Avant-propos
Avant d’entamer notre voyage, il est important de faire quelques remarques sur la méthodologie utilisée pour la rédaction de ce texte. Comme son titre l’indique, le texte est structuré comme un voyage géographique à travers différents points plus ou moins précis de la planète — qui sont aussi les titres de ses parties — des Pays-Bas à Mountain View, au sud de la baie de San Francisco en Californie. La forme-trajectoire de l’article est donc en adéquation avec la posture d’écriture que j’ai souhaité adopter : celle d’une artiste-chercheuse voyageuse du net qui signe un texte fragmenté, à mi-chemin entre le carnet de route, le récit d’un voyage (virtuel) et le commentaire critique comparatif de contenus visuels que je trouve et sélectionne en cours de route et qui ponctuent mon parcours.
Assumant pleinement le style plus littéraire, narratif et parfois familier du texte, ainsi que l’emploi de la première personne et l’absence d’un appareil scientifique l’encadrant par le biais de citations, je m’éloigne ici de l’article scientifique uniquement théorique qui répond à une problématique claire énoncée d’emblée, pour proposer une expérience esthétique et réflexive. Dans le meilleur des cas, celle-ci permettra au lecteur d’interroger les liens entre des images en transit — certaines artistiques, certaines vernaculaires —, appartenant à des époques différentes et produites par des médias différents, qui sont reliées non seulement par les hyperliens ou l’éditorialisation algorithmique qui les rassemblent dans l’espace d’Internet, mais surtout par leurs caractéristiques plastiques, sensibles ou matérielles. Cette méthode d’enquête visuelle libre et entièrement subjective est en partie inspirée par les planches de l’Atlas Mnemosyne de l’historien de l’art allemand Aby Warburg et guidée par les résonances qui me semblent exister entre des objets visuels a priori éloignés les uns des autres. Or, tous sont liés, directement ou indirectement, à la conduite de moyens de transport, à l’articulation de ceux-ci avec l’image en mouvement en tant que spectacle et à sa monétisation dans le web, qui est aussi la monétisation de notre attention.
Pays-Bas
Je voudrais commencer ce parcours avec l’histoire d’une rencontre virtuelle. Un soir, je me trouvais sur mon lit, dans ma chambre. Je flânais sur Twitch, plateforme de live-streaming dédiée à des directs de joueurs ou gamers, sautant distraitement de direct en direct. Twitch comporte une section “IRL”, “in real life”, ma préférée, où l’on peut trouver d’autres types de contenus non liés aux jeux vidéo. À l’intérieur de celle-ci, je suis tombée sur le direct d’un utilisateur nommé Trucker_Dylan. Trucker_Dylan, comme son pseudo le révèle, est un chauffeur routier. Dylan a vingt-cinq ans, et il diffuse en direct, souvent pendant une dizaine ou une quinzaine d’heures d’affilée, ses trajets sur les autoroutes du continent européen afin d’assurer la livraison de matières premières ou de marchandises manufacturées dont il n’a pas le droit de révéler la nature. Il fait environ cinquante heures de streaming par semaine. Il a plus de cinquante mille followers. Il vit aux Pays-Bas, mais il livre des marchandises en Belgique, Allemagne, France, Angleterre, Luxembourg, Pays de Galles, Écosse. Alors que les marchandises transportées par Dylan circulent matériellement à travers l’Europe à l’intérieur de son camion, celui-ci devient aussi la source connectée, en mouvement, d’un flux d’images, également matériel, qui, elles aussi, traversent les frontières, arpentent les territoires.
Certains de ses followers lui font des dons économiques, une forme de rémunération contre un travail simultané à celui du transport et livraison de marchandises, celui de la création de contenus pour le divertissement de son public. La plus grande somme a été donnée par un anonyme : plus de trois mille euros. Il est aussi possible de s’abonner à la chaîne de Dylan pour environ trois euros par mois. L’interactivité avec Dylan repose principalement sur les commentaires du chat, mais pour une expérience interactive plus intense, les spectateurs abonnés ont le privilège de pouvoir ajouter des morceaux de musique à la playlist du chauffeur. Le reste de spectateurs écoutent alors aussi cette chaîne musicale à l’intérieur du camion : nous écoutons tous ensemble.
