Notre terrain est leur territoire
Obtenue à partir de plus de 200 tracés GPS et dessinée à la mine de plomb, au stylo bille, au feutre et à l’encre sur papier, Plan B Animal est une carte réalisée à quatre mains et quatre pieds dont les différentes versions existantes en font un objet multiple, non figé, toujours en cours de réalisation y compris à l’heure où nous écrivons ces lignes. Elle est le fruit d’une longue amitié et d’une collaboration artistique déjà initiée au sein du collectif d’artistes Hic Sunt qui emprunte son nom à une inscription portée sur le Globe de Lenox (1510) considéré comme la plus ancienne représentation cartographique des Amériques. HIC SUNT DRACONES, « ici sont les dragons », y désigne la fin du monde cartographié, le début de la terra incognita, le dragon étant l’animal associé au manque de connaissance scientifique.
À partir de l’observation de cueilleurs-chasseur du Kalahari, l’anthropologue Louis Liebenberg formule l’idée selon laquelle l’origine de la démarche scientifique se situerait dans le pistage entendu comme pratique collective de formulation d’hypothèses et d’interprétations des signes 1. Entendant le terme « science » comme « connaissance », nous situons volontiers la création de la carte Plan B Animal dans une démarche de recherche-création pouvant tout aussi bien exister sur les cimaises d’un centre d’art contemporain que dans les lignes d’un article de revue et dont la méthode, bien qu’aboutissant à une œuvre d’art sensible, n’en revendique pas moins une certaine rigueur dont les lignes qui suivent dévoilent la fabrique.
Le travail de pistage se fait quelque part en Alsace, dans une forêt exploitée pour la production de bois, dans un milieu spécifique qui, contrairement aux vastes forêts vosgiennes, est un espace limité par des obstacles de voirie aménagés. Le milieu n’est donc pas pleinement naturel ou sauvage et le territoire est morcelé par plusieurs facteurs d’enclavement : voies de transport parmi lesquelles l’autoroute Strasbourg-Paris, la ligne TGV, la ligne TER, la route départementale ; enfin, un canal dont les berges ne permettent pas aux animaux de remonter, transformant leur plongeon en inévitable noyade. Notons également que cette forêt est entourée par l’agriculture intensive du maïs et du houblon avec son lot d’insecticides projetés à 10 m de haut par des turbines de ventilation.
Or, dans cet endroit a priori hostile, les mammifères pullulent étonnamment. Ce sont des animaux sauvages avec lesquels nous partageons un territoire et qui sont habitués à une partie de nos activités sans pour autant nous côtoyer. En cela, ils sont une variante des animaux liminaires 2 qui ne sont ni sauvages ni domestiqués mais qui sont tout de même dans un rapport de dépendance aux humains. Les sangliers vivent par exemple en grande partie du maïs cultivé autour de la forêt et sont par ailleurs nourris au milieu de cette même forêt pour les empêcher de détruire les récoltes.
En somme, notre terrain artistique est un territoire façonné par les humains et par les animaux et nos médiums, pour le comprendre, empruntent aussi bien aux outils des artistes qu’à ceux des pisteurs, des guerriers ou des furtifs en tous genres : crayons, gomme, plan, boussole, GPS, piège photographique, images satellitaires, carte IGN, chaussures de marche, chien.
En somme, notre terrain artistique est un territoire façonné par les humains et par les animaux et nos médiums, pour le comprendre, empruntent aussi bien aux outils des artistes qu’à ceux des pisteurs, des guerriers ou des furtifs en tous genres : crayons, gomme, plan, boussole, GPS, piège photographique, images satellitaires, carte IGN, chaussures de marche, chien.
