Des images floues, mal cadrées, instables, dégradées, pixélisées, illisibles. Rien ne permet d’identifier les lieux de prise de vue. Il n’y a aucun repère topographique ou géographique. On ne peut rien y voir. Il n’y a rien à y lire. Ces images n’apportent, au premier regard, aucune information concrète sur le réel qu’elles veulent montrer.
Pourtant, Bruno Boudjelal pour Harragas et Taysir Batniji pour Disruptions 2015-2017 les ont choisies pour interroger le thème de l’exil et de l’expérience migratoire.
Comment faire sens avec si peu de matière ?
Ma réflexion portera sur les images telles que nous les livrent les deux artistes, telles qu’elles sont intégrées à leurs œuvres. Nous verrons qu’elles font sens non pas à travers leur contenu iconographique mais à travers leurs modalités praxiques.
Il sera utile, dans un premier temps, d’en questionner l’origine avant d’analyser, par la suite, la façon dont, sans substance intelligible, ces images font néanmoins le récit d’une réalité et, plus précisément, d’une réalité autobiographique. Il s’agira enfin de tenter de comprendre comment, par le seul fait d’avoir été captées, ces images indéchiffrables parviennent à donner à voir, à énoncer, à signifier, à interpeller.
Des documents pour faire œuvre
L’installation vidéo, intitulée Harragas 1, datée de 2011, de l’artiste franco-algérien Bruno Boudjelal présente neuf courtes séquences, visibles simultanément sur un écran de moniteur télévisuel divisé en neuf rectangles égaux dans chacun desquels apparaît un de ces petits films. Ces vidéos ont des durées diverses, de quelques secondes à cinq minutes, et passent en boucle. Elles semblent indépendantes les unes des autres. Elles sont de très mauvaise qualité et leur contenu est flottant et incertain. On y devine parfois des jeunes hommes dans de petites embarcations à moteur, en mer. Ils apparaissent seuls, à deux ou trois sur l’écran et font face à l’objectif, le regardant directement par moments. Les images sont prises avec peu de recul. Un visage surgit même parfois en gros plan. La caméra montre aussi l’horizon marin à perte de vue, quelques oiseaux et peut-être ce que nous pouvons supposer être un dauphin qui suit un des bateaux pendant un instant. On y aperçoit également des bidons disposés au fond des canots. Des moments d’intense perturbation, d’agitation, d’orages alternent avec des moments plus calmes pendant lesquels les navigateurs essayent de prendre soin d’eux-mêmes, de se restaurer ou de se reposer. On y entend des voix, le vrombissement d’un moteur et le bruit de la mer. Les hommes filmés sont hors de tout ancrage physique ou même temporel.
Le contenu des tirages photographiques de l’artiste d’origine palestinienne Taysir Batniji, intitulés Disruptions 2015-2017 2, est plus indéchiffrable encore. La série propose quatre-vingts photographies au format A4, encadrées sobrement, sans marge. Ces photographies sont mises en espace sans chronologie affichée, sans classement évident. Toutes ces images sont également indéterminées, altérées, indéfinies. Certaines d’entre elles sont même totalement impénétrables, car entièrement vertes. On entrevoit confusément des visages décomposés par la pixellisation, des silhouettes, des bâtiments, des espaces intérieurs et extérieurs (des hangars ? des usines ? des hôpitaux ?). Il n’y a ni repères chronologiques ni marqueurs spatiaux.
Ces œuvres semblent donc parfaitement sibyllines. Leurs titres sont assez peu explicites. Harragas est un terme qui signifie « ceux qui brûlent » en dialecte algérien, car ces réfugiés brûlent leurs papiers pour ne pas être renvoyés dans leur pays d’origine. Fidèle à la grande richesse sémantique des titres donnés à ses œuvres, Taysir Batniji a choisi le terme « disruption », dont la définition initiale est rupture ou fracture 3 qui peut renvoyer ici à la fragmentation induite par le geste de capture d’images photographiques dans un flux filmique, à l’éclatement de la mise en espace de ces tirages, à la rupture contrainte des liens lors de l’exil, à la situation politique de son pays d’origine mais qui peut aussi se traduire par les mots perturbation ou interruption dans le langage des techniques communicationnelles.
