Ce deuxième numéro de Turbulences, intitulé « Esthétiques anarchistes : l’art et le non-gouvernable », prolonge et amplifie un séminaire tenu en 2022-2023. Avec : Benjamin Arnault, Rachel Boyer, Mathieu Cipriani, Corentin Delcambre, Felip Équy, Maryvonne Nicola Équy, Florian Gaité, Élise Garraud, Emma Gioia, Anna Guilló, Nora Kervroëdan, Viviana Lipuma, Christophe Longbois-Canil, Alice Lucot, Catherine Malabou, Marie Moreau, Célio Paillard, Frédéric Pouillaude, Yoshiko Suto, Thomas Vauthier, Frédéric Weigel. Design graphique de la revue : Thierry Fournier.

Dans cet entretien, Catherine Malabou revient sur son ouvrage Au voleur ! Anarchisme et philosophie en associant le refoulé anarchiste de certains philosophes contemporains au traditionnel primat philosophique de l’histoire sur la géographie. Après avoir rappelé l’indissociabilité de l’individu et du collectif dans le concept de non-gouvernable, elle y analyse la notion de « politique préfiguratrice » dont l’art pourrait être porteur tout en soulignant les dangers théoriques du « tout-performatif ». Elle y évoque aussi l’idée d’une transformation de soi échappant à la maîtrise et à l’auto-gouvernementalité, ainsi que la figure d’une marche d’errance émancipée de la verticalité et du désir de conquête.

Le présent article entend explorer les différentes formes que prit la propagande par le fait durant la Troisième République, loin de l’opinion courante encore associée à ce terme. Pour ce faire, dans un premier temps, il sera question de définir l’usage de la propagande, de ses origines à l’aube du XXe siècle, avant d’aborder la propagande par le fait proprement dit et de s’attacher à celle par l’image afin de montrer la dimension existentielle d’une telle démarche artistique et militante.

À l’avant-jardin, territoire du non-gouvernable, de plus en plus souvent face à l’a-gouvernable – cf. les épisodes météorologiques, les allées et venues et autres apparitions –, les jardiniers, les artistes, les plantes, les animaux, les champignons, etc. s’accompagnent mutuellement. En situation, nous souhaitons interroger la rencontre du (des) vivant(s) en tant qu’approche fondamentale. Rendez-vous, entrevue ? Dans quelle mesure les activités des êtres vivants relèvent-elles du non-gouvernable ? Qu’est-ce que le non-gouvernable généré par le(s) vivant(s) offre, procure à l’art ?

Le Bureau des dépositions, ensemble de coauteurs performeurs au statuts administratifs différents, est aujourd’hui empêché légalement d’œuvrer. Depuis 2022, deux des coauteurs de cet ensemble sont sous Obligation de Quitter le Territoire Français. Les œuvres dont ils étaient les coauteurs ne peuvent donc plus être exposées et performées avec l’ensemble de leur coperformeurs, coauteurs. Cet article revient sur cet empêchement légal et imagine comment répondre à cette atteinte à l’intégrité des œuvres-milieux du Bureau des dépositions afin de ne pas rester muétisé par un droit des étrangers néocolonial et néo-libéral inique.

La « volte », également appelée « charnière », qualifie traditionnellement le renversement qui s’opère entre les quatrains et les tercets dans le sonnet. Si la volte est une forme motrice, un contre-mouvement qui permet des redirections rhétoriques ou sémantiques, il s’agira pour nous de l’utiliser comme une forme poétique spécifique de l’agir littéraire et politique. En nous appuyant sur l’œuvre d’Emily Dickinson, nous démontrerons en quoi le moment où le poème se tourne relève de l’organisation d’une zone d’opacité et d’illisibilité. Nous étudierons la volte dickinsonienne en tant qu’outil pour imaginer des modes de résistance face aux procédés de surveillance contemporaine et à ses mécanismes de capture qui ne laissent rien intact, ni le corps, ni la langue, ni le poème.

