Héritière en partie d’une tradition ethnographique aboutissant à des formes de mise en spectacle des corps dominés, racisés ou colonisés, la pratique du cinéma documentaire a, fort heureusement, diversifié ses fonctions et épousé de plus nobles desseins. Néanmoins, les rapports de pouvoir entre corps filmant et corps filmés sont protéiformes. Pour tenter de les subvertir, des pratiques collaboratives ont émergé qui décloisonnent le rapport ascendant entre les documentaristes et leurs sujets, notamment via la pratique de délégation de la caméra et d’autres dispositifs de co-création. L’essor des caméras légères 8 mm et Super 8 dans les années 1960, puis vidéo dans les années 1990, et plus récemment depuis que les téléphones en sont équipés, a donné lieu à un phénomène de démocratisation : toutes les couches sociales, y compris les classes les plus populaires, n’ont plus besoin qu’on leur confie une caméra, elles en ont une entre les mains et s’en servent. Dans les années 2000 et en particulier à partir de 2005, année de naissance de YouTube et son slogan « broadcast yourself » (diffuse-toi), Internet devient un espace privilégié d’expression, d’auto-exposition, et d’autoreprésentation. Grâce à des outils technologiques comme l’ordinateur, la webcam, le smartphone équipé d’une caméra et d’une connexion internet, il est désormais possible d’être à la fois filmeur·se, personnage, metteur·se en scène, monteur·euse, mais aussi de maîtriser les conditions de sa diffusion. Ces vingt dernières années, de plus en plus d’œuvres audiovisuelles puisent dans les démarches auto-représentatives et les contenus générés par les utilisateurs d’Internet. Des cinéastes expérimentent différentes manières de subvertir la situation documentaire traditionnelle traçant une ligne de partage stricte entre filmant·e et filmé·e, représentant·e et représenté·e, notamment en ayant recours à des plans filmés par les personnages documentaires. Cet article propose, grâce à un corpus de films contemporains, une typologie possible de ces collaborations : films de found footage et pratiques appropriationnistes d’images disponibles sur Internet, réemployées par des cinéastes — The Uprising de Peter Snowdon (2014), Coming Out de Denis Parrot (2019), The Pain of Others de Penny Lane (2018), Clean with me (after Dark) de Gabrielle Stemmer (2019), films de commande que je nomme de « délégations de la caméra » (Selfie d’Agostino Ferrente (2019), Les Sauteurs, d’Estephan Wagner, Moritz Siebert et Aboubakar Sidibé (2016), Of Land and Bread d’Ehab Tarabieh (2019). Je montrerai en quoi ces films ont en commun de visibiliser des personnes, communautés ou populations dominées ou « subalternisées », et qu’en cela, ces démarches semblent répondre à l’injonction militante de « laisser la parole aux concerné·es ». Cette formulation, bien qu’objet de différentes remises en question qui en pointent les écueils 1, invite à privilégier la production de matériaux et d’œuvres qui rendent compte d’oppressions depuis le point de vue de ceux ou celles qui les vivent, des points de vue situés (Haraway, 2007). Depuis les expériences de distribution de caméras à des membres du peuple Navajo par Sol Worth et John Adair dans les années 1960, les réflexions de Jean Rouch autour de « l’anthropologie partagée » dans les années 1960 et 1970, le cinéma ethnographique et documentaire n’a cessé d’interroger les relations de pouvoir dans les dispositifs de représentation, allant jusqu’à évoquer une « crise de la représentation » (Clifford & Marcus, 1986, p. 251) qui sera plus tard discutée dans une perspective décoloniale, féministe et intersectionnelle (Ginsburg, 1995 ; Minh Ha, 1991). Ces réflexions et ces pratiques s’enrichissent, à partir de la fin du XXème siècle, des pensées de l’épistémologie du point de vue, et notamment le privilège épistémique (Hartsock, 1983 ; Hekman, 1987) ; elles s’intéressent aux manières de produire, dans le champ du visible et du sensible, des oppositions aux regards dominants (he oppositional gaze, Bell hooks, 1992). Que devient l’intention de laisser la parole (et le regard) aux concerné·es lorsque les dispositifs d’autoreprésentation sont passés au filtre de la création cinématographique, menée par les subjectivités de cinéastes ? L’approche analytique d’un corpus de films de la seconde moitié des années 2010 sera enrichie par une approche praticienne propre à une démarche de recherche-création.
Contre quoi s’élève la parole des concerné·es ? Du droit à la parole au droit de regard, démarches de contre-visualités
Invisibilité sociale et visualité hégémonique
Il faut d’abord distinguer deux choses : la visibilité et la visualité. Selon Axel Honneth, l’invisibilité est métaphorique, elle procède d’un « déni de reconnaissance » qui sanctionne une « non-existence sociale », générant un sentiment de désaffiliation (Honneth, 1992, p. 144). Il décrit la manière dont les agents doivent se livrer à une « lutte pour la reconnaissance » (qui donnera son titre à l’ouvrage qu’il publie en 1992). Les formes d’invisibilité sont multiples : sociales, historiques, politiques, juridiques et bien sûr esthétiques. Certains agents croisent de multiples invisibilités : on peut alors parler d’« invisibilité intersectionnelle » à propos des « identités multiples de groupes subordonnés », comme les femmes noires américaines par exemple (Purdie-Vaughns & Eibach, 2008). Il y a donc d’une part, l’invisibilité dont sont frappés certains individus ou groupes sociaux, écartés de la scène du visible, et d’autre part, la visualité hégémonique (Mirzoeff, 2011), qui concerne non pas seulement la représentativité (un terme fécond dans la mesure où il concerne aussi bien les domaines esthétiques que politiques) des personnes mais les manières d’organiser le sensible et d’y agencer des parts (Rancière, 2000). La visualité est un terme plutôt utilisé dans le contexte universitaire anglo-saxon, et notamment dans le champ des visual studies. Dans l’ouvrage Politiques visuelles (Bartholeyns, 2016), on trouve un texte de Nicholas Mirzoeff intitulé « Enfin on se regarde ! Pour un droit de regard » (p. 31) ; l’auteur y reprend ce qu’il développe par ailleurs dans son ouvrage The right to look : A counterhistory of viusality, où il définit la culture visuelle comme contre-visualité, la visualité étant tactique militaire, technique coloniale :
Trois préalables en ouverture : la culture visuelle n’est pas une question d’œil ou de moyen biologique de la vision ; le mot clé de la culture visuelle est par conséquent la “visualité” ; mais la culture visuelle doit être contre la visualité. Cela implique une culture visuelle militante parce qu’on milite contre la visualité. Il sera question ici de visualité et de ce que j’ai appelé la “contre-visualité” pour en appeler à “un droit de regard” […] L’autorité de la visualité s’oppose ainsi à l’autonomie du droit de regard (Mirzoeff dans Bartholeyns, 2016, p. 35).