Des documents de médiation 4 expliquent la démarche des artistes. Harragas a été réalisée par Bruno Boudjelal grâce aux vidéos filmées par des voyageurs clandestins lors de différentes tentatives de traversée de la Méditerranée vers l’Espagne, la France ou l’Italie à partir des côtes algériennes. L’artiste a collecté ces images auprès d’organismes d’aide aux réfugiés en Algérie. Elles documentent les périlleux périples de ces migrants clandestins sur des embarcations précaires. Dans Disruption, Taysir Batniji montre des images extraites de plusieurs conversations vidéo sur le réseau WhatsApp qu’il a entretenues avec sa mère et sa famille, restées dans la ville de Gaza dont il est originaire. Ces captures d’écran ont été faites entre le 24 avril 2015 et le 23 juin 2017 lors de temps de tensions entre Israël et la bande de Gaza (Intifada des couteaux).
Les vidéos reprises par Bruno Boudjelal pour Harragas et celles utilisées par Taysir Batniji n’ont donc pas été produites par les artistes. Les œuvres ont été créées à partir de la réappropriation d’un matériau de témoignage.
Les vidéos reprises par Bruno Boudjelal pour Harragas et celles utilisées par Taysir Batniji n’ont donc pas été produites par les artistes. Les œuvres ont été créées à partir de la réappropriation d’un matériau de témoignage car « N’importe quel document est aujourd’hui transférable directement au domaine de l’art. Il n’est plus seulement utilisé comme un modèle ou une source iconographique. Il est convoqué tel quel au sein de la proposition artistique, transférant ainsi à l’œuvre ses modes et qualités propres. » (Arnaud & Goosse, 2015, p. 10).
Ainsi, par l’utilisation, pour la création d’une œuvre, de matériaux d’archive ou d’enquête, privés ou documentaires, préexistants, les artistes peuvent « régénérer les formes artistiques … en s’ouvrant au réel » (Caillet, 2014, p. 10) et « intégrer/assimiler le document – trace d’un fait (ce qui est comme ça) – à la fiction artistique – ce qui n’est que vraisemblable, le comme si –, dans des œuvres où représenter et simuler le réel se conjuguent. » (Arnaud & Goosse, 2015, p. 12) Certains documentaires peuvent alors être considérés comme des œuvres d’art. Plus encore, « aujourd’hui, de nombreux artistes affirment dans leur travail une équivalence entre geste documentaire et geste artistique. » (Arnaud & Goosse, 2015, p. 12)
Notons aussi que, par le simple fait d’exposer ces images, les artistes changent le statut de celles-ci. Les œuvres enregistrent, déplacent, mettent en exergue, présentent et préservent ces images qui auraient irrémédiablement disparu dans le flot médiatique sur Internet. Elles leur donnent une aura particulière et leur confèrent une charge référentielle et symbolique. Ces captations modifient aussi la temporalité de lecture de ces images. Elles permettent leur consultation dans un temps choisi, long et différé. De plus, la décontextualisation, la détemporalisation et l’artialisation, en provoquant une forme de mise à distance, déréalisent ces documents d’archive. Enfin, « un filtre ‘’fictiogène’’ [est] induit à la fois par les procédés de fabrication, de manipulation et d’exposition des images et par la place et la fonction assignées au(x) spectateur(s) dans un lieu particulier. » (Guérin, 2018, p. 66)
Des récits d’un réel
Dans Harragas, Bruno Boudjelal cherche à montrer une part de la réalité de moments de vie pour « ces hommes qui quittent les rives du Maghreb, “brûlent” de façon métaphorique la route ou la mer 5 ». À travers Disruption, Taysir Batniji parle « de la violence que constituent la distance et la précarité générées par le conflit israélo-palestinien. » (Beigel et al., 2022, p. 13). Les deux artistes cherchent donc à dénoncer les difficultés liées à l’exil, comme l’affirment les documents de médiation de leurs œuvres. Néanmoins, les raisons du choix de ces images-là par les artistes pour porter leurs propos restent à comprendre. L’utilisation des documents d’archive privés renvoie aux images originelles. Nous pouvons dire que ces documents font récit dans la mesure où le récit se définit « comme la représentation d’un événement ou d’une suite d’événements, réels ou fictifs, par le moyen du langage » (Genette, 1966, p. 152) et qu’il « peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image, fixe ou mobile » (Barthes, 1966, p. 1). Mais, les informations que ces images contiennent sont peu tangibles, inexploitables, inutilisables. Elles sont en plus parcellaires. Elles sont déconnectées de toute spatialité ou temporalité. En ne montrant rien de précis, elles pourraient ne rien évoquer, ne rien dire de la réalité que les artistes prétendent révéler.