J’ai regardé les directs de Dylan pendant longtemps. J’étais fascinée, hypnotisée par les images des trois caméras haute définition 4K, installées à l’intérieur et à l’extérieur de sa cabine de conduite. La fenêtre de son véhicule recadre le champ de la prise de vue dans une mise en abîme démultipliée par la fenêtre de visualisation de Twitch, celle de mon navigateur Internet et celle de mon écran d’ordinateur. Quand je contemplais ces images, je faisais l’expérience d’être avec Dylan, de lui tenir compagnie. De passer du temps avec lui. La notion de vivre son voyage en temps réel, sans coupes, sans ellipses, en continu, m’a semblé particulièrement puissante : elle expliquait la durée démesurée de ses directs non-montés, non-post-produits. Le temps physiologique de Dylan et le mien étaient alors le même, coïncidant parfaitement. Un temps partagé, habité ensemble, étendu, ressenti comme infini.
Malgré la bienveillance évidente qui régnait dans le chat, je me suis quand-même demandé si Dylan se rendait complètement compte d’à quel point il était en permanence, presque tous les jours de sa vie, en train de révéler au monde sa localisation précise et continuellement mise à jour en direct. À quel point il était en train de vivre une existence publique, constamment livrée au regard anonyme, atomisé et démultiplié des utilisateurs invisibles de Twitch dans une mise en sousveillance volontaire (Quesada, 2010, n. p.). Ensuite, je suis dit que sans doute cet aspect-là était bien négligeable pour lui si le direct lui permettait d’échapper à la sensation de solitude, d’isolement qui caractérise certains métiers, notamment celui de chauffeur routier.
Un jour, j’ai voulu parler à Dylan. J’ai fini par lui poser la question qui me hantait depuis que j’avais découvert ses contenus : « Qu’aimes-tu dans le live-streaming ? »
Tout en poursuivant sa conduite, Dylan m’a répondu avec son accent hollandais très marqué : « Être capable de montrer aux gens, y compris à ma famille, où je vais, ce que je vis sur la route, et tous les beaux endroits que je vois. Être capable de partager tout cela m’apporte beaucoup de joie. Aussi, la communication avec le chat le rend un peu moins solitaire ». Il a ainsi confirmé mes intuitions : l’importance centrale de nos présences virtuelles, textuelles, écraniques, pour pallier sa solitude et avoir la sensation de partager son vécu durant les longues heures passées dans la cabine du camion. La rentabilisation de nos compagnies était sans doute une dimension moins prioritaire pour Dylan, quoique pas négligeable vu les chiffres affichés à l’écran.
République Tchèque
Des semaines plus tard, également sur Twitch, j’ai trouvé d’autres images qui m’ont immédiatement fait penser à Dylan. Des vidéos très similaires aux siennes. Or, au lieu de nous faire ressentir qu’on est avec Dylan, ces vidéos produisent l’étrange expérience de nous transformer en Dylan. Il ne s’agit plus d’être avec Dylan mais directement d’être lui. Ce sont des vidéos de gamers jouant à l’Euro Truck Simulator 2, un jeu de simulation de véhicules développé par les tchèques SCS Software et émulant l’expérience de la conduite d’un camion de livraison et transport de marchandises comme celui conduit par Dylan. Ce jeu vidéo permet de donner à expérimenter de manière immersive le fonctionnement d’un camion, de sa conduite et son déplacement au sein d’un environnement virtuel calqué sur des territoires réels. Le joueur peut donc choisir de faire un trajet Paris-Amsterdam sur les mêmes routes que Dylan traverse, accepter ou rejeter des missions ou réparer son camion lorsque celui-ci tombe en panne.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la voiture et sa conduite étaient des symboles de liberté, de prise en main de son destin, de poursuite active d’un but personnel autodéterminé. Le romancier de science-fiction J. G. Ballard a écrit en 1971 :
Si on me demandait de condenser l’intégralité de ce siècle en une seule image mentale, je choisirais une scène familière et quotidienne : un homme au volant de sa voiture, qui roule sur une autoroute bétonnée vers une destination inconnue. Je crois que le XXe siècle atteint son expression la plus pure sur la route. Presque tous les aspects de la vie moderne y sont représentés : notre penchant pour la vitesse, le drame, l’agression, les mondes de la publicité et des biens de consommation, l’ingénierie et la production de masse, et l’expérience partagée d’un déplacement collectif au sein d’un paysage à la signalisation complexe. Notre époque et son étrange relation d’amour avec la machine, et probablement, avec sa propre mort et sa propre destruction (Ballard, 1971, n. p.).