La visualité se distingue donc de la visibilité en ce que les agents, en plus d’être considérés comme ayant droit d’être vus, sont considérés comme voyant et donc producteurs de leurs propres visions. Dans Picture theory : essays on verbal and visual representation publié en 1994, William John Thomas Mitchell considère qu’il y a un « tournant visuel » ou « pictural » dans les cultural studies. Il y a donc non seulement une question de prise de parole mais aussi de contre-pouvoir au sein du champ du visible. C’est donc dans ce cadre de pensée que l‘étude des objets audiovisuels semble pertinente. Cette prise en considération des œuvres audiovisuelles est également défendue par Jacques Rancière, qui a consacré de nombreux textes à l’analyse de films, et dont la pensée invite à réfléchir à la manière dont le « partage du sensible » agence les parts et les places. Lorsque les places assignées sont confortées et maintenues par l’agencement du visible et du sensible, il qualifie cet agencement de « policier », et lorsque des mécanismes de déplacement, de désidentification ont lieu, il emploie le terme « politique » (Rancière, 1998, 2000, 2011, 2012). Cette opposition entre « police » et « politique » fait écho au couple de notions proposé par Mirzoeff. Ces termes semblent tous opérationnels pour penser la question qui nous intéresse ici, et que je propose de reformuler comme suit : les œuvres de partage de la mise en scène (Papillon, 2021) entre documentaristes et personnages relaient-elles les stratégies de contre-visualité déployées par les « concerné·es » et les places et parts dans ce partage sont-elles favorables à l’émergence d’une scène politique ?
Droit d’être vu-voyant : Internet comme espace où s’expriment des volontés d’expression, d’exposition et d’autoreprésentation
Dans ce contexte, Internet semble un espace propice à la manifestation de volontés d’expression, d’exposition et d’autoreprésentation, se traduisant en production de contenus capables de déplacer les places assignées sur la scène du sensible. Face aux visualités hégémoniques, des contenus relevant de ce que l’on peut nommer « contre-visualités » trouvent en Internet un espace où exister. D’abord, comme le relève Dominique Cardon dans La démocratie internet : promesses et limites, Internet a permis un élargissement de l’espace public et un déplacement de la frontière entre représentant et représenté. Il écrit :
Avec l’élargissement de l’espace public, des aspects de la vie des autres que nous n’avions pas l’habitude de voir deviennent accessibles. Le paradoxe est que ce phénomène traduit sans doute moins un relâchement du contrôle des individus sur leur image sociale qu’un accroissement réflexif (et inégalement distribué) de la capacité de tolérer la multiplicité des autres (Cardon, 2010, p. 64).
Sur Internet, sous la forme de blogs puis grâce aux plateformes de partage de contenus générés par les utilisateurs et aux réseaux sociaux, « des aspects de la vie des autres que nous n’avions pas l’habitude de voir » deviennent visibles. Les contenus dits amateur peuvent ainsi rendre visible des existences et des points de vue sur le monde qui sont absents ou quasi-absents des places occupées par des acteurs dominants ou hégémoniques. Grâce à différents médiums et en particulier celui qui nous intéresse, la vidéo, ces exclus peuvent exprimer une vision du monde : en cela ils sont non seulement audibles et visibles mais exercent « un droit de regard ». Ainsi, les subalternes, caractérisées comme l’expliquait Gayatri Chakravorty Spivak par leur incapacité à parler, non pas parce qu’elles ne savent pas parler mais parce qu’on ne les écoute pas (Spivak, 1988), peuvent potentiellement trouver en Internet un espace où l’écoute et l’attention est possible : elle est même la source de valeur, de monétisation des contenus.
Pratiques d’appropriation d’images d’Internet : relayer, prolonger, déplacer ou détourner les stratégies auto-représentatives des contenus circulant sur Internet ?
D’abord, nous verrons quelques exemples de films qui puisent directement dans ce « supermarché du visible » que peut être Internet (Szendy, 2017). Des films contemporains utilisent les contenus dits amateurs postés sur Internet et en particulier les vidéos pour fabriquer des films de réemploi ou de found footage. Pour chaque exemple, il s’agira de se demander comment les gestes artistiques de cinéastes relayent, prolongent, déplacent ou détournent les stratégies auto-représentatives des matériaux qu’ils remploient. Il me semble important de poser d’emblée la question de l’appropriation. Si celle-ci, en tant que pratique artistique, a tout un passé dans l’histoire de l’art (pensons notamment aux Situationnistes mais pas seulement), la notion d’appropriation a pu prendre une connotation différente, notamment depuis les travaux de bell hooks dans les années 1990 à propos de l’appropriation dite « culturelle ». Eric Fassin la définit comme un geste de récupération ou d’emprunt à une culture dans laquelle l’auteur du geste ne s’identifie pas, s’inscrivant dans un contexte de domination (Fassin, 2018).