Leurs défauts, leur dégradation, leur faible définition, leur pixellisation, les glitches et autres défaillances de l’affichage qu’elles contiennent semblent confirmer les explications données sur leurs sources 6, c’est-à-dire qu’elles sont issues d’une technique de captation numérique mobile. Elles en présentent les attributs iconographiques. Elles sont marquées par les caractéristiques formelles « de bricolage technologique » (Gunthert, 2015, p. 159) qui ont fait naître « une esthétique qui a largement participé à [l’] identification » (Gunthert, 2015, p. 159) de ces outils. Des caméras de téléphones portables ont servi à créer ces documents privés, à capter ces vidéos. Car, la technologie de communication numérique « a étendu comme jamais auparavant les usages de l’enregistrement visuel, grâce à son intégration au sein des outils de communication » (Gunthert, 2015, pp. 14-15). Et, désormais, les images numériques sont devenues le principal mode d’expression personnelle (Gunthert, 2015, pp. 11-12).
Mais cela induit qu’elles reprennent et utilisent les moyens et les codes des réseaux par lesquelles elles transitent. Sur Internet, les images sont déterminées en amont par les systèmes d’exploitation numériques, par les logiciels qui les formatent, les éditent, les publient de sorte que, « sur les réseaux sociaux, l’idée même d’ ‘’auto-représentation’’ renvoie à cette tension entre un ensemble souple de représentations choisies par l’internaute et un ordre contraignant d’identités rendues automatiquement systématisables par l’architexte d’un site. » (Gomez-Mejia, 2016, p. 4)
Les images des œuvres sont marquées par ces contraintes structurelles et ces « étiquettes stéréotypiques » (Gomez-Mejia, 2016, p. 7) qui dénaturent la valeur et la teneur de leur contenu. Un format de présentation ou de publication est imposé sur certains réseaux sociaux, comme le réseau WhatsApp dont sont issues les captures d’écran de Taysir Batniji. Les possibilités textuelles accompagnant ou non les images, les icônes de liens, de téléchargement, les formules de distinction de ces clips, par exemple, sont autant de champs prédéfinis qui contingentent et empêchent de voir les récits comme simplement issus d’une intention personnelle.
D’autre part, la fidélité au réel de ces images pose question. Un degré de fiction ou de jeu est irrémédiablement induit par leurs caractéristiques filmiques. Les auteurs de ces séquences en sont également les personnages ou, tout au moins, sont immergés dans la réalité qu’ils montrent. Cette position d’acteurs n’est pas anodine et influe sans conteste sur leur façon d’être car « Une personne, dès lors qu’elle est filmée, devient un personnage. Jouer son propre rôle, c’est encore – ou déjà – en jouer un. Savoir qu’on est filmé, même en prise directe, suffit à produire un décalage : le sujet prend conscience qu’il devient image et inévitablement, quelque chose change. » (Caillet, 2014, p. 43).
De plus, « loin d’être des clichés pris au hasard, de simples témoignages d’événements de la vie, ces images sont ‘’travaillées’’ : elles dégagent une ambiance, définissent un style ou livrent un sens » (Dagnaud, 2013, p. 44). Celles des Harragas, bien qu’elles soient prises dans des conditions particulièrement difficiles, ne font pas exception à cette stylisation. Le réflexe de filmer avec un Smartphone, à l’origine des deux œuvres d’ailleurs, peut être interprété comme un premier stéréotype comportemental. En outre, dans les quelques séquences lisibles d’Harragas, les navigateurs clandestins se comportent de façon particulière. Ils s’adressent directement à la caméra qui les filme, multiplient les signes de victoire, les fanfaronnades, les pouces levés… Ils usent tous d’un même langage gestuel qui est prédéterminé, ritualisé. Ils reprennent des codes communicationnels très normés des réseaux sociaux. En contradiction avec la réalité vécue, les normes et les stéréotypes déployés dans ces récits contribuent à y introduire une forme d’artificialité. Ces vidéos et ces captures d’écran marquées par ces formats numériques et ces rituels, qui pourraient être simplement des témoignages, deviennent, en quelque sorte, une mise en scène de ces témoignages. Ces codes, en superposant aux récits une strate technologique, stéréotypée et conventionnelle, transposent ces documents dans un registre caricatural et leur font perdre en vraisemblance et en sincérité.