L’Euro Truck Simulator profite peut-être en partie de la dimension iconique de l’autoroute bétonnée comme symbole de la modernité, les joueurs cherchant à faire l’expérience du déplacement au sein d’un paysage à signalisation complexe. Est-ce que les followers de Dylan recherchent eux aussi cette expérience fusionnelle avec la machine ?
États-Unis
En regardant ces images, j’ai pensé à l’attrait indéniable que provoquent les images d’avancement, de progression à travers l’espace. Celui-ci n’est guère une nouveauté. Il existe une archéologie de ces images qui les relie avec les premiers temps du cinématographe, et qu’on peut aussi trouver sur YouTube de nos jours. Lorsque les images en mouvement sont nées à la fin du XIXe siècle, le genre documentaire des phantom ride, consistant en des vues depuis l’avant d’un train ou autre moyen de transport en marche, comme The Haverstraw Tunnel de l’American Mutoscope (1897), s’est énormément popularisé en Grande Bretagne et aux États-Unis. Adoptant la perspective inusuelle du véhicule, l’œil machinique, automatique, mécanique de la caméra, nouveau moyen de locomotion, figurait une vision fantomatique, troublante, inhumaine, créant un spectacle de pure vitesse et mouvement, dont l’intérêt était souvent redoublé par la contemplation de paysages exotiques des colonies. Ces images, tout comme celles de Dylan, étaient aussi très rentables. Elles étaient projetées dans des parcs d’attractions, à l’intérieur de décors mobiles simulant l’intérieur de trains et appelés Hale’s Tours and Scenes of the World — des prédécesseurs directs des simulateurs de conduite militaires qui sont, à leur tour, à l’origine des jeux vidéo de simulation comme l’Euro Truck Simulator. Les images du train en marche produisaient un frisson similaire aux montagnes russes des parcs d’attractions qui combinaient les sensations d’accélération, de vertige et de chute avec une sécurité garantie par la technologie industrielle moderne.
En fait, des déclinaisons contemporaines des phantom rides prolifèrent aujourd’hui en ligne et sont toujours aussi populaires. En guise d’exemple, des douzaines de vidéos de petites caméras placées sur des oiseaux qui enregistrent le moment du vol du point de vue de l’animal, ou bien de l’intérieur de la cabine de pilotage d’un avion 1. Ces nouveaux phantom rides profitent notamment de la miniaturisation de la technologie numérique de production d’images pour adopter des points de vue inusités afin de « produire un choc sur la pensée, communiquer au cortex des vibrations, toucher directement le système nerveux et cérébral » (Deleuze, 1985, p. 203). Le spectacle visuel se poursuit.
Lorsque je regardais ces vidéos, l’algorithme de YouTube m’en a suggéré une autre qui a retenu mon attention. Dans celle-ci, une passagère étonnée filmait un avion quasi vide en plein trajet. Pendant la pandémie de COVID, pour éviter de perdre leurs droits à des créneaux d’atterrissage et de décollage, les compagnies aériennes ont opéré des vols sans passagers. En une seule saison, Brussels Airlines a fait décoller trois mille vols quasi vides 2. J’ai songé durant un instant au sentiment du pilote de cet avion, une sorte de figure analogue à Dylan. Je me suis dit que si Dylan savait qu’il conduisait un camion vide, cela viderait probablement de sens son travail, son effort. Continuerait-il à filmer ? Filmerait-il ce transport de rien ? Filmerait-il davantage précisément à cause de ça, afin de remplir son temps de signification ?
