblige à nous questionner en profondeur : qu’est-ce qu’on cherche à dire ? Comment on se situe par rapport à ça, et qu’est-ce qui se dit à travers ce qu’on est en train de raconter ? Notre position c’est pas d’articuler un discours qui va être très clair, de « la guerre c’est pas bien » ou ce genre de choses. C’est de préciser où est-ce qu’on s’enracine pour ne pas être ambigu sur ce qu’on va donner et sur ce qui passe en profondeur dans ce qu’on donne. L’autre mouvement d’Alberto, c’est de me mettre en scène, très clairement. Le petit théâtre c’est le petit théâtre de mon cul sur la chaise, mes deux bras, mes émotions, mais comme je te disais tout à l’heure plus c’est nu, plus c’est minimaliste, plus tout est signifiant. Son regard à lui c’est au scalpel. Il est branché avec nous. Il dit : « Là, tu dis ça mais tu fais ça, et moi je comprends ça, est-ce que c’est ça que tu veux dire ? » Voilà comment ça s’est construit. On est extrêmement satisfait de cette méthode parce qu’on est tout de suite en prise avec le rythme global du spectacle. Et puis le fait de passer, de repasser, de repasser, on est tout de suite sur les chaines émotionnelles et sur le rythme. Évidemment il y a un découpage des espaces qui fait que moi comme Thierry d’ailleurs, on s’est rendu compte qu’on fermait beaucoup les yeux. Il y a des moments où on est aussi dans des états un peu de transe. On est dedans. Mais en même temps, comme tu dis, on est aussi avec le public. Et à dire : « Oui oui bienvenue. On est ensemble. Oui oui les hérissons on leur donne des gamelles de lait. ». Je dirais même que la rencontre avec le public c’est la quatrième dimension, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose de ce récit qui a pris toute son étoffe à partir du moment où on a commencé à partager avec le public. On a commencé à sentir les endroits où on pouvait s’appuyer. Il y a encore une danse qui s’articule avec le public.
AK :
Cela veut-il dire qu’à chaque fois que vous jouez, il y a matière à variations ?
VK :
Ah oui ! Infinies, si ce n’est que notre corps, nos doigts nos langues savent des choses, et que ces choses-là, les structures profondes, elles reviennent. Et effectivement je ne sais jamais comment. J’ai une poétique qui est semi-fixée, donc elle revient. Comme les lazzi en commedia dell’ arte. Je sais par où ça passe mais au moment de parler je ne sais pas comment ni où ma langue va attraper le truc pour le dire. Et puis je me laisse vraiment imprégner par mon état, par la présence du public, et mon inspiration du moment.
 

Revue Turbulences Alexandra komaniecki entretien 05
Extrait de captation de Les Mots des serpents au festival “Contes et rencontres” de Nyons, septembre 2023.

http://vimeo.com/user208090374/

L’entretien s’achève là, sur un sourire. Peut-être est-ce dû à notre lien sororal, mais nous savons l’une et l’autre que le temps est écoulé, que la parole est arrivée, pour cette fois, à son terme. Quelques jours plus tard, Virginie m’envoie un message pour me dire qu’elle a oublié de me parler d’une chose importante concernant son processus de création, celui-ci étant particulièrement opérant dans Les Mots des serpents : pour construire les images qu’elle développe par son orature, elle utilise également la grammaire du cinéma. Elle pense ses images comme des plans, des mouvements de caméra, des cadrages particuliers, un montage, et c’est ainsi qu’elle raconte, qu’elle donne à entendre et à voir  par sa parole les actions, les personnages, les paysages. Elle construit ses images mentales du récit comme un film, et c’est par ce prisme qu’elle vient dérouler son orature et amène son auditoire à construire ses propres images mentales, faisant écho à leur expérience de spectateurs de cinéma. Pour la cinéphile avertie qu’elle est depuis des décennies, cela fait sens.