Une part de subjectivité se glisse également dans les processus de création. Les auteurs des vidéos ont choisi les images qui sont captées et montrées. De plus, Bruno Boudjelal a récupéré les films des Harragas auprès d’autres personnes et Taysir Batniji a sélectionné dans les conversations les images dont il a fait la capture d’écran. Nous pouvons donc supposer que ces images sont le résultat d’une superposition de sélections, nées de partialités successives : celle des réalisateurs, celle des différents destinataires puis celle des artistes.
Tout cela conduit à nous interroger alors sur la vérité qu’elles veulent énoncer, sur la réalité qu’elles semblent présenter. Pourtant, intuitivement, il semble que nous ne contestons ni leur vérité ni leur réalité. Tout en étant conscients des limites et des failles que peuvent comporter ces images, leur normalisation, leur partialité, leur anonymat, leur absence de repères spatiaux et temporels, nous sommes tentés de les prendre pour ce qu’elles disent être : l’exposé d’un moment de vie réellement vécu.
Les raisons de cette adhésion sont diverses et complexes. Reprenant les propos de Jacques Rancière, Aline Caillet (2014) mentionne que le documentaire, ou ici le témoignage, « jouirait d’un privilège par rapport à la fiction car il n’aurait pas à donner le sentiment de réel, lequel serait acquis par la nature de la relation indicielle. » (p. 30) Elle ajoute que « le témoignage est ainsi doté d’une valeur intrinsèque, il vaut pour lui-même comme témoignage et non comme expression d’une réalité absente dont il serait la justification. » (p. 56) Les images issues de documents personnels porteraient en elles-mêmes leur caractère de réalité. Et « L’adhésion ici se fait par la réalité – et en l’espèce l’extrême réalité – du sujet. » (p. 31)
De plus, comme le souligne le théoricien André Gunthert :
Par son style, reconnaissable entre tous, fait de mouvements de caméra incontrôlés, de dialogues inaudibles, de flous de mise au point ou de plans incongrus, [ces images] renvoie[nt] à ce que notre culture visuelle nous a appris à identifier comme un enregistrement amateur. Ce type de document occupe une position paradoxale dans le paysage médiatique. Situé à l’opposé des contenus de qualité professionnelle que revendiquent les journalistes, il n’en bénéficie pas moins d’une forte crédibilité, issue de ses conditions de production supposées, dont le caractère non contrôlé est perçu comme une garantie de sincérité. (Gunthert, 2015, p. 66).
Leurs modalités de production et le fait qu’elles sont originellement cantonnées à une sphère privée sont donc facteurs de réalité. Ainsi, indéniablement, ces images semblent-elles témoigner d’un réel.
Des narrations de soi
Grâce à la facilité d’utilisation des instruments numériques, à leur disponibilité et aux possibilités de diffusion immédiate qu’ils peuvent offrir, « les téléphones mobiles avec appareils photographiques intégrés permettent de capter et de faire circuler chaque reflet du quotidien. » (Dagnaud, 2013, p. 44) Ainsi, « L’image devient ici un message visuel » (Gunthert, 2015, p. 158) et « s’impose désormais comme la langue vernaculaire [… dans une ] mise en images de l’existence. » (Dagnaud, 2013, p. 44).
Cet usage propre de l’image comme langage « vernaculaire » permet de définir les séquences de Harragas ou les vidéos à l’origine de Disruption comme des « actes locutoires » (Ricœur, 1990, p. 58) qui se conçoivent comme le fait de « dire quelque chose sur quelque chose » (Ibid.). Autrement dit, si on considère les images comme un langage, et si on applique à ces images les caractéristiques du langage telles que les détermine Paul Ricœur, alors on peut définir les images des vidéos des Harragas et celles de la famille de Taysir Batniji comme un acte d’énonciation.