Le scandale d’Of the North et la particularité du Canada
Le Canada est particulièrement impliqué dans ces débats sur les identités culturelles, avec notamment des enjeux de protection des cultures pré-coloniales. Le film Of the North de Dominic Gagnon (2015), composé de vidéos téléchargées depuis la plateforme YouTube, filmées par ou représentant des groupes d’Inuits, communautés dites autochtones ou des premiers peuples, incarne parfaitement les enjeux de la notion d’appropriation.
Le réalisateur-monteur n’a pas obtenu d’accord de la part des filmeurs ni de l’artiste vocale, Tanya Tagaq, dont il utilise les chansons pour sa bande sonore. Celle-ci a demandé immédiatement après les premières projections du film à ce que sa voix soit retirée et elle est devenue une meneuse du mouvement contre le film, accusé de racisme. Une pétition créée par Stephen Puskas et signée par 1506 personnes a demandé à ce que le film soit retiré des festivals de cinéma, arguant que :
Ce film promeut l’ignorance et les stéréotypes négatifs sur les Inuits, en affirmant que toutes les séquences du film proviennent d’Inuits (ce qui est faux) et qu’il s’agit donc d’un film réalisé par des Inuits. Dominic Gagnon prétend qu’il s’agit d’un film de voix inuites, mais il a volé leurs voix pour diffuser son propre message.
[…] Ce film est un miroir brisé qui reflète une image déformée et trafiquée des Inuits, réalisée par un homme qui n’a aucun réel intérêt pour la communauté inuite et qui est très éloigné des gens qu’il représente (propos diffusé sur ipetitions.com, 2016).
Le texte de la pétition affirme qu’au minimum, « les minorités raciales sur lesquelles les films sont centrés devraient être incluses dans les discussions publiques qui suivent ces films. » Environ un an après les faits, le festival des RIDM présente des excuses publiques, affirmant regretter la programmation du film. Dominic Gagnon n’a pas présenté d’excuses, affirmant sans répit n’avoir pas eu d’intention raciste, argumentant que les images étaient de toutes façons laissés publiquement sur Internet, et donc disponibles pour un réemploi :
Comme il est impossible d’avoir le consentement de tout le monde, je me suis dit que j’allais essayer de faire des films corrects, éthiques. C’est-à-dire qui respectent plus ou moins la volonté des gens. […] C’est public, ça fait partie du domaine public. Donc légalement, je suis correct (Lanoë, 2018).
Gagnon défend souvent sa pratique en utilisant l’expression de saved footage, jugeant que son travail permet la conservation, l’archivage d’images menacées de disparition. Il rappelle également avoir reçu du soutien, n’avoir pas été unanimement conspué :
Hier, j’étais avec le directeur de la Cinémathèque de Montréal et il me disait : « Les gens ont été fâchés par Of the North mais dans 50 ans, ils te remercieront […] d’avoir sauvé un petit peu de leur patrimoine, puis leurs vidéos. Il n’y a pas que des choses négatives dans le film, il y a aussi de belles musiques, de belles chansons, etc. » Quand quelqu’un me demande une copie, je lui envoie souvent gratuitement. Pour moi, c’est une manière un peu plus simple d’envisager la consommation du cinéma. Et puis plus il y a de copie, plus le film est en sécurité. […]
En fait, j’ai eu beaucoup plus de soutien qu’on pourrait le croire. Que ce soient des amis professeurs ou des directeurs de cinémathèques… Ça a été très inspirant pour moi de me dire : « Oui, on peut faire des films difficiles, controversés, mais on ne se fait pas complètement lâcher par le milieu. » Il y a des festivals qui ont continué à programmer mes films, comme Visions du réel cette année. Je pense qu’en Europe, les gens sont beaucoup moins puritains sur ces questions-là. En Amérique, on vit vraiment un mouvement de rectitude politique assez hallucinant. Tu ne peux plus parler des autres, tu ne peux plus faire le portrait des autres, tu ne peux plus même faire une blague sur quelqu’un d’autre… Les gens osent juste parler d’eux. Pour moi, la caméra doit aller vers les autres. Je ne veux pas commencer à faire des films sur moi (Lanoë, 2018, revue en ligne Débordements.fr ).
André Habib, dans un texte paru dans la revue en ligne Hors champ résume les arguments défendant le film en trois positions, « auteuriste », « réaliste » et « polémique » :
Il y a ceux qui le défendent en faisant valoir la démarche du cinéaste (déclinaison auteuriste : « voici un cinéaste qui fait des films depuis vingt ans, qui depuis dix ans pioche le Web pour monter ses films, tout ce travail s’inscrit dans une vision cohérente qui pose un regard lucide sur la société et toutes ses contradictions : ses films dérangent, il ne met pas des pincettes, tant mieux, Gagnon a toujours fait œuvre de provocation ») ; d’autres, parfois les mêmes, parlent de la nécessité de montrer une réalité troublante (déclinaison réaliste : « toute réalité, y compris celle des autochtones, et surtout si le tableau est peu flatteur, est bonne à montrer, même si on ne veut pas la voir, et c’est ce que fait Gagnon : oui le film est troublant, mais il est nécessaire ») ; il y a ceux, parfois les mêmes, qui le défendent au nom de la liberté d’expression et contre la rectitude politique (déclinaison polémique, qui découle de la précédente : « ceux qui s’opposent au film sont des vierges effarouchées qui tiltent dès qu’on touche à l’image qu’on voudrait pure des peuples autochtones : revenez-en, ce n’est qu’un film et l’auteur a droit à son point de vue ») (Habib, 2016, n.p.).