Acéphale est une revue avant-gardiste fondée par Georges Bataille et Pierre Klossowski entre 1936 et 1939. La communauté que la revue voulut fonder a eu pour projet de créer une mythologie moderne et dionysiaque ayant pour objectif principal de lutter contre toute forme d’autorité dans un contexte historique où le fascisme européen est triomphant. Les différents fragments, œuvres, dessins qui composent la revue prônent le fantasme d’une religion anti-chrétienne, c’est-à-dire exaltée, dionysiaque, volcanique qui prolonge la théorie mystique et économique de Georges Bataille sur le sacrifice et la transgression. S’opposant à toute forme de principe et d’homogénéisation (dans la « condamnation de tout ce qui est reconnu aujourd’hui »), la revue Acéphale a tâché de créer une communauté poétiquement et politiquement anarchique au sein de laquelle l’irrationalité et l’expérience-limite seraient souveraines. Notre article vise à montrer comment le modèle politique construit par la communauté Acéphale vise l’émancipation de tout système politique à partir de son impossibilité pratique. C’est en ce sens que le projet-Acéphale emprunte ses caractéristiques à l’image du météore : s’embrasant soi-même dans le ciel (du grec metéora), elle est la société secrète qui relève et soulève (meteôrismos) les impossibilités d’une politique stable et radicalement homogène.

Nous interrogerons dans cet article, l’esthétique anarchiste et le non-gouvernable à travers la création collective à l’œuvre dans le théâtre d’éducation populaire. Deux expériences de « la Tri-bu » d’Armand Gatti nous semblent particulièrement représentatives de ce type de procédure et de ses limites : L’Arche d’Adelin, réalisée en 1976, dans le Brabant Wallon ; et Ces canards qui vo-laient contre le vent, réalisée en février 1977, à Saint-Nazaire. Dans ces deux cas d’étude, l’œuvre théâtrale n’est plus seulement considérée comme un objet esthétique mais comme la traduction en acte d’un cheminement de pensée et d’une utopie. L’enjeu de ces créations est de faire en-tendre une parole authentique libérée de l’emprise idéologique et des logiques d’assignation. Nous formons l’hypothèse que les conditions d’émergence de cette parole reposent sur la produc-tion d’un espace relationnel autogéré et la construction à la fois individuelle et collective d’un « imaginaire géographique » ouvrant à d’autres possibles.

En repartant de la distinction de l’ingouvernable et du non-gouvernable opérée par Catherine Malabou, le texte propose de se déplacer de la dimension sociale à la dimension esthétique pour observer une domination particulière, s’exerçant dans les arts de la scène : celle de l’art sur la technique. Une pesante idée de l’art tient la ou les techniques comme ses moyens. À l’inverse, une certaine idée du faire, du fait de faire, peut restituer aux techniques constituantes de l’œuvre scénique leur égalité et une indépendance. Le travail du Théâtre du Radeau présente un mode singulier de manifestation du faire et critique l’idée hiérarchisée de l’art. En s’arrêtant plus précisément sur les costumes, on comprend que ce faire est concerné par le jeu, le passage, l’articulation sensible, et on dégage certains points pouvant intéresser une théorie du costume factuelle, et actuelle.

Le présent article entend, d’une part, répertorier les opérations de nomination, de quadrillage et d’avilissement qui caractérisent la gouvernementalité des populations racisées durant la période coloniale, en remontant pour ce faire aux thèses racialistes du milieu du 19e siècle et aux épisodes des « spectacles ethniques » en Europe et aux États-Unis. D’autre part, il souhaite explorer les manifestations culturelles qui permettent de contrer les effets traumatiques de ces expériences d’assignation par une performativité du « monstrueux ». Je me focaliserai sur deux en particulier, ayant cours durant les festivités carnavalesques en contexte post-colonial : le Mas du groupe à peau Voukoum à Basse-Terre (Guadeloupe) et la figure du « bate-bola » des périphéries nord et ouest de Rio de Janeiro (Brésil). Je fais l’hypothèse que, loin d’être une simple « inversion du stigmate », le monstrueux se présente ici comme une catégorie esthético-politique qui permet la constitution d’un sujet collectif et met toute velléité de gouvernementalité en crise.

Au temps de la globalisation 2.0 du perreo et de l’explosion de mouvements et de documents audio-visuels, les mémoires de cette danse aux influences afro-latino-caribéennes continuent d’être marginalisées. Simultanément, sur les réseaux sociaux, dans des fêtes, des nombreuses critiques s’opposent, en mots, en gestes et en images. Ce paradoxe entre effacement et prolifération façonne le régime impérial des archives de danse et situe l’histoire du perreo dans le prolongement de « l’abandon historiographique » (Guarato, 2019) et de la marchandisation des danses latino-américaines.  L’anti-manuel diffusé ici a pour objectif d’amplifier les résistances chorégraphico-documentaires à l’oubli comme au devenir chose des danses populaires.