De la trace à la carte : méthode
Le pistage dont il s’agit ici obéit avant tout à un désir de rencontre avec le règne animal pour nourrir une pratique artistique, recueillir des informations et vivre la forêt de façon émotive. Il ne se confond donc pas avec une pratique bucolique ou distraite de la marche « mains dans les poches » pour admirer un paysage et se laisser aller à la rêverie. Le cheminement, au contraire, est difficile et se déroule souvent dans la boue, nécessitant çà et là qu’on se mette à quatre pattes pour traverser les broussailles, passer sous les ronces – ce qui qui est souvent le cas lorsqu’il s’agit de suivre de petits animaux. Les traces trouvées (empreintes de pieds et de sabots, restes de nourriture, selles, zones de grattages, marques d’habitat, aires de repos ou de jeu…) sont autant d’indices sur la manière dont les animaux pratiquent le territoire. Il est assez réjouissant de tenter de se mettre à leur place en les suivant, en leur empruntant le pas, en cherchant à comprendre pourquoi ils passent à un endroit plutôt qu’à un autre, quelles sont leurs intentions, leurs habitudes, peut-être même leurs désirs et leurs peurs, bref, autant d’hypothèses qui forment, pour la pisteuse amatrice, des récits fictionnels et spéculatifs. Par exemple, nous avons suivi dans les ronces des empreintes de sangliers qui, au lieu de nous mener vers un haut lieu social animal, nous ont conduit au butin d’un jeu mondial de chasse au trésor géolocalisée : le géocaching. Cette activité consiste à répertorier sur un site en ligne les coordonnées d’un « trésor » que chacun peut cacher et que les adhérents cherchent à l’aide de leur GPS. Au-delà de la surprise et de l’anecdote, il est intéressant de noter comment deux pratiques de pistage aussi différentes peuvent coexistent dans un même lieu. La différence se situe dans le fait que si, d’un côté, nous suivons des traces inscrites dans le lieu pour en dessiner la carte à l’aide de la géolocalisation, les geocachers, eux, font exactement le contraire : ils font une expérience du milieu en suivant des indices virtuels inscrits sur une carte. Ce jeu du « pisteur pisté » à son tour apparaît dans la légende de Plan B Animal dans lequel nous avons fait figurer la trouvaille du géocaching.
Pour aller plus loin, dans le détail de notre démarche, précisons tout d’abord que le pistage est soutenu par différents appareils qui permettent de sauvegarder ou d’obtenir des données de terrain : les tracés sont dessinés par GPS, les photographies nocturnes réalisées par un piège photographique et l’ensemble est systématiquement enregistré puis reporté sur une image satellitaire du lieu. Pendant que les relevés sont effectués, nous cherchons la meilleure manière de dresser cette carte tenant compte du fait que si nous voulons qu’elle souligne des données factuelles, vérifiées sur le terrain, nous ne voulons évidemment pas révéler les ruses et lieux cachés des animaux. Lorsque l’une de nous deux arpente le terrain, l’autre se l’approprie à distance en le dessinant. Ensemble, nous cherchons à trouver une forme qui permette de rendre compte de ces deux mondes vivant sur un même territoire et qui pourtant ne se croisent jamais. Cette enquête suit une démarche de relevé de données dans le réel mais, malgré sa rigueur, elle ne livre pas une carte géographique précise bien qu’elle soit dessinée à partir d’un fonds de carte IGN. Elle affirme une certaine esthétique graphique mais n’indique pas le lieu où elle a été dressée puisqu’il s’agit avant tout de créer un dessin à partir d’une expérience spécifique qui permet des lectures et projections variées. Malgré son inexactitude relative, elle « dit » cependant la différence de réseau entre les lignes d’empreintes et les lignes de voies de circulation des humains. Si la circulation par le goudronnage ou les rails, facilite les déplacements et augmente la vitesse de ces derniers, elle contraint les déplacements sur ces voies, ce qui signifie que les choix d’orientation sont réduits par leur canalisation appuyée par l’appareil juridique présent dans la signalisation. Les flux humains sont ainsi administrés par l’urbanisme là où les chemins de traverse et autres lignes de désir se divisent en plusieurs dizaines de chemins partant dans des directions qui, à quelques degrés d’angle près, peuvent être légèrement différentes et ne connaissent pas les ronds-points. Plan B Animal montre la multitude de possibilités et de décisions que prennent les animaux circulant librement à l’intérieur d’un espace délimité par la canalisation des mouvements humains. Mais les voies humaines coupent les territoires et conditionnent la circulation, soit en devenant des obstacles infranchissables (l’autoroute et la voie de TGV sont, par exemple, grillagées tout leur long), soit par des obstacles dangereux qui mettent la vie des animaux en péril. Il est par exemple quasi-impossible qu’ils puissent remonter sur la berge en béton s’ils décident de traverser le canal à la nage, sans compter qu’ils se font régulièrement heurter par des TER ou des véhicules sur la voie ferrée et les routes.