Ce que tient à souligner André Habib et que Gagnon lui-même rappelle souvent, c’est que la polémique autour du film s’est plutôt articulée autour du principe d’appropriation d’images d’une communauté racisée et dominée, plutôt qu’autour d’une analyse du film stricto sensu. C’est donc bien le procédé même qui est jugé violent et non-éthique. En transformant les vidéos collectées, existant séparément en ligne, en un montage de cinéma superposant à leurs images un point de vue subjectif, celui de l’artiste, et en tirant un gain symbolique à forte valeur dans le monde de l’art et du cinéma, les cinéastes utilisant la méthode du found footage subvertissent les stratégies d’autoreprésentation et d’autodiffusion des personnes qui publient des vidéos en ligne, annihilant potentiellement toute dimension émancipatrice. En outre, si ce film a cristallisé les débats autour de cette pratique, c’est parce qu’il illustre de façon radicale le rapport de domination, dans le champ social, entre un cinéaste homme blanc et des personnes issues d’un peuple racisé, spolié et marginalisé.
Pistes pour une éthique des pratiques
Au Canada, de nombreuses actions et publications contribuent à la réflexion sur la décolonisation des pratiques scientifiques, artistiques et médiatiques, héritière de la perspective décoloniale d’Edward W. Saïd qui proposait de renverser l’Orientalisme en produisant des récits et représentations des peuples orientalisés par eux-mêmes (Saïd, 1997). En 2019, est publiée la Charte des protocoles et chemins cinématographiques, dont le sous-titre est : Guide de production médiatique pour la collaboration avec les communautés, cultures, concepts et histoires des peuples des Premières nations, Métis, et Inuit. Dans ce livret de quatre-vingts pages, est développée notamment la notion de souveraineté narrative, définie par Jesse Wente, directeur de l’Indigenous Screen Office, comme « la capacité des nations de posséder un contrôle sur les histoires qui les décrivent. Dans toute l’histoire du cinéma, l’énorme majorité des histoires racontées sur les peuples autochtones, fictifs et documentaires, ont été racontées par des peuples non-autochtones » (Wente dans Nickerson, p. 7). Tant que des groupes seront dominants et d’autres dominés, tout artiste soucieux de respecter une certaine éthique et de s’engager dans une démarche démocratique aura le devoir de connaître sa propre place dans ces structures et ne pas profiter d’une position de pouvoir. La non-appartenance de l’artiste au groupe représenté est un argument qui peut être mobilisé pour qualifier une appropriation d’illégitime. Cependant, c’est surtout la manière dont cette position est rendue sensible et travaillée par le film qui doit être examinée : en effet, les cinéastes peuvent expliciter par la mise en scène leur position par rapport au groupe représenté, dans une démarche réflexive, situant leur point de vue. Le second critère que je propose prendrait en compte l’établissement d’un dialogue avec les auteur·rices ou faiseur·euses des images, un échange autour du projet de film aboutissant au consentement libre et éclairé des personnes filmantes et filmées. Un troisième critère interroge la correspondance ou non des objectifs des filmeurs et de ceux du ou de la cinéaste (Papillon, 2022). Ces critères visent à déterminer si l’appropriation donne lieu à un détournement des images qui porterait préjudice aux personnes filmantes ou filmées..
The Uprising de Peter Snowdon : reconfigurations du collectif
D’abord, on remarque qu’une attention est portée à ne pas trop dénaturer le matériau initial. Snowdon conserve la durée initiale de la plupart des vidéos, et les monte à la suite les unes des autres en y apportant un mixage sonore réalisé avec Bruno Tracq. Ensuite, le film prolonge plusieurs des fonctions de ces vidéos : d’abord, elles jouent un rôle de traces, de preuves d’un événement politique majeur, elles servent également à mobiliser et transmettre un sentiment de révolte et de nécessité du soulèvement. Cette fonction mobilisatrice est présente dans le lieu de diffusion et circulation initiale des vidéos qu’est Internet : la révolution née en Tunisie a gagné l’Égypte notamment grâce à la circulation de vidéos (Bénilde, 2011 ; Riboni, 2016). Le geste cinématographique de Snowdon prolonge ces fonctions existant sur le Web, dans un autre espace qu’est celui du film et du cinéma. Ainsi que l’a défendu Dork Zabunyan dans son ouvrage L’insistance des luttes, ces images « dans leur hétérogénéité même, rencontrent le caractère inépuisable des événements auxquels elles se rapportent. Elles constituent l’archive des luttes présentes, mais participent également à l’élaboration d’une mémoire pour le futur, au sens où l’enjeu demeure une régénérescence des luttes par les traces que l’on en garde. » (Zabunyan, 2016, p. 52). Le film permet d’empêcher leur fossilisation dans un passé et peut-être de les réactiver : en cela il dépasse leur existence sur Internet, où elles sont menacées de disparaître dans le flux, derrière un trop-plein d’images. Le film, après avoir été projeté dans des salles de cinéma partout dans le monde à partir de 2014, est disponible librement et gratuitement sur Internet, retournant ainsi dans le lieu « natif » des archives qu’il remploie. Cependant, le film de Snowdon reconfigure le collectif à l’œuvre dans les images. En effet, l’abandon de toute identification géographique ou temporelle par le biais de cartons par exemple, a pour effet de déterritorialiser les images et dénationaliser les peuples qui y figurent. Le premier carton du film ancre les images dans un récit de fiction, celui d’une « révolution imaginée à partir de révolutions réelles » structurée en sept chapitres comme autant de jours d’une semaine révolutionnaire agrégeant différents lieux, différents peuples pour en créer un nouveau : un peuple révolutionnaire arabe uni par une cause commune et par ces images. Aussi, à la fois le film réactive les objectifs des filmeurs amateurs lorsqu’ils partagent ces vidéos en ligne, sans les détourner, et à la fois il invente et fabrique un peuple imaginaire, niant d’une certaine manière les spécificités culturelles, linguistiques, territoriales propres à chaque espace.
