Un livre ne commence ni ne finit : tout au plus fait-il semblant (Scherer, feuillet 181).
A Familiar place 1 est une installation multimédia qui tente de penser les différentes strates temporelles de la révolte en mêlant petite et grande histoire. Se répondent tout au long du film le point de vue de Titi, dernier juif égyptien emprisonné pour son engagement communiste onze années durant, et celui des jeunes de la place Tahrir en plein élan révolutionnaire (2011). La vie d’un homme et l’histoire d’un pays dialoguent dans cette installation qui opère une spatialisation de la narration grâce à la structure et au parcours qu’elle induit. Les trois vidéos composent ensemble la forme du récit et sa narration visuelle stratifiée.
A Familiar Place (2014, série vidéo, série photographique, structure métallique et tissu, son LCR, Le Fresnoy), URL : https://player.vimeo.com/video/915506445
Dans ma thèse en arts plastiques intitulée La forme membrane dans l’art du XXIe siècle : peau, enveloppe, interface 2, je développe un concept, celui de « forme membrane » qui s’inspire des fonctions biologiques de nos membranes cellulaires pour les appliquer à une analyse, en sciences de l’art, de ce qui fait sensible dans une forme artistique contemporaine (2000-2020). La membrane constitue ici une métaphore art/ science, telle une tentative d’en penser plastiquement et théoriquement les caractéristiques précises de l’œuvre. À l’image de la membrane, la forme artistique est volumique et ne saurait être réduite à ce qu’elle laisse transparaître de son enveloppe matérielle extérieure dans le sens où elle s’étend dans toute la profondeur de son intériorité. Elle implique par et dans sa forme même, l’interaction entre ce qu’elle contient et ce qu’elle déploie. C’est en ce sens que j’utilise le terme de forme membrane (ou membranique), en lui adossant les caractéristiques biologiques de cette structure moléculaire stratifiée.
Dans l’installation A Familiar place, le récit des protagonistes et les différentes couches temporelles de l’histoire sont spatialisés. À l’intérieur, on est dans le passé, celui de Titi et de son pays, à l’extérieur, au balcon, nous accédons au présent en train de se faire sous nos yeux avec les jeunes de la place Tahrir. Ce travail scénographique qui a nécessité des plans techniques et des heures de travail en atelier invite le spectateur à faire l’expérience d’un parcours narratif de l’intériorité de l’œuvre à son extériorité, et vice versa. L’interface entre l’intérieur (sombre, passé), l’extérieur (lumineux, bruyant, présent) et les couches temporelles que ces espaces contiennent, permet ici le partage sensible de A Familiar place. Dès les prémisses de ce projet, j’ai pensé la manière dont l’observant en ferait l’expérience. Cette empathie transmise au processus même d’expérience de l’œuvre permet de penser et d’appréhender son partage.
Au cœur de l’installation, deux projections dialoguent : une vidéo chapitrée des pensées de Titi face à la caméra et une vidéo filmée au banc-titre en immersion dans les photographies de Titi, prises au balcon sur plus de soixante ans d’histoire. Les deux vidéos interagissent de manière aléatoire et tissent des liens dans la matière temporelle de l’œuvre tout en faisant appel à celle des spectateurs. Ces vidéos intérieures dialoguent en parallèle avec la vidéo extérieure qui allie archives de révoltes et images actuelles sur une bande son entièrement composée de bruits ambiants et de musiques. Forme-membrane, A Familiar place invite le spectateur à faire l’expérience de ses propres réminiscences, entre espace-temps diégétique des vidéos et espace-temps de l’expérience de l’œuvre.