Cette parole me sera précieuse, parce qu’elle vient réarticuler mes questionnements sur l’émergence des monstres dans une forme de hors-champ scénique, avec cette matière particulière qui use du théâtre sans jamais en être, qui vient nous chercher à l’endroit où l’individu rencontre la communauté. Par la langue, le corps signifiant, la qualité de relation particulière qui s’établit entre la conteuse et les auditeurs, les spectacles de Virginie Komaniecki nous invitent à une traversée qui nous travaille, qui hante longtemps. Georges Didi-Huberman, à propos d’Aby Warburg, déclare d’ailleurs : « Une hantise ? C’est quelque chose ou quelqu’un qui revient toujours, survit à tout, réapparait de loin en loin, énonce une vérité quant à l’origine. C’est quelque chose ou quelqu’un qu’on ne peut oublier. Impossible, pourtant, à clairement reconnaitre. » 11. C’est précisément à cet endroit que le conte vient nous chercher et agit. Cette parole que j’ai recueillie d’une conteuse sur son art, éclaire avec une grande précision des processus de création qui empruntent au théâtre tout en inventant ses propres chemins. Elle permet de mieux saisir l’écart et les frictions entre le travail du conteur et celui des artisans du théâtre. De mesurer la spécificité et les enjeux d’un geste créateur méconnu, invisibilisé, au sein d’un art exigent qui mériterait, peut-être, qu’on s’y penche davantage. Elle replace surtout une pratique millénaire au cœur du spectacle vivant d’aujourd’hui, revivifie une matière empreinte d’une grande liberté, et vient contribuer à saisir la plasticité et la diversité des médias de la scène contemporaine.

  1. Marien Tillet (mise en scène, écriture et récit), Le Dernier ogre, Cie Le Cri de l’Armoire, 2019. [Retour au texte]
  2. Virginie Komaniecki, Thierry Renard, Les Mots des serpents, accompagnement artistique Alberto Garcia Sanchez, 2023. Cette création est une adaptation du roman d’Andrus Kivirhäk, L’homme qui savait la langue des serpents (trad. de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier), éditions le Tripode, 2013. [Retour au texte]
  3. Virginie Komaniecki semble faire référence ici à la règle des 3V, basée sur deux études menées en 1967 par Albert Merhabian, qui découpe la communication en 7% verbale, 38% para-verbale et 55% non verbale. Cette règle a été par ailleurs remise en question, notamment en raison du faible nombre de participants aux études et au manque de diversité des modalités de vérification des hypothèses. Source : https://alumni.unistra.fr/fr/article/la-communication-non-verbale-differents-courants-limites-et-conseils/19/12/2019/1930# [Retour au texte]
  4. Le violoncelliste des Mots des serpents. [Retour au texte]
  5. Virginie Komaniecki (texte et récit), Rouge Mémère, mise en scène Violette Doré, 2014. [Retour au texte]
  6. Le CMLO est situé à Alès, dans le Gard. Une partie des ressources sont disponibles en ligne : https://www.euroconte.fr/ [Retour au texte]
  7. La classification Aarne-Thompson a été initiée par le finlandais Antti Aarne (1867-1925), et complétée par l’américain Stith Thompson en 1927 et 1961. Depuis cette date, elle est devenue internationale. Source  : https://biblioweb.hypotheses.org/816 [Retour au texte]
  8. Le conte populaire français : catalogue raisonné des versions de France et des pays de langue française d’outre-mer, 1976-1985. [Retour au texte]
  9. « Dans une forêt sombre, avec toutes les femmes de la famille nous avons lyophilisé la peau de notre grand-mère et nous cherchons « le trou à vieilles peaux » dans lequel on doit la laisser en dépôt. Une fois la peau lâchée, on s’aperçoit que sans elle on ne peut plus avancer. On retourne la chercher, et on découvre alors que le trou s’est transformé en un grand bain rempli de lait tiède. Les grands-mères y flottent toutes joyeuses. On plonge pour les rejoindre.» V. K. [Retour au texte]
  10. Dans notre enfance, notre grand-mère élevait des lapins dont elle faisait sécher les peaux en les suspendant dans un bâtiment, afin de pouvoir les vendre. [Retour au texte]
  11. Georges Didi-Huberman, L’image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Éditions de Minuit, 2002, pp.28-29 [Retour au texte]