Coming Out de Denis Parrot : pédagogie et solidarité
À sa manière, le film Coming Out de Denis Parrot réalisé en 2019 à partir de vidéos YouTube de jeunes filmant leur coming-out auprès de leurs familles, prolonge les fonctions initiales des images produites par les premiers concernés. Le film reconfigure lui aussi un collectif, une communauté politique, la communauté LGBTQIA+, d’abord par son existence en tant que communauté en ligne, ici représentée plutôt par une frange jeune et occidentale. Le montage opéré par Denis Parrot fait œuvre de pédagogie, une caractéristique présente dans les vidéos initiales : il s’agit entre autres choses de donner à comprendre à des personnes en dehors de la communauté, ce que peut signifier un coming-out. Notamment, l’accent est mis sur la notion de « choix », terme fréquemment invoqué par les familles et battu en brèches par les concerné·es. En outre, Denis Parrot choisit de séparer au montage les coming-outs qui relèvent de l’homosexualité et ceux qui relèvent de la transidentité, permettant à un public peu au fait de la différence entre orientation sexuelle et identité de genre, de se familiariser avec cette distinction. D’autre part, ainsi que l’exprime explicitement l’un des personnages du film, les vidéos ne sont pas faites d’abord pour les hétérosexuels, mais pour apporter un soutien, une solidarité, à des jeunes LGBTQIA+ qui pourraient éprouver une forme de réconfort à visionner des contenus dans lesquels ils se sentiraient « représentés ». Par le montage, Denis Parrot prolonge et crée une nouvelle chaîne de solidarité en créant des échos, des liens entre les vidéos. Il inscrit également discrètement sa propre position par rapport au groupe représenté : le carton de départ « quand j’étais jeune, il n’y avait pas Internet » exprime une forme d’appartenance à la communauté tout en explicitant une distance générationnelle.
Il convient également de souligner que le cinéaste a obtenu l’accord de toutes les personnes figurant dans son film :
Pour des raisons légales de droit à l’image, j’ai bien sûr contacté toutes les personnes présentes dans le film, mais aussi et surtout parce que je voulais que chaque personne comprenne le film que je voulais faire et y adhère. C’était un gros travail de contacter tous ces jeunes et leurs parents, dans le monde entier. En leur montrant le montage déjà effectué, la plupart de ces jeunes étaient enthousiasmés par le projet et ont tout de suite donné leur accord (Denis Parrot, entretien avec Ariane Papillon publié sur le site internet de l’association After Social Networks, 2020).
Nous pouvons remarquer que ce réalisateur semble juger nécessaire, d’un point de vue légal, d’obtenir l’autorisation des filmeurs, tandis que pour les réalisateurs ci-dessus, cela n’a pas été le cas. En outre, il précise que c’était long et fastidieux d’entrer en contact avec ceux-ci, mais prouve que cela n’est pas impossible.
The Pain of Others de Penny Lane : écouter la douleur des autres, la rendre audible pour d’autres oreilles, visible pour d’autres yeux
Ce film de 2018 est également issu de vidéos téléchargées depuis YouTube. Il s’agit de vidéos tournées et diffusées par des femmes états-uniennes qui se disent victimes de la maladie des « morgellons », une maladie de peau non reconnue par la médecine officielle, et dont elles filment les symptômes. Dans la première vidéo, celle qui ouvre le film, on découvre une femme face caméra, qui déclare : « Bonjour tout le monde, je suis Tasha. Cette vidéo a pour but d’éduquer les gens, et je la fais au nom de tous ceux et celles qui ne sont pas en capacité de s’exprimer publiquement pour eux/elles-mêmes. » Ouvrir le film avec ce fragment permet d’expliciter les fonctions des vidéos qui suivront et le dispositif du film, relayant les discours de ces femmes. Cette vidéo présente donc la parole d’une concernée qui s’exprime au nom d’un groupe de concernées. Le film de Penny Lane met en scène une attention de la réalisatrice et une forme de bienveillance envers des femmes qui expriment clairement leur douleur physique due à la maladie des morgellons, mais aussi la douleur psychologique conséquente au fait qu’elles ne sont pas écoutées, pas reconnues par les corps médical et médiatique. L’alternance, dans le film, de leurs images avec celles de médias télévisuels met en scène cette absence d’écoute, que Penny Lane compense en dédiant un film à ces visages, à ces voix. En réalisant ce film et en amenant ces images hors d’Internet, dans des circuits de diffusion dédiés au cinéma, elle leur permet d’être vues par plus de personnes, un public qui n’aurait peut-être jamais vu ces vidéos autrement. Elle prolonge ainsi l’intention des filmeuses qui cherchent à être vues et écoutées, qu’on leur accorde l’attention dont elles estiment être privées. Comme l’a montré Chloé Galibert-Laîné avec son film Watching the pain of others (2019), une partie des vidéos initiales a été volontairement occultée par le montage de Penny Lane, notamment tout ce qui fait référence à des propos que l’on pourrait qualifier de « complotistes » de la part des youtubeuses. Ainsi, Penny Lane guide les spectateur·trices de son film vers un rapport d’empathie envers les youtubeuses, empathie qui aurait pu être partiellement empêchée par ces propos.
Clean with me (after dark) : féminisme et sororité ?