De plus, comme l’affirme également Paul Ricœur (1990), « l’acte même de dire […] désigne réflexivement son locuteur » (p. 55). « Dire quelque chose » induit « l’implication de l’énonciateur dans l’énonciation » et « atteste » la présence du « je », comme « en toute énonciation » (Ricœur, 1990, p. 60). Toute énonciation est donc « performative », c’est-à-dire qu’elle révèle la présence d’un locuteur. Cela nous conduit à penser qu’à travers la captation de ces images, sans même nous attacher à leur contenu, les réalisateurs, en disant simplement quelque chose, disent aussi nécessairement quelque chose d’eux-mêmes. Nous pouvons donc dire que les petits clips filmés par les exilés et les images captées par les membres de la famille de Taysir Batniji « participent au jeu de l’autoreprésentation » (Gunthert, 2015, p. 139). Ainsi, sans être des autoportraits selon l’acception classique que nous avons de ce genre, puisque les réalisateurs n’apparaissent pas forcément dans l’image, ces images sont « le portrait d’un moment et d’une expérience … dans une photo qui porte leur signature visuelle » (Gunthert, 2015, p. 152). Ces images relèvent donc du modèle iconographique du selfie. Cela signifie que, comme tout selfie, ces images énoncent « le rapport de l’acteur à la situation » (Gunthert, 2015, p. 154). Elles témoignent de la participation du capteur à cet instant par une « autophotographie par délégation. » (Gunthert, 2015, p. 153).
De plus, par leur seule réalisation, ces images attestent d’une présence dans un lieu à un moment donné. L’enregistrement d’un événement, s’il n’émane pas d’un outil de captation automatique, ce que nous supposons, suffit à inscrire non seulement les personnes présentes sur les clichés mais également, indubitablement, leur réalisateur dans un lieu et dans un temps. Chacune de ces images peut se définir comme « une autophotographie en situation » (Gunthert, 2015, p. 151).
Ces images impliquent un interlocuteur étant entendu qu’« à un locuteur en première personne correspond un interlocuteur en deuxième personne à qui le premier s’adresse » (Ricœur, 1990, p. 59). Et, en tant que selfies, elles sont initialement produites pour être envoyées à des interlocuteurs choisis par leurs réalisateurs. Car, le propre du selfie, défini aussi comme « autophotographie connectée » (Gunthert, 2015, p. 161), est d’être partagé. Les images extraites des vidéos requièrent donc un destinataire. En effet, comme énoncé dans les cartels, les petits films utilisés par Bruno Boudjelal ont été captés et envoyés par Internet à une ou plusieurs personnes et les captures d’écran de Disruption sont extraites d’échanges sur le réseau de communication WhatsApp. Les images des œuvres ont donc été adressées, dans un premier temps, à un interlocuteur appartenant à la liste des contacts de leurs auteurs.
En outre, elles contiennent « le signalement instantané d’une situation, spécifiquement destiné à un récepteur » (Gunthert, 2015, p. 158). Elles sont un message pour quelqu’un et, plus précisément, « un message caractérisé par la situation des lieux et la temporalité de l’action, ainsi que du rapport de l’émetteur à cette action » (Gunthert, 2015, p. 158). Elles sont donc envoyées par leurs réalisateurs à des interlocuteurs et elles annoncent ce qu’ils faisaient et où ils étaient à un moment précis. Même en étant illisibles ou peu compréhensibles, ces images sont les énoncés, parcellaires et lacunaires, d’un fait, d’un événement, ancré dans un temps et dans un lieu.
Comme actes locutoires et comme selfies, elles sont de l’ordre de la narration de soi. Quel que soit leur contenu, ces images ont donc une forte valeur autobiographique. Elles présentent aux personnes qui les ont reçues un moment de la vie de leurs capteurs. Par l’enregistrement et le partage de ces images, leurs auteurs disent aux destinataires choisis : je suis en train de vivre quelque chose, à ce moment-là, dans ce lieu-là.
Ces images ont été réalisées par leurs auteurs pour se convaincre, et convaincre leurs interlocuteurs, que ce qu’il se passe est réel, que ce moment-là a été vécu. Et nous reconnaissons l’origine de ces images dans cette pratique aujourd’hui courante : capter sur le vif ce qui advient, à l’instar du « ça, c’est ça, c’est tel ! » (p. 16) de Roland Barthes (1980) pour enregistrer, pour partager, pour témoigner.