Malgré cet environnement hostile, le pistage révèle que les animaux trouvent les moyens pour traverser quand-même forçant le passage, en empruntant des voies improbables et en ayant recours à toutes sortes de ruses comme celle qui consiste à sauter par-dessus une clôture (ou carrément la défoncer) mais encore celle qui consiste à creuser un tunnel pour aller d’un point A à un point B. Les tracés ont également montré que les passages aménagés par les humains pour les animaux que sont les couloirs verts, les ponts d’autoroute ou les dispositifs anti-collision, s’ils sont utilisés, sont loin d’être aussi imaginatifs que les routes empruntées par les animaux. Il y a, manifestement, derrière ces impensés humains, des brèches dans le dispositif. Des scientifiques se sont d’ailleurs attelés à trouver une méthode pour les combler : pour comprendre l’organisation spatiale des cerfs, ils ont mené des études à partir des archives de la Société de vénerie qui organise la chasse à courre. En effet, les parcours du cerf en fuite et donc des chasseurs à sa trousse sont consignés depuis des siècles jusqu’au moindre détail comme dans un journal de bord. En étudiant ces données établies sur une période de deux cents ans, les écologues ont constaté que le cerf chassé emprunte toujours les mêmes pistes pour s’enfuir : « (…) l’animal dispose intellectuellement de plusieurs plans pour échapper à ses poursuivants » (Luneau, p. 81). La compilation de ces trajets reportée sur une carte a pu établir les axes historiques majeurs qu’empruntaient les cerfs dans la forêt de Fontainebleau, avant la construction des routes, et a permis de les comparer avec les trajets de fuite qu’ils empruntent depuis le morcellement du territoire. L’objectif de cette recherche était de faire des propositions fines d’aménagement de passage pour la faune : les cartes de véneries servent ainsi de « boussole pour restaurer les maillons manquants des corridors biologiques » (Luneau, p. 82) au lieu d’installer ces bio-corridors à un endroit choisi « à l’aveugle » qu’aucun animal n’emprunterait.
Cet exemple de « collaboration animal/humain » s’appuie sur une transposition de représentations à travers des « médiums » et selon des objectifs variés. En effet, le cerf a « une mémoire collective des chemins et déplacement », « une représentation de la géographie de son milieu naturel » qu’il est capable de « partager avec ces congénères » (Luneau, p. 81), et il est intéressant de voir comment cette image mentale à partir de laquelle s’oriente le cervidé (essentiellement un paysage olfactif dont certains éléments sont immuables, même à travers les siècles) est transposée en d’autres images : d’abord en plan de fuite, puis en récit et plan de chasse, pour devenir un projet d’aménagement et finalement une construction matérielle concrète pour éviter les collisions et permettre les transits sereins d’un même territoire par la faune et les automobilistes.
Ainsi, si la carte Plan B Animal relève du champ de la cartographie alternative, c’est avant tout parce que les traces des animaux révèlent elles-mêmes des itinéraires alternatifs, des esquives, de ruses pour continuer de vivre libre malgré tout.