La réalisatrice Gabrielle Stemmer utilise elle aussi des vidéos de youtubeuses états-uniennes spécialisées dans ce que l’on appelle les « clean with me », des vidéos les montrant en train de faire le ménage chez elles. Une seconde partie du film Clean with me (after dark) dévoile des vidéos des mêmes youtubeuses, cette fois postées sur le réseau social Instagram, dans lesquelles elles se confient sur leurs anxiétés, liées à la solitude de leurs vies de femmes au foyer, de mères. Avec son montage, Gabrielle Stemmer prolonge un geste qui se retrouve dans de très nombreuses vidéos et usages des réseaux sociaux, et qui consiste à se relier à d’autres virtuellement. André Gunthert parle d’une ère des images conversationnelles (Gunthert, 2015). C’est un geste qui signale des expériences de solitude, mais qui peut également se transformer en geste militant : en particulier, les mouvements féministes passés et actuels ont pu être renforcés par des formes de groupes de paroles non-mixtes, des réseaux de témoignage, de sororité et de soutien qui existent hors ligne mais aussi en ligne. C’est ce geste que prolonge à son tour Gabrielle Stemmer, en tant que femme, sensible aux questions féministes. La mise en évidence des interfaces du web et leur fonctionnement spécifique, qui distingue notamment YouTube d’Instagram, fait partie du geste artistique choisi et travaillé par la réalisatrice, inscrivant son film dans le genre du desktop documentary, terme inventé par Kevin B. Lee en 2014 pour décrire sa propre pratique. En mettant en scène sa propre navigation au sein de ces interfaces, ces images et ces discours, elle met en scène un point de vue subjectif, rejouant la découverte mi-amusée, mi-fascinée, mais aussi la distance critique emprunte d’un zeste de dédain, des vidéos YouTube, jusqu’à la découverte des vidéos Instagram grâce à un mélange de lurking et de sérendipité propre aux navigations sur le web. Cette mise en scène permet d’accompagner les spectateur·trices d’une posture distanciée, surplombante à l’égard des youtubeuses vers un regard féministe guidé par le point de vue sororal de la réalisatrice : ces femmes sont victimes d’un système patriarcal qui les assigne à un rôle de mère et de maîtresse de maisons, qu’elles en aient conscience ou non.
Pratiques collaboratives : que deviennent les agentivités des concerné·es au sein de ces dispositifs impliquant des conflits de subjectivités ?
Une manière assez évidente d’éviter l’appropriation unilatérale qui priverait les personnages-filmeurs autodiffusés de leur agentivité politique dans la démarche représentative, est d’entrer en contact avec eux et d’établir un dialogue, afin, au minimum d’obtenir leur consentement, au mieux de mettre en place une véritable collaboration. Mon travail doctoral intitulé Partages de la mise-en-scène s’attache à explorer les différentes modalités que ceux-ci peuvent prendre, notamment en établissant une typologie des pratiques et dispositifs.
Contre l’appropriation, la collaboration. Cas n°1 : la commande
Le premier cas est ce que j’appelle la commande, ou « délégation de la caméra » au personnage. L’initiative du film est celle de réalisateur·trices de métier qui identifient un sujet de film et une personne concernée à qui il s’agit de donner une caméra. On remarque que le terme même de « donner » implique que le sujet actant reste le réalisateur, ce qui peut d’emblée laisser penser que l’agentivité du filmeur n’est pas première. C’est ce que l’on observe lorsqu’on considère que donner la parole aux concerné·es n’a pas la même portée politique que l’idée que les concerné·es prennent la parole. L’initiative est donc du côté des cinéastes, qui ont généralement une idée de film préexistant à la rencontre avec leurs personnages, pour laquelle ils organisent ce qui s’apparente à un casting. Lorsque les images préexistent au projet de film, comme dans le cas du found footage, les personnes qui filment ou se filment le font sans qu’on ne les y ait invitées, elles prennent ce pouvoir d’elles-mêmes, exercent leur « droit de regard » sans qu’on ne leur offre.
Voici deux exemples de ce premier cas, qui correspondent à deux dispositifs distincts, que je nomme à partir de la situation documentaire, c’est-à-dire la relation entre cinéaste, personnages, caméras, et espace physique du tournage : « déléguer la caméra en co-présence » (pour Selfie d’Agostino Ferrente, 2019) et « déléguer la caméra et travailler à distance » (pour Les Sauteurs d’Estephan Wagner, Moritz Siebert et Aboubakar Sidibé, 2016). Le premier est composé quasi uniquement des images tournées au smartphone par Alessandro et Pietro, deux jeunes napolitains de seize ans. Le second d’images filmées avec une petite caméra par Aboubakar Sidibé, un exilé malien qui filme les longs mois passés dans un camp de réfugiés sur la montagne du Gourougou à Melilla, et les tentatives de passer en Europe. Les deux films sont inscrits très clairement dans un projet de contre-visualité, par la mise en scène en forme de contre-champ de ce contre quoi les images sont destinées à s’opposer. Dans Selfie, des images imitant la vidéo-surveillance viennent expliciter le projet du film de proposer un contre-champ au traitement médiatique et policier du quartier napolitain de Traiano : en effet, le fil conducteur du film est la mort du jeune Davide, ami des deux personnages, tué par la police, dans le cadre des luttes de pouvoir entre l’État italien et les mafias locales. Dans le second, d’authentiques images de vidéo-surveillance mettent en scène le point de vue contre lequel Les Sauteurs tente de s’opposer : celui de la Guardia civil, voyant en ces personnes dites migrantes des nuisibles, des envahisseurs, une menace à écarter par la force.
La caméra déléguée est alors un dispositif agissant comme réponse à la visualité hégémonique, une résistance par l’autoreprésentation des concernés. Néanmoins, les deux films restent contrôlés par leurs initiateurs, les cinéastes, à des niveaux différents. D’abord, aucun des personnages-filmeurs n’avaient, avant le film, une pratique significative de filmage. Dans Selfie, le réalisateur est toujours présent au tournage et est très interventionniste dans sa mise en scène. Dans Les Sauteurs, les deux réalisateurs mettent en place à distance un système de feedback sur les images filmées puis accompagnent le personnage dans la rédaction et l’enregistrement d’une voix-off, superposant le caractère incarné des images en plan subjectif, tournées dans une certaine temporalité, celle du temps passé à Melilla, à un récit à la première personne écrit et enregistré dans un deuxième temps, après l’arrivée d’Aboubakar Sidibé en Europe. On sent toutefois que le montage, comme la littéralité du récit (en français), privilégiant un ton discursif informatif, est finalement à destination non pas des pairs exilés d’Aboubakar Sidibé, mais plutôt des pairs occidentaux des deux réalisateurs Danois. Ainsi, la voix-off compense un défaut d’informations dans les images, en expliquant d’où vient Aboubakar Sidibé et comment s’organise la vie au camp. À ce que j’appelle le point de vue endogène de l’image, est superposé un point de vue exogène, celui des deux réalisateurs. Le filmeur ou la filmeuse est endogène lorsque la personne fait partie de la situation et du groupe documentés, qu’elle y appartient, avec ou sans caméra, en dehors du dispositif de tournage. C’est ce point de vue qui est mis en avant par le film, comme ce que je nomme la promesse d’inédit du film. La mise en valeur de la spécificité du dispositif de tournage et de ces images réalisées par un concerné est une stratégie mobilisée par les deux réalisateurs pour distribuer leur film : ils en retirent également un gain symbolique (grâce à la circulation du film en festivals) alors qu’ils ne sont pas eux-mêmes concernés. Après le tournage, les deux réalisateurs ont décidé de créditer le filmeur, Aboubakar Sidibé, comme co-réalisateur du film, ce qui a impliqué de modifier les contrats passés avec la société de production et de partager les gains monétaires liés aux prix en festivals et éventuels droits de diffusion.