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le Japon met fin à sa réclusion volontaire (le sakoku) et s’ouvre à la modernité occidentale. Cette révolution influera tant sur l’organisation sociale – l’instauration d’un État-nation impérial, la formation des classes bourgeoises et ouvrières – que sur la manière de concevoir les arts, de par l’adoption du système des Beaux-Arts. L’ouverture sur le monde se traduisit également par l’introduction de l’anarchisme européen et russe, à l’origine d’une révélation culturelle anarchiste. Reprenant les principes d’actions directes à l’échelle du quotidien, de coopératisme et de pluralisme, plusieurs tendances artistiques émergent : mouvements pour l’éducation nouvelle, art paysan, art ouvrier, artisanat populaire mingei. Cette articulation exemplaire entre théorie et pratique politiques et mouvements artistiques continuera d’inspirer un certain pan de l’art moderne et contemporain japonais. À l’instar de Kyūshū-ha, collectif pionnier de l’Anti-art, qui participa par les moyens de l’art aux luttes syndicales du début des années 1960. À la suite des critiques institutionnelles et des tentatives de déconstruction propres aux années 1950-1960, les pratiques contemporaines se déploient autour de la création de projets artistiques favorisant la co-création, la spécificité du site et la recherche d’effets pragmatiques. Nous nous intéresserons particulièrement aux pratiques de fabrique spatiale, de création de lieux communautaires à l’intersection entre art et engagement social, à travers les pratiques de Sakaguchi Kyohei et de Nakashima Rika.

Les discours spécialisés francophones sur le Japon ont connu récemment des progrès concernant la prise en compte de l’individualité des citoyens japonais, mais la figure de l’artiste anarchiste reste encore spéculative. La fragmentation et la reconstruction documentaire de phénomènes minoritaires dans les années 1960, comme dans le cas du livre de KuroDalaiJee, Nikutai no anâkizumu (Anarchisme du corps), permet de réinterpréter les énonciations d’artistes performeurs japonais. Si d’un point de vue politique, l’anarchisme prône une méfiance vis à vis des modèles de représentation, dans le domaine de l’art faut-il privilégier une esthétique de l’expression ou une esthétique de la représentation ? L’article propose d’analyser certaines lectures et médiations internationales de phénomènes japonais, en suivant l’idée d’émancipation comme finalité d’une esthétique anarchiste.

Cet article examine les dynamiques de fuite spatiale de deux structures culturelles non-institutionnelles marseillaises, Agent Troublant et Jeanne Barret. En s’appuyant sur la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari, nous analysons comment ces lieux tentent de s’extraire de l’institution à l’ère néolibérale et, ce faisant, entraînent une reconfiguration de la distribution et de l’exercice du pouvoir dans les espaces qu’ils occupent. Nous interrogeons ainsi la possibilité pour ces espaces d’échapper à la récupération idéologique d’une pensée critique, et au contrôle institutionnel, tout en naviguant dans un environnement urbain quadrillé par le pouvoir d’État.

Le CIRA, Centre international de recherches sur l’anarchisme, est autant un lieu d’archivage qu’une institution intégrée au mouvement anarchiste marseillais.

Acroning est une pièce sonore à plusieurs voix recensant les centaines d’acronymes en usage à l’université. Abolissant tout ordre et hiérarchie par l’accumulation et la superposition, elle plonge les auditeurices dans le monde angoissant des sigles.

Lors d’un entretien réalisé le 31 janvier 2024, la conteuse Virginie Komaniecki livre son regard aiguisé sur l’état et la pratique du conte de tradition orale aujourd’hui, ainsi que son lien avec l’espace scénique : les raisons de la méconnaissance du conte en tant qu’art et du manque de littérature le concernant, ses fonctions oubliées, son rapport et ses écarts avec le théâtre, son rapport à l’écrit. Elle revient également sur les conditions de création particulières de deux de ses spectacles qui nous ouvrent à la spécificité de son geste artistique de conteuse et de son rapport à son art : Rouge Mémère, créé en 2014, qui s’ancre à la fois dans la matière du Petit Chaperon rouge et dans ses racines ukrainiennes, ainsi que Les Mots des serpents, sa dernière création, adaptée d’un roman estonien.