Mais pour qu’une carte fasse mouche et révèle son efficace, elle se doit d’être dotée, en plus de son titre et de son indication d’échelle, d’une légende qui permette de la décoder. Ici aussi, il a fallu trouver un plan B car si les légendes signalant les éléments de voirie sont communément admises et compréhensibles dans le vocabulaire cartographique traditionnel, comment légender les activités animales tout en en respectant, d’une certaine manière, les formes ? À partir des photographies prises sur les lieux, des dessins miniatures faisant figure de légendes ont été réalisés au stylo bille puis stylisés pour devenir des symboles qui ont permis de fabriquer des tampons encreurs. En retrouvant la rhétorique de l’empreinte par le tampon, chaque élément de la légende, distinguant les activités animales des activités humaines, a trouvé sa place sur la carte, soit, pour les activités animales, les éléments suivants : arbre invite, petit arbre invite, grand terrier, terrier moyen, petit terrie, bauge, souille, grande zone d’activité animale, dégâts cultures, zone de frottement, jacuzzi à sangliers. Outre les éléments de voirie indiqués en ayant recours aux légendes traditionnelles, les activités humaines, elles, ont été légendes de la sorte : cache de géocaching, zone d’affouragement, mirador, bûcheronnage, caméra piège, sépulture de renard. En migrant d’un support à l’autre, autrement dit, de l’image photographique au dessin, du dessin au tampon en caoutchouc pour retrouver, enfin, la surface dessinée de la carte où sont inscrites ces différentes zones, c’est aussi, indépendamment des trajectoires des animaux, leur traçage qui est mouvant et qui trouve son dernier itinéraire dans les aller-retours perpétuels que la lecture de la carte impose au spectateur.
Le plan B : un autre nom pour dire la cartographie alternative
En jouant le jeu de l’opposition entre infrastructures humaines et traces animales, Plan B Animal s’inscrit dans le vaste champ de la cartographie alternative et plus précisément dans celui de la cartographie des usages. La carte est dessinée à partir des pratiques d’un lieu – vision horizontale qui contredit l’autorité de la carte surplombante qu’il faudrait suivre aveuglément parce qu’elle dicte les conduites. Même si nous sommes de grandes admiratrices des formes de visualisations de données quantitatives par le schéma comme on les trouve chez Théo Deutinger (Deutinger, 2018) ou encore dans le travail du collectif Hackitectura 3, par exemple, nous avons fait le choix d’inscrire le sujet dans le paysage abstrait de la carte et de faire en sorte que notre marche, qui emprunte le pas aux animaux, en informe les sinuosités. La ligne de désir est ici un positionnement artistique, comme elle a été un positionnement urbanistique lorsque les concepteurs de la toute nouvelle université du Michigan ont fait le choix, en 2011, de ne pas paver les sols avant d’avoir pu observer l’usage que les étudiants faisaient du campus. Certes, vu d’en haut, l’aménagement semble un peu fantaisiste, mais il correspond réellement aux trajets des occupants du lieu, il est, en cela respectueux des modes de vie 4.
Les raccourcis et chemins de traverse, parce qu’ils disent des choix autres, ont inspiré divers artistes parmi lesquels Tatiana Trouvé et, avant elle, Mircea Cantor qui, dans son triptyque photographique Shortcuts (2004) met en exergue ces sentiers photographiés dans des non-lieux comme autant de refus des voies pré-tracées. L’œuvre documente ces pratiques quotidiennes, ces libertés prises, ces petits débordements… C’est sans doute quelque chose que les animaux ignorent, mais, pour les humains, la question de la liberté de mouvement qui s’exprime lorsqu’on quitte la route principale pour prendre un raccourci est le lieu d’une émancipation qu’il importe, pour certains d’entre nous, de revendiquer tous les jours. C’est aussi de cela que parle Plan B Animal.
Est-ce alors pour assouvir ce fantasme d’une liberté supposée des animaux que différents lieux des sciences humaines et de l’art se sont mis, ces dernières années, à tenter de « regarder comme », « penser en » ou « marcher avec » les animaux ? Mêlant études de terrain et données quantitatives, Cartogenèse du territoire de Belval d’Alexandra Arènes, réalisée en collaboration avec Sonia Levy (Arènes, p. 88-93), par exemple, fait état du mouvement des animaux et plus généralement des « animés » à Belval, une réserve cynégétique de 600 Ha située dans les Ardennes. Cette carte, qui existe dans une version dynamique 5, montre comment ce territoire est parcouru par le mouvement du vivant, nous obligeant à la regarder non plus comme un objet statique vu d’en haut. Elle n’est pas déterminée, comme le sont habituellement les cartes, par des éléments stables du paysage, mais par la dynamique qui la traverse. La carte représente des tracés de mouvements spécifiques aux espèces et individus, des sortes de « signatures de mouvement », des jizz 6 de la martre au vers de bois, du pivert à l’humain, tout comme des signatures sonores (par exemple du renard et de la chouette). Obtenus par des colliers GPS, des capteurs techniques, des relevés divers et objets collectés, puis transformés pour figurer sur une même carte, les tracés, selon les propres mots de l’artiste, « se recoupent, leurs mondes se croisent, se superposent, se continuent l’un dans l’autre. » (Arènes, p. 93).