Ce type de démarche est ambivalente : elle permet de laisser les concerné·es documenter eux et elles-mêmes leur situation en disposant des outils techniques, et la collaboration à distance avec les cinéastes leur laisse le champ libre pour filmer à leur convenance, sans intervention d’une personne exogène. Le savoir-faire professionnel, le réseau et les possibilités de financement et de diffusion mis à disposition du projet par les cinéastes permettent de faire exister le film et de rendre visible un lieu, des personnes et une situation difficiles d’accès. Cependant, les cinéastes ne se contentent pas de mettre du matériel à disposition, de proposer à Aboubakar Sidibé de réaliser son propre film ; aussi, d’une certaine manière, ils captent son travail à leur propre profit.
Cas n°2 : Distribution de caméras et film collectif : Of Land and Bread et le « Camera Project »
Un second exemple de travail collaboratif avec les premier·es concerné·es d’une situation qu’ils et elles documentent eux et elles-mêmes, est le film Of land and Bread d’Ehab Tarabieh (2019). La démarche du réalisateur prend également sa source dans la conviction de devoir résister à une visualité hégémonique, dominante et oppressive, celle que véhicule la propagande de l’état israélien pour justifier les agressions commises à l’encontre des Palestiniens et Palestiniennes. Le réalisateur n’est pas Palestinien lui-même mais Syrien. Il a une langue en commun et une histoire culturelle et politique avec les personnages-filmeurs. Cependant, il n’a pas réalisé de casting pour choisir ses personnages mais rejoint un projet existant, dans un cadre associatif, celui de l’association de défense des droits humains B’Tselem qui a commencé à distribuer des caméras à plus de cent cinquante volontaires en 2008. Ehab Tarabieh rejoint le projet en 2010. Le montage du film est organisé de manière à isoler chaque séquence comme autant de courts-métrages portant chacun un titre. Le long-métrage est parfois présenté en festival comme un montage de films « rassemblés » (festival Aflam, 2019, site internet). Ces séquences sont d’ailleurs, parallèlement au projet du film, diffusées sur Internet par l’association et les filmeurs, accompagnés de textes qui renforcent le témoignage, les informations et documentations mises à disposition. Le travail sur le Camera Project qui deviendra Of Land and Bread a duré dix ans, et avant la diffusion du film, le projet a été auto-financé par l’association sans entrer dans les dispositifs de production propres au cinéma. Les pratiques de films collaboratives sont très nombreuses dans le cadre associatif, mais rares sont les projets réalisés dans ce contexte qui atteignent des diffusions en festivals ou salles de cinéma, ou encore télévisions et plateformes. Les sources des financements et méthodes de travail sont aussi différentes.
Protocoles de co-écriture et de collaboration : deux méthodes de recherche-création. À nos amies et Dream City
Mon étude doctorale des protocoles de partages de la mise en scène entre documentaristes et personnages s’ancre dans une pratique et dans une expérimentation concrète, à partir de deux projets : À nos amies et Dream City. Ils expérimentent chacun différents dispositifs, outils et manières de faire des films collaboratifs qui impliquent que les personnages documentaires se filment et se mettent en scène eux-mêmes. Le point de départ de ces projets est la notion de pratique préexistante de filmage et de d’utilisation des réseaux sociaux. Ces deux projets ont en commun de travailler avec des jeunes personnes, entre quinze et vingt-cinq ans, pour documenter ces manières particulières qu’elles ont de s’approprier les outils et usages contemporains des technologies numériques. À nos amies est un projet documentaire qui met en scène une correspondance numérique entre quatre adolescentes. Elles échangent à distance via leurs smartphones et s’échangent des vidéos qu’elles filment avec leurs portables. Ce projet met en scène des personnages et leurs discussions, mais documente aussi des usages. Ici le partage de la mise en scène est très spécifique : je ne suis jamais sur les lieux du tournage, et les consignes que je donne sont assez larges pour être investies pleinement par les jeunes filles. C’est un aller-retour permanent entre ce qu’elles proposent et mes réactions ou suggestions, et en retour ce qu’elles produisent. Ce sont elles, les concernées, qui s’expriment et qui filment, mais nous avons toutes en commun notre genre, bien que n’ayant pas le même âge ou la même nationalité. En tant que Française de nationalité et de culture, ayant vécu plusieurs années en Tunisie, j’occupe une place d’intermédiaire, tout en étant distante par ma fonction de réalisatrice et par mon âge. Dans leurs usages de la vidéo et dans leurs gestes filmiques, des motifs reviennent qui sont issus en partie de ce qu’on appelle des trends sur les réseaux sociaux. Travailler entre deux pays permet de montrer que ces usages traversent les frontières, qu’ils sont principalement générationnels. Néanmoins, chacune des filmeuses a sa personnalité, sa singularité, et je les accompagne dans la mise en valeur de leur propre style, de leur point de vue personnel. À travers ce projet, je me confronte à la difficulté de concilier une déontologie, une éthique de travail, et les conventions et attentes du secteur du documentaire de création, très attentif à la place de l’auteur·trice, à sa subjectivité. J’ai donc une forme de contrôle sur le projet, mais je laisse les personnages-filmeuses libre de partager ce qu’elles veulent et de laisser en dehors du projet ce qu’elles veulent. J’ai été responsable et décisionnaire lors de la post-production du film. Les choix de montage, qui (ré)écrivent totalement le film, sont les miens. Cependant, si j’étais seule en salle de montage avec la monteuse Laura Rius Aran, j’ai consulté les quatre jeunes filles en leur faisant visionner chaque version, ce qui a donné lieu à des discussions et des modifications selon leurs demandes. C’était le pacte proposé dès le départ : elles ne monteraient pas le film avec moi mais auraient un droit de regard (et de véto) pour valider le montage final, afin qu’il leur plaise et leur ressemble.