Mais ces images n’évoquent pas seulement le bref épisode qu’elles montrent. Elles sont aussi les matériaux documentant autant d’histoires personnelles. Bien sûr, les petits clips sont très courts. Ils durent de quelques secondes à quelques minutes. Ils ne montrent qu’un instant. Mais ils sont les fragments d’une épopée de plusieurs jours. Cela est encore plus vrai pour les captures d’écran de Taysir Batniji qui sont des images arrêtées, des instantanés, de vidéos extraites de nombreuses conversations échangées sur plusieurs années. Les images des deux œuvres sont donc des fragments qui surnagent d’un ensemble plus vaste. C’est « un reste, le résidu d’un tout disparu » (Wicky, 2015, p. 16) qui « n’existe que par l’absence de l’ensemble auquel il était rattaché » (Wicky, 2015, p. 16). Elles sont extraites d’un continuum temporel. Elles sont les bribes apparentes d’une histoire qui se raconte à travers la « construction réminiscente, c’est-à-dire sur le montage de ce qui est donné … avec ce qui ne l’est pas (ce qui n’a pas été consigné ou ce qui demeure dans le hors-champ) » (Didi-Huberman, 2014, p. 17). Car, « Même si l’image ne donne pas d’indication temporelle, l’imaginaire se charge de créer une narration » (Doumen, 2022, p. 186) et le récit se recompose dans les intervalles laissés dans les limbes. Ainsi, ces images donnent-elles à voir le récit que ces capteurs font eux-mêmes sur eux-mêmes, et, plus précisément, le récit qu’ils racontent sur eux-mêmes par lequel ils se définissent et se reconnaissent fondamentalement.
Ce qui me « point »
Dans Harragas, les petites séquences montrent, littéralement et uniquement, des jeunes hommes dans un bateau pneumatique. Disruptions n’est en définitive qu’une collection de captures d’écran issues de vidéos privées. Comme ces images ne présentent aucune référence précise sur ce qu’il s’y passe, elles pourraient ne présenter qu’un intérêt limité et ne pas nous atteindre. Comment ces images qui semblent dire un réel mais sans rien nous montrer de son contenu, ou si peu, sont-elles poignantes ? Comment ces images, malgré les difficultés que nous avons pour les appréhender, nous interpellent-elles ?
Comment ces images qui semblent dire un réel mais sans rien nous montrer de son contenu, ou si peu, sont-elles poignantes ? Comment ces images, malgré les difficultés que nous avons pour les appréhender, nous interpellent-elles ?
Si nous revenons à la distinction effectuée par Gérard Genette « entre histoire (l’ensemble des événements racontés), récit (le discours, oral ou écrit, qui les raconte) et narration (l’acte réel ou fictif qui produit ce discours, c’est-à-dire le fait même de raconter » (Genette, 1983, p. 10), ce que vivent les navigateurs exilés et les membres de la famille de Taysir Batniji (l’histoire) est raconté (le récit) par les images présentées par les artistes (la narration). Ces images, considérées comme actes locutoires, renvoient donc à leurs locuteurs comme acteurs de ces locutions. Comme l’écrit Paul Ricœur, il s’agit de « dire quelque chose sur quelque chose. … il est ainsi souligné que ce ne sont pas les énoncés qui réfèrent, mais les locuteurs qui font références : ce ne sont pas non plus les énoncés qui ont un sens ou signifient, mais ce sont les locuteurs qui veulent dire ceci ou cela, qui entendent une expression en tel ou tel sens. (Ricœur, 1990, p. 58). Et quel que soit leur contenu, on peut dire que ces images, par leur seule production, « met[tent] au centre de la problématique, non plus l’énoncé, mais l‘énonciation, c’est-à-dire l’acte même de dire » (Ricœur, 1990, p. 55), ce que Gérard Genette appelle par ailleurs la narration.
Cette énonciation/captation précède le récit lui-même, le chapeaute et le fait naître. Dans la « narration qui va de la périphérie vers le centre : ‘’centre invisible’’ sur quoi les narrateurs en action s’interrogent » (Faye, 1972 p. 10), elle en est la périphérie visible et peut même probablement en être considérée comme la monade, comme principe premier. Or, ces récits ont été énoncés de façon particulière par les locuteurs. Ces petits films ne sont pas simplement des images de jeunes hommes dans un bateau pneumatique. Ils sont des images de jeunes hommes dans un bateau pneumatique captées par eux-mêmes avec la caméra d’un téléphone portable. Il en va de même pour les vidéos reprises par les captures d’écran de Taysir Batniji. De ces modalités praxiques résulte « l’acte réel ou fictif qui produit ce discours, c’est-à-dire le fait même de raconter » (Genette, 1966, p. 10). Aussi est-ce précisément dans l’acte de captation, autrement dit l’acte d’énoncer, que ces clips et ces vidéos disent autre chose. Car « L’image devient ici un message visuel, dont l’interprétation dépend étroitement du triangle formé par son émetteur, l’occasion représentée et le destinataire visé, autrement dit présente un fort degré de dépendance au contexte. » (Gunthert, 2015, p. 158). Dans ce seul acte d’énonciation/captation, nous comprenons l’importance de ces images à travers la nécessité ressentie par les réalisateurs de les enregistrer et de les partager. L’appréhension sensible de ces images se loge donc dans les circonstances de leur réalisation, dans un hors-champ surplombant.