Nous pensons le pistage et la cartographie comme des pratiques de l’attention et du temps long. Quitter l’ordinateur et son monde d’obligations administratives pour suivre une trace animale, remonter jusqu’à un terrier et se dire que ce geste est à lui tout-seul déjà une carte, est une démarche qui nécessite un travail et une concentration spécifiques venant entraîner de manière particulière notre acuité. Baptiste Morizot écrit à ce sujet que le fait de « suivre la piste d’un même individu pendant un certain temps déplace progressivement le pisteur jusque dans la tête du pisté » (Morizot, p. 55). Passer des dizaines d’heures à dessiner un fond de cartes à la mine de plomb relève d’un défi identique en cela que chaque geste en induit un autre, chaque décision est pensée pour trouver la forme juste pour signifier l’épaisseur du monde que nous connaissons mal et que d’autres êtres que nous arpentent en tissant un territoire géopolitique en perpétuel mouvement. Il nous semble donc que l’art et le pistage ont en commun la capacité à renouveler et intensifier notre perception, à donner, en somme, une autre dimension à la notion d’expérience.
L’évitement est une pratique de plus en plus courante pour les animaux et repose sur des stratagèmes ou des principes d’adaptation de plus en plus complexes ; observer leurs manières de faire dans une situation de chevauchement entre un territoire humain et un territoire non-humain est une façon de dresser une représentation de l’alternative, du plan B en général : c’est à dire qu’il s’agit d’y voir non seulement une représentation des déplacements enregistrés, mais une sorte d’état des lieux des cheminements de pensée, d’expérience et d’action pour « faire avec » des situations contraignantes, inextricables. Cette carte, dédiée à un territoire spécifique, n’en est donc pas moins le signe d’une sorte de mode d’emploi général du Plan B, ou du moins une invitation à chercher – si ce n’est trouver – des alternatives. Rappelons qu’un « plan B » est d’abord une expression militaire qui désigne une alternative pensée au préalable, évitant l’improvisation dans le cas où les conditions pour dérouler le « plan A » n’étaient pas réunies. Les animaux sont des spécialistes du « plan B » car ils ont plusieurs voies de fuite, comme les montrent les terriers des renards ou des blaireaux qui peuvent compter jusqu’à 10 issues différentes. A contrario, « Ne pas avoir de plan B » évoque son pendant anglais « There’s no alternative » (passée à l’histoire à travers l’abréviation TINA) qui fut le slogan de Margaret Thatcher pour affirmer que le marché, le capitalisme et la mondialisation étaient des voies bénéfiques et nécessaires. L’assertion a bien entendu été récusée par des penseurs comme Jean Ziegler, Noam Chomsky, David Graeber ou, plus généralement, par les mouvements altermondialistes, mais force est de constater face aux situations politiques, sociales, écologiques que nous connaissons aujourd’hui que TINA l’a emporté.
Plan B Animal transite entre respect de l’« intraduisible » du monde et l’expérience d’un possible partage, entre un continuum invisible et présent à la fois, sous nos pieds, comme une résurgence qui gronde, comme une colère sourde qui vient.