Dream City est un projet qui met au centre Leechi, un étudiant chinois queer vivant à Grenoble, ayant une forte présence expressive en ligne, notamment sur le réseau social Tik Tok. Pour ce projet, nous avons mis en place un dispositif de co-écriture à trois, avec le cinéaste Vadim Dumesh et YuCheng Zhang alias Leechi, le personnage. Nous écrivons un scénario de fiction qui prend appui sur le témoignage de Leechi et sur les archives personnelles de son téléphone (messagerie privée, applications de rencontre, vidéos et photos personnelles, posts et échanges sur les réseaux sociaux). Leechi utilise les réseaux sociaux et notamment Tik Tok comme espace d’expression et de créativité, où il raconte son expérience en tant qu’étudiant étranger en France et où il met en avant sa manière personnelle de casser les codes des genres, notamment à travers son look queer, associé au « féminin ». Le détour par la fiction permet une mise à distance du co-auteur vis-à-vis de notre personnage commun. Il permet également d’utiliser des archives impliquant d’autres personnes en protégeant leur vie privée, puisque nous allons modifier les noms et engager des acteurs. La totalité du film se déroule depuis l’écran de smartphone du personnage, documentant ainsi ses navigations, explorant ce que nous appelons « les intimités numériques ». Avec ce projet de co-création, nous nous inscrivons dans ce que Pablo Helguera nomme « la participation collaborative ». Dans Education for Socially Engaged Art, il distingue la « participation collaborative » de la « participation symbolique », la « participation dirigée », et la « participation créative ». La participation collaborative permet au collaborateur, le « partage [de] la responsabilité du développement de la structure et du contenu de l’œuvre en collaboration et dans un dialogue direct avec l’artiste » (Helguera, 2011, p. 15). Nous sommes donc trois co-auteurs pour ce projet que nous concevons ensemble.
Conclusion
La fabrication d’un film (ou d’une œuvre en général) impliquant plusieurs personnes et en particulier dans le cadre des collaborations ou co-créations qui m’intéressent, engendre ce que j’appelle un conflit de subjectivités : les concerné·es s’exprimant et se filmant sur Internet poursuivent des objectifs personnels, politiques et éventuellement créatifs, mais dans le cadre d’un travail artistique impliquant des cinéastes, ces intentions et ces objectifs se confrontent à l’interférence d’une ou plusieurs subjectivités autres, des altérités qui posent un regard sur les médias produits et poursuivent leurs propres objectifs avec le projet. C’est donc ce que je propose d’appeler un espace de négociation qui s’ouvre dans le processus de fabrication de films collaboratifs, tandis qu’il est court-circuité par les méthodes appropriationnistes décrites en première partie, lorsque les cinéastes n’entrent pas en dialogue avec les filmeurs et agissent seuls. Ces négociations sont plus ou moins subtiles ou tacites et s’orchestrent au sein de relations intersubjectives de différents ordres : amitié, complicité, mais aussi rapports de pouvoir. Il y a donc un double mouvement qui peut être contradictoire : les documentaristes qui prêtent attention aux phénomènes et contenus qui relèvent de l’autoreprésentation, en en particulier de subalternes, sur Internet, font preuve d’une volonté de permettre à ces images, ces visages, ces corps et ces voix d’exister dans la sphère de l’art et en particulier du cinéma. Certaines démarches collaboratives qui peuvent se passer hors Internet, permettent d’instaurer une relation, ce que j’appelle un partage de la mise en scène entre documentaristes et personnages-filmeurs, qui renouvelle et redéfinit la situation documentaire « traditionnelle » entre filmant et filmés. Mais en même temps, lorsque les documentaristes ne sont pas eux-elles-mêmes concerné·es par le sujet, et en particulier par ce qui fait de ces personnes des subalternes, des dominés, le risque est grand que le droit de parole et de regard des personnes devenues personnages soit percuté, voir confisqué, par les subjectivités des cinéastes, qui font souvent autorité sur l’œuvre. Toutes ces pratiques aboutissent à des films qui proposent une forme de visualité hybride, doublement située, depuis l’intérieur et l’extérieur, ce que je nomme un point de vue mixte.
Références
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Rapport édité
Marcia Nickerson (commande, direction et rédaction). (2019). Protocoles et chemins cinématographiques : un guide de production médiatique pour la collaboration avec les communautés, cultures, concepts et histoires de peuples des Premières nations, Métis et Inuit. Imagine Native
Films accessibles en ligne
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Extraits du film Of land and Bread, “Camera Project” de l’association B’Tselem. [En ligne], URL : https://www.btselem.org/video-channel/camera-project
- Voir notamment la synthèse qu’en propose Joao Gabriel dans un entretien pour La Revue du Crieur. « Antiracisme, féminisme : qui sont les « premiers concernés » ? », La Revue du Crieur, 19 octobre 2023. [En ligne],URL : https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/191023/antiracisme-feminisme-qui-sont-les-premiers-concernes[↩]