France
Avant même les phantom rides, l’intense rapport entre la machine train et la machine cinéma avait débuté très tôt, avec L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière (1896). (Blümlinger, pp. 27-41). Ce film est notamment connu pour l’anecdote tellement de fois citée par tant d’auteurs qu’on l’a même qualifié de mythe fondateur du cinéma : ces premiers spectateurs auraient paniqué face à l’image du train qui s’approche de la caméra, croyant qu’ils allaient se faire renverser par celui-ci. C’est ce que certains théoriciens comme Stephen Bottomore ont appelé « l’effet train » (Bottomore, 1999, n. p.), et qui est très vite devenu la trame de nombreux films de fiction qui le mettaient en scène, comme The Countryman first sight of the moving pictures (Robert W. Paul, 1901) et Uncle Josh at the Moving Picture show (Edwin S. Porter, 1902). Cette sorte de mise en abyme de la salle de cinéma par le cinéma produisait un commentaire méta-cinématographique ironique, exécutant la mise en spectacle du spectacle-même, et rentabilisant ainsi la représentation de l’expérience spectatorielle face à des spectateurs amusés de se voir figurés à l’écran.
Une chambre devenue studio d’enregistrement
Revenons maintenant à Dylan, le vrai héros de ce récit, notre Ulysse, que nous avons un peu perdu de vue. Dylan classe lui-même ses contenus sous la catégorie de Twitch appelée « ASMR visuel ». ASMR est l’acronyme de Autonomous Sensory Meridian Response (réponse méridienne sensorielle autonome). Il y a plus de quinze millions de vidéos d’ASMR sur YouTube. Elles sont caractérisées par des triggers, des stimuli, la plupart du temps auditifs, qui produisent chez le spectateur des tingle, des frissons, des fourmillements satisfaisants, un plaisir physique qui détend et relaxe, et parfois aide à la concentration ou à la méditation. Ce sont des vidéo-médicaments (Lenay, 2020, pp. 93-99). L’ASMR repose sur un concept de la perception sensorielle élargi au-delà de la vue, impliquant aussi l’ouïe et le toucher. Malgré sa visée méditative et thérapeutique, les artistes d’ASMR parviennent souvent à introduire des publicités dans des vidéos qui sont censées nous détendre, des publicités chuchotées (Fig. 7) de marques qui sponsorisent ces contenus.
Laissant de côté la dimension genrée, voire sexiste, de la plupart des vidéos d’ASMR, la majorité se caractérisent essentiellement par une absence d’événements et de chocs perceptifs, une continuité prévisible, une suavité, une lenteur, comme la route qui défile sous les yeux de Dylan et sous les nôtres dans sa chaîne Twitch. Souvent, dans une vidéo ASMR quelqu’un fait semblant de nous appliquer du maquillage, de nous nettoyer le visage, de nous brosser les cheveux, de nous peindre les ongles. Elles impliquent fréquemment des mouvements tendres des mains sur notre visage, une combinaison de toucher physique et d’expression vocale. Le prestataire de services parle tranquillement au destinataire. Il y a une concentration, une condensation de l’expérience sensible : la proximité de la caméra, l’exagération et l’intensification des sons, la rupture du quatrième mur, rendent un sentiment de présence et de forte intimité, de rencontre. La personne interagit avec la caméra comme si elle était le spectateur. Notre regard est celui de la caméra, nous sommes la caméra en vue subjective.
Comme dans l’effet train du cinéma des premiers temps, les vidéos ASMR reposent sur l’illusion d’une continuité de l’espace filmé et de l’espace où se trouve le spectateur, l’écran n’étant qu’un portail à traverser connectant les deux lieux. L’ASMR visuel repose sur le fantasme qu’il n’y a pas de médiation entre nous et l’image, que nous partageons un même espace-temps avec la personne sur l’écran, un peu la même sensation que j’ai eu avec Dylan. Entre The Countryman first sight of the moving pictures et ces vidéos YouTube s’est écoulé plus d’un siècle mais persiste le même fantasme d’immédiateté et de transparence (Alloa & Citton, 2018, n. p.), de continuité entre espaces éloignés. Comme la voiture, le train, l’ASMR, à travers sa proximité tactile et sa perception haptique, répond au désir humain de rapprocher les choses temporellement et spatialement tout en effaçant le média.