Je rencontre Albert Arié (alias Titi) tandis que je vis au Caire depuis plusieurs années. Je suis venue y chercher des informations sur mes origines, mon père étant lui-même juif égyptien. Au fil des années, le silence et l’amnésie de l’exil laissent place aux témoignages de celles et ceux qui sont resté(e)s en Égypte. Puis la révolution éclate et la révolte gronde dans les rues du Caire. C’est dans ce contexte que je décide de travailler sur l’histoire des révoltes égyptiennes en prenant pour protagoniste un octogénaire engagé face aux jeunes de la place Tahrir. En entrant au Fresnoy en 2012 3 avec plus de soixante-dix heures de rushs, je décide de réaliser une installation vidéo afin d’organiser l’espace narratif et transhistorique du récit 4. La fabrication d’une installation demande de concevoir l’espace narratif de l’œuvre en projetant cette narration dans un espace réel. A Familiar Place croise la temporalité documentaire du soulèvement révolutionnaire (2011-2013 5 ) et la temporalité induite par le montage des images effectué en 2013 au Fresnoy. Enfin, il y a toutes les durées qui se superposent dans l’œuvre finale. Il s’agit d’abord de celle de Titi, né en 1930 et emprisonné de 1953 à 1964. Puis celle de Titi, octogénaire au moment du tournage. Ensuite, celle de son pays, l’Égypte, et de sa révolution antimonarchique de 1953, sa libéralisation avec l’arrivée au pouvoir d’Anouar el-Sadate en 1970, l’instauration d’une dictature militaire puis l’élan révolutionnaire de 2011. L’installation spatialise ces récits dans des espaces-narratifs que la forme artistique structure techniquement et esthétiquement.
En plein élan révolutionnaire, je choisis non pas de traiter du présent qui se déroule sous mes yeux mais bien d’en penser les origines et les héritages passés. La tâche de l’artiste guidé par un geste politique est d’expérimenter et d’assumer dans la forme même l’effet mimétique d’une stratification du sensible. C’est Titi, par l’incarnation de son propre espace-temps, qui a permis d’habiller ces différentes couches temporelles d’une visibilité à caractère empathique. Il y a, dans l’expérience sensible de l’œuvre, une durée objective et une durée perçue. L’artiste opère dans cette dualité à laquelle l’expérience de son œuvre dans l’espace-temps du spectateur ajoute une autre dimension temporelle, celle de la forme artistique elle-même 6. Comme l’explique Henri Focillon, « Les formes, en leurs divers états, ne sont certes pas suspendues dans une zone abstraite, au-dessus de la terre, au-dessus de l’homme. Elles se mêlent à la vie, d’où elles viennent, traduisant dans l’espace certains mouvements de l’esprit » (Focillon, p. 23). Le travail important de reconstitution formelle et narrative qu’a nécessité A Familiar place était indispensable pour permettre l’occurrence d’un partage sensible opérant sur les mêmes lignes que le vivant, dans cet espace mouvant et incertain que le souvenir déforme et embellit.
Références
Focillon, H. (2013). Vie des formes. PUF, Coll. « Quadrige ».
Scherer, J. (1977). Le “livre” de Mallarmé. Gallimard, feuillet 181.
- A Familiar Place (2014, prod. Le Fresnoy, série vidéo, série photographique, structure métallique et tissu, son LCR). En 2017 je finalise le long métrage documentaire Au Balcon de Titi sur le même sujet (2017, prod ELANs et Les films d’ici, 52’ & 79’, DV et banc-titre). Pour plus d’information sur mon travail plastique, voir mon site internet : www.yasminabenari.com[↩]
- Thèse en Arts plastiques réalisée sous la direction du Pr. Jean Arnaud (Aix-Marseille université, LESA) et soutenue le 1er décembre 2023 au sein de l’exposition de soutenance Pain and other things comprenant une sélection de mon travail plastique passé et présent dans l’espace de la galerie Turbulence. [↩]
- Le Fresnoy Studio National des Arts Contemporains (promotion Raoul Ruiz, 2012-2014).[↩]
- Ce projet prendra par la suite la forme d’un long métrage documentaire que je réalise en deux versions (52’, 79’), l’une expérimentale et l’autre de type documentaire d’auteur.[↩]
- Je suis retournée filmer Titi en 2012, puis en 2013. Il viendra assister à plusieurs projections par la suite (2016-2017). Puis je ne le reverrai plus jusqu’à son décès en avril 2021, quelques jours après la naissance de ma fille.[↩]
- Il serait plus précis de dire que cette temporalité de l’œuvre en contient plusieurs. L’idée principale étant que la forme artistique déploie en elle-même un autre régime temporel stratifié. Voir La forme-membrane dans l’art du XXIe siècle : peau, enveloppe, interface, thèse de doctorat en Arts plastiques, sous la direction du Pr. Jean Arnaud et soutenue le 1er décembre 2023.[↩]