C’est in fine l’énonciation/captation-même, ou « l’acte même de dire » (Ricœur, 1990, p. 55), qui donne à la fois valeur et sens à ces images. Cet acte peut être considéré comme ce que Roland Barthes appelait le « détail », ou du moins l’élément des images, « qui, en elle[s], me point » (1980, p. 49). Il semble alors, et cela est mon regard sur ces images, que l’acte de filmer de ces réalisateurs dans ces moments si particuliers peut être ici défini comme le punctum, au sens barthésien du terme (Barthes, 1980), de ses images. Car, il me semble, comme l’énonce encore Roland Barthes, que « sa seule présence change ma lecture, c’est cette nouvelle photo que je regarde, marquée à mes yeux d’une valeur supérieure.» (1980, p. 71) Comme il est contenu dans l’origine-même des images, ce punctum pourrait peut-être même être qualifié de méta-punctum.
Nous pourrions d’ailleurs voir dans les captures d’écran de Taysir Batniji un double méta-punctum : d’une part, l’acte de captation premier, celui par lequel les vidéos ont été filmées par la famille de l’artiste dans les conditions et les moments de vie que l’on sait et, d’autre part, l’acte d’enregistrement, d’arrêt, de solidification, dirions-nous même, (et avec quelle compulsivité!. Quatre-vingt-six captures d’écran), de ces images par Taysir Batniji qui nous « point » tout autant.
S’opère ainsi une sorte de glissement du contenu de l’image vers les moyens de l’image. Et, dans les images des deux œuvres, « Le punctum est alors une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir […] » (Barthes, 1980, p. 93) – si on entend ici le désir comme compréhension et adhésion à la réalité qui est vécue.
En outre, ce méta-punctum porte en lui « le passé imminent » dont parle Alain Bergala (2021, p. 99) qui « emporte avec lui l’ombre d’une sourde menace, d’une fragile suspension de l’état des choses. » (Bergala, 2021, p. 99) Car les images « captent des moments qui viennent de se produire dans un passé très proche dont elles portent encore l’imminence » (Bergala, 2021, p. 99). C’est certainement aussi ce trait qui fait de l’acte d’énonciation contenu dans les images choisies par les deux artistes un point de perturbation et d’émotion pour le regardeur.
Ces méta-punctums nous mettent en présence de circonstances de captation et nous rappellent, comme l’affirme Alain Bergala à propos de l’œuvre de Van der Keuken, que « La prise photographique, dans sa pratique, relève moins du fameux instant décisif que de l’état d’indécision. Prendre une image photographique, c’est sa façon à lui de vivre le vertige et, dans la même fraction de seconde, de lui échapper en se raccrochant à la réalité d’un cadre et de ce bout de monde qu’il enclôt provisoirement. »(Bergala, 2021, p. 205).
Références
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- Des captures d’écran de cette vidéo sont visibles sur le site du musée national de l’histoire de l’immigration. URL : https://www.histoire-immigration.fr/collections/harragas. Consulté le 20/09/2023.[↩]
- L’installation de Taysir Batniji est partiellement visible sur son site internet. URL https://www.taysirbatniji.com/fr/project/disruption-2015-2017/. Consulté le 20/09/2023.[↩]
- URL : https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/disruption. Consulté le 20/09/2023.[↩]
- Isabelle Renard, Harragas. URL : https://www.histoire-immigration.fr/collections/harragas; Disruptions, 2015-2017. URL : https://www.taysirbatniji.com/fr/project/disruption-2015-2017/. Consultés le 20/09/2023.[↩]
- Isabelle Renard, Harragas. URL: https://www.histoire-immigration.fr/collections/harragas. Consulté le 20/09/2023.[↩]
- Ibid.[↩]