Une voiture Tesla automatique
Penser aux contenus de Dylan comme de l’ASMR visuel pour relaxer le spectateur m’a rappelé le phénomène physiologique du driving without awareness sur lequel j’avais lu quelque temps auparavant. Il s’agit d’une conduite dite sans conscience, pendant laquelle le conducteur peut faire preuve d’un faible niveau d’attention active et fonctionne en pilotage automatique. Les yeux restent ouverts et, à un moment donné, le conducteur se réveille mais ne se souvient pas de la période de conduite précédente. Ce phénomène a été qualifié d’« hypnose routière » 3 et peut être dangereux. La conduite sans conscience s’associe à la monotonie de la tâche de conduite, à sa demande visuelle identique, continuelle et prévisible — comme l’ASMR, d’où le choix de cette étiquette par Dylan.
Ce « pilotage automatique » dans lequel nous pouvons tous glisser accidentellement deviendra machinique avec la démocratisation future des voitures automatiques. Avec les véhicules autopilotés, le problème de la conduite sans conscience serait résolu. Il semblerait que durant le XXIe siècle, nous allons passer de la condition de conducteurs évoquée par Ballard à celle de passagers (Fig. 8). Nos corps perdront leur place de guide de la machine, adoptant une attitude plus passive. Peut-être devrions-nous nous en réjouir : en principe, selon les fabricants, la voiture automatique réduira la pollution, et nous fera gagner du temps, du temps que nous pourrons passer, par exemple, à regarder les directs de Dylan ou à jouer à l’Euro Truck Simulator. Elle entraînera aussi moins d’accidents, l’erreur humaine étant la cause de la plupart des accidents de la route 4 — prévisible, peut-on penser, si on passe son temps de conduite à lire sur un écran des messages affichés dans un chat, cher Dylan. Dans l’avenir, les vidéos de Dylan deviendront-elles des archives préhistoriques d’une pratique obsolète ? Et lui, Dylan, que deviendra-t-il ? Sera-t-il un employé de Tesla qui contrôlera le bon fonctionnement du réseau de camions automatisés circulant sur les routes européennes qui lui manqueront tant ?
Mountain View, Californie
De nos jours, ce phénomène d’automatisation de la conduite est déjà entamé. Il est d’ailleurs accéléré grâce aux test CAPTCHA, l’acronyme anglais de « test de Turing public complètement automatisé pour distinguer les ordinateurs des humains ». Ces exercices apparaissent souvent au cours de nos navigations internet pour des raisons de sécurité, par exemple lorsque nous devons effectuer un achat ou créer un compte, afin de vérifier que nous ne sommes pas des robots. Le CAPTCHA nous invite généralement à cliquer sur des images de feux de signalisation, de panneaux ou des bus, des voitures ou d’autres images liées à la conduite, car seul un humain est censé être capable de les identifier à l’image. En fait, chaque fois que l’on nous demande de regarder une image et de cliquer sur tous les carrés qui contiennent un bus, nous sommes en train d’enseigner à conduire à une future voiture autonome Waymo appartenant à Google. Depuis 2014, le système CAPTCHA est principalement axé sur la formation de l’IA de ces voitures à partir de photographies de Google Street View 5.
Vous êtes arrivés à destination
Avant de conclure notre itinéraire, quelques pensées finales s’imposent maintenant que nous avons atteint notre destin, Mountain View, siège de Google mais aussi de la Mozilla Foundation, de Hotmail, de MSN et de Creative Commons. Notre voyage nous a menés de l’image de la vitre avant d’un camion de marchandises à celles de fragments des photographies de Google Street View présentés dans les tests Captcha de Google. La première incarne l’étonnante spectacularisation, l’ironique marchandisation de l’acheminement de marchandises. Elle montre la matérialité concrète de nos flux de marchandises. Il s’agit d’une image en transit et de transit, d’un transit souvent quasi invisible. L’activité de Dylan m’a captivé pour sa capacité de saisir et transposer en images le transit, les flux de notre économie mondialisée (Quet, 2022).