Mettre en exergue les lignes de désir, les sentiers de traverse, les parcours visant à contourner ou franchir les obstacles, traverser les frontières, c’est montrer qu’il y a toujours des plans B. C’est insister sur les petites victoires obtenues par l’intelligence pratique – qu’on nomme aussi la ruse – des individus et groupes en difficulté. Plan B Animal reprend les tracés des parcours qui sont dessinés à coup de décisions, envies, choix individuels et habitudes comportementales de la faune. Le corps de la pisteuse n’est ici qu’un outil à tracer les trajets, une sorte de stylo ambulant guidé par le parcours et le dessein d’autres individus. Elle révèle ces « espèces d’existences » vivant dans un monde considéré comme un paysage de signes à interpréter sans cesse et dont l’édition en multiples d’une carte dépliable et manipulable par tous prolongera le projet en 2024. À l’instar des « animaux [qui] traversent le visible en s’y cachant » (Bailly, p. 26), Plan B Animal transite entre respect de l’« intraduisible » du monde et l’expérience d’un possible partage, entre un continuum invisible et présent à la fois, sous nos pieds, comme une résurgence qui gronde, comme une colère sourde qui vient.
Références
Arènes, A. (2017). Tracer les vivants. Dans Billebaude n° 10. « Sur la piste animale ». Fondation François Sommer & Glénat.
Bailly, J.C. (2013). Le Parti pris des animaux. Seuil.
Bramley E. V. (2018). Desire path: the illicit trails that defy the urban planners. Dans The Guardian (5 octobre). URL : https://www.theguardian.com/cities/2018/oct/05/desire-paths-the-illicit-trails-that-defy-the-urban-planners
Deutinger, T. (2018). Handbook of Tyranny. Lars Müller Publishers.
Gagnol L., Mounet C., Mauz I. (2018). De la piste animale aux lignes de désir urbaines. Une approche géoichnologique de la trace. Dans L’Information géographique. Armand-Colin.
Kymlicka, W. & Donaldson, S. (2016). Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux. Alma.
Liebenberg, L. (2017). Les origines de la Sciences. Dans Billebaude n° 10. « Sur la piste animale ». Fondation François Sommer & Glénat.
Luneau, G. (2017). La mémoire des cerfs. Dans Billebaude n°10. « Sur la piste animale ». Fondation François Sommer & Glénat.
Morizot, B. (2018). Sur la piste animale. Actes Sud.
- « Les différentes continuités entre le pistage et la science semblent suffisamment avérées pour justifier l’affirmation selon laquelle quiconque dispose des aptitudes nécessaires pour conduire un pistage complexe aura également les moyens cognitifs pour se lancer dans une pratique scientifique. » (Liebenberg, p. 17).[↩]
- Ce terme a été théorisé en 2011 par Will Kymlicka et Sue Donaldson dans Zoopolis (Kymlicka & Donaldson, 2016).[↩]
- Voir https://hackitectura.net/en/[↩]
- Cet exemple, bien que ne relevant des pratiques habituelles des architectes et urbanistes n’est cependant pas rare et l’on peut également penser au célèbre exemple du choix fait par les paysagistes de Central Park qui, au moment où il fut question de réaménager l’ensemble des voies de circulation du parc (1982-85), attendirent que tombe la neige pour pouvoir étudier les cheminements et passages laissés par les pieds des passants traversant les lieux. Cette planification urbaine participative par la neige s’appelle en anglais sneckdown. À ce sujet, voir l’article de GAGNOL Laurent, MOUNET Coralie, MAUZ Isabelle, « De la piste animale aux lignes de désir urbaines. Une approche géoichnologique de la trace », L’Information géographique, 2018/2 (Vol. 82), p. 11-38, et Ellie Violet Bramley, « Desire path: the illicit trails that defy the urban planners », The Guardian, 5 octobre 2018.[↩]
- Celle-ci a été exposée au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris dans le cadre de l’exposition « Animer le paysage / Sur la piste des vivants », du 20 juin au 17 septembre 2017. Commissariat de l’exposition : Claude d’Anthenaise, Anne de Malleray. Commissariat scientifique : SPEAP, Programme d’expérimentation en arts et politique (Bruno Latour et Frédérique Aït-Touati).[↩]
- Terme anglais utilisé surtout par les ornithologues qui désigne une allure, une façon de se mouvoir et de se déplacer spécifique à une espèce, dont la reconnaissance aide à préciser son identification.[↩]