Dans la sphère iconomique décrite par Peter Szendy, dans laquelle l’image circule et trouve sa valeur dans et par sa valeur d’échange, ces images de voyage m’ont semblé assurer un rôle singulier, non exempt de liens avec certaines problématiques historiques du cinéma dans son articulation au territoire et au spectacle visuel. Ces images, ainsi que celles de l’Euro Truck Simulator, migrent et circulent à travers différents territoires et médiums, actuels, virtuels, révélant d’une manière littérale ce que Peter Szendy a décrit comme le déploiement planétaire de véritables infrastructures routières de la visibilité, des « iconoroutes » (Szendy, 2017), des véhicules d’images. La caméra connectée ou la simulation nous permettent de faire l’expérience du voyage tout en restant immobiles depuis chez nous, de réaliser le vieux rêve de voyager sans bouger. C’est uniquement notre regard qui est mobilisé : ce regard flâneur né au XIXe siècle avec les vitrines des commerces des passages de Paris, puis avec le tourisme, le diorama, le panorama, le cinéma, les centres commerciaux.
L’objet exposé dans la vitrine dit au consommateur, comme le paysage environnant et la route qui défile, « tu peux regarder, mais tu ne peux pas toucher » (Friedberg, 1994). En fait, aujourd’hui, c’est notre regard qui est devenu la marchandise. C’est notre regard, vecteur d’une subjectivité spatialement et temporellement fluide, qui circule et se déplace. Ainsi notre temps libre, notre oisiveté, notre attention et notre distraction sont devenus monnayables. Les vidéos ASMR sont par exemple une forme d’hypnose qui, alors que nous rentrons dans une sorte d’état de conscience altéré, nous incitent à dépenser, à acheter, via les publicités murmurées, pour toujours faire circuler du capital, toujours rentabiliser davantage nos regards, nos attentions.
Une fois que les camions se conduiront seuls, la seule force de Dylan sera d’ailleurs son attention, son travail cognitif. Alors que les machines, les images et les données circuleront, nos corps seront peut-être alors réduits à un cerveau, à un esprit immobile. La perception deviendra alors une ressource à exploiter pour qu’un sujet soit productif. L’attention peut devenir un moyen par lequel un percepteur s’ouvre au contrôle et à l’exploitation de la part d’agents externes.
Les trains et les tramways sont inscrits dans le cinéma des premiers temps comme des signes de l’expérience moderne d’un changement ostensible de la nature subjective et sensorielle de l’expérience du réel. Le mouvement est devenu matrice d’où naît la forme, une transformation visuelle incessante (Gunning, 2009). Les phantom rides exploitaient les affinités évidentes entre deux technologies : la machine cinéma et la machine train. Dans les deux, on retrouve le plaisir de la vitesse et de la découverte d’endroits étrangers. Dans les deux, le voyageur immobile regarde le passage d’un spectacle en mouvement et encadré. Dans le cinéma des attractions des premiers temps, prime la satisfaction de la curiosité visuelle, de la pulsion scopique du spectateur. Ce cinéma était voué à choquer le spectateur, le heurter, le faire sursauter face à la présentation de moments spectaculaires. Le cinéma, à sa naissance, a d’ailleurs donné lieu à des mises en garde médicales concernant la fatigue oculaire, l’hystérie, le déficit d’attention (Berton, 2015). De la même façon, avec l’arrivée des chemins de fer s’est répandue dans le milieu médical la croyance qu’ils produisaient de l’anxiété, des lésions nerveuses, des migraines, des troubles de la personnalité, des insomnies, ou d’étranges maladies comme la neurasthénie. En raison de leur mouvement, on a cru qu’ils pouvaient produire de l’agressivité et des crises de violence.
Face à ces images qui nous heurtent, il existe aujourd’hui des images-médicaments censées nous soigner, comme celles de Dylan, ou celles des trains de la section ASMR visuel de Twitch : des vidéos de plusieurs heures pris de la fenêtre d’un wagon. Le mouvement régulier comme pilule de valium. En un siècle, nous sommes passés de phantom rides produits pour avoir un impact sensoriel sur le spectateur, pour le divertir dans des parcs d’attractions, à des images dont la forme est presque identique mais qui aujourd’hui sont censées nous relaxer, nous calmer. Le seuil du choc — du spasme cognitif (Berardi, 2017) — a tellement augmenté que les images qui provoquaient à l’époque un fort choc perceptif sont devenues désormais des images qui produisent un effet reposant, méditatif, apaisant.
Dans l’ASMR, la question de l’attention s’est néanmoins déplacée : il ne s’agit plus de surprendre, heurter ou attirer notre attention avec une image en mouvement, mais d’être l’objet d’une attention. Il ne s’agit pas tellement de l’attention que nous prêtons comme de l’attention personnelle que nous recevons. L’image est véhicule d’attention. L’attention reçue est simulation d’une présence absente, son substitut pragmatique face à son impossibilité. N’est-ce pas le même type de compagnie-absente que je tenais à Dylan en lui « prêtant » mon attention ?
Références
Alloa, E. & Citton, Y. (2018.) Tyrannies de la transparence. Dans Multitudes, nº 73.
Ballard, J. G. (1971). L’avenir de l’automobile. Dans Drive. Octobre.
Berton, M. (2015). Le corps nerveux des spectateurs. Cinéma et sciences du psychisme autour de 1900. L’Âge d’Homme.
Blümlinger, C. (2004.). Lumière, the train and the avant-garde. Dans The trace through the mirror. The film in the culture of modernity, M. Hagener, J. N. Schmidt & M. Wedel (dir.). Bertz.
Berardi, F. B. Futurability: The Age of Impotence and the Horizon of Possibility. Verso Books.
Bottomore, S. (1999). The Panicking Audience?: Early cinema and the “train effect”. Dans Historical Journal of Film, Radio and Television, 19:2.
Deleuze, G. (1985). Cinéma 2, L’image-temps. Minuit.
Friedberg, A. (1994). Window Shopping, Cinema and the postmodern. University of California Press.
Gunning, T. (2009). The Attraction of Motion: Modern Representation and the Image of Movement. Dans Film 1900: Technology, Perception, Culture, A. Ligensa & K. Kreimeier (dir.). New Barnet, UK, John Libbey.
Lenay, A. (2020). Le public des vidéos « ASMR ». Des sentinelles sensibles ? Dans Multitudes, vol. 79, no 2.
Quessada, D. (2010). De la sousveillance. La surveillance globale, un nouveau mode de gouvernementalité. Dans Multitudes, nº 40.
Quet, M. (2022). Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde. La Découverte.
Szendy, P. (2017). Le supermarché du visible. Essai d’iconomie. Minuit.
- Voir par exemple URL : https://www.youtube.com/watch?v=pI63Rbxml5U&ab_channel=RedBull. Consulté le 18 nov. 2023.[↩]
- Voir URL : https://www.lesoir.be/416221/article/2022-01-05/brussels-airlines-fait-voler-3000-avions-vide-pour-conserver-ses-creneaux-de. Consulté le 20 nov. 2023.[↩]
- Voir URL : https://road-safety.transport.ec.europa.eu/statistics-and-analysis/statistics-and-analysis-archive/fatigue/driving-without-awareness. Consulté le 15 nov. 2023.[↩]
- Voir URL : https://www.securite-routiere.gouv.fr/actualites/bilan-definitif-de-laccidentalite-routiere-2018. Consulté le 15 nov. 2023.[↩]
- Voir URL : https://www.tf1info.fr/high-tech/video-comment-sans-le-savoir-vos-clics-ameliorent-les-voitures-autonomes-de-google-2098867.html. Consulté le 15 nov. 2023.[↩]