Si elle trouve largement sa place dans l’art, la question de l’affect reste minoritaire et dévalorisée dans la recherche universitaire. Mais dans le cadre de la recherche-création, il est intéressant de se pencher sur le sujet, notamment au regard d’une pratique contemporaine fortement influencée par les cultural studies anglo-saxonnes. Ce champ de recherche interdisciplinaire naît dans les années 1960 au Royaume-Uni. Il porte initialement sur l’analyse des pratiques culturelles comme reflet des dynamiques de pouvoir dans la société contemporaine. Avec le temps et dans une volonté de croisement des disciplines, les cultural studies peuvent aussi s’intéresser aux rapports de domination sous l’angle du genre ou de l’assignation raciale par exemple. Cet article s’intéresse à un texte de l’historienne de l’art SooJin Lee à propos du travail de l’artiste plasticienne Nikki S. Lee. Toutes deux d’origine coréenne, elles traitent du sujet du « fan-club » à la fois sous l’angle de l’expérience, du témoignage et de la performance artistique. Ce détour analytique permet d’introduire une réflexion sur l’influence des pratiques de fans dans la création contemporaine mais aussi dans le domaine théorique, menant à la question du fan universitaire, dit aca-fan.

Ce premier numéro de la revue en ligne Turbulences rend compte de la richesse des échanges et productions générées entre 2018 et 2022 par le collectif Images en tr@nsit (LESA). Avec : Jean Arnaud, Pierre Baumann, Damien Beyrouthy, Vincent Bonnet, Ann Epoudry, Jean-Paul Fourmentraux, Katrin Gattinger, Bruno Goosse, Anna Guilló, Gala Hernández López, Julie Martin, Louise Moulin, Ioana Neophytou, Novella Oliana, Ariane Papillon, Suzanne Paquet, Alexandra Pianelli, Marie Rebecchi, Caroline Renard et Simon Zara.

Ellipse + Face = Blank est un dispositif interactif montrant un nuage en mouvement et fondé sur la reconnaissance faciale du spectateur. Dans une première partie, il est question de ce qui relie cette œuvre à divers paradigmes esthétiques et artistiques existants, concernant la figure du nuage soumise au cloud computing. Cette première topique se conclut sur la manière dont les artistes travaillent aujourd’hui avec le concept d’image vivante en valorisant des processus de brouillage visuel en milieu instable, qu’ils s’appuient ou pas sur des technologies numériques. La seconde partie de cet article est davantage consacrée à la manière dont Ellipse + Face = Blank permet de penser plus généralement le rapport au savoir à l’ère d’Internet, de l’apprentissage machine et de la vision par ordinateur. Le questionnement critique des œuvres y porte sur les moyens et les finalités de la quête de connaissances aujourd’hui, et sur le visage du spectateur lui-même considéré comme interface.

Cet article se propose de partir de l’observation de la relation entre le baril de graisse dans Moby-Dick de Herman Melville et les containers filmés par Allan Sekula dans The Forgotten Space et Fish Story. Cette relation permet de considérer ces ressources comme des images-véhicules (Bilderfahrzeuge, Warburg, 1906) qui nous informent sur une société industrielle tournée vers la consommation, la globalisation et, par extension, l’usage et le transit massif des images, mais aussi sur leur pouvoir de mutinerie. L’analyse d’un tel système suggère d’imaginer un registre d’image qui pourrait être qualifié d’image-animale et qui, de fil en aiguille, fait apparaître quelques images de George Shiras. Cet article est le pendant d’un film de vingt minutes qui s’intitule provisoirement Pensée océanique, image, réel, réconciliation.

Green Screen Process (2001) de Liz Deschenes est une pièce-processus. En sept étapes, elle fait transiter photographiquement une même couleur – le vert d’incrustation – sur différents supports et situations. Par une analyse approfondie de cette œuvre, l’enjeu sera de voir comment les relations entre couleur et écran peuvent être interrogées ? Comment l’écran permet-il le transit de toutes les images alors qu’il est souvent une simple surface monochromatique ? Avec cette expérience iconique, de prime abord hyper formaliste, une pensée critique et réflexive émerge à partir, avec et sur un des dispositifs dominants de l’image contemporaine. La condition écranique révèle alors une question plastique, sociale et anthropologique où ce que nous ne voyons pas est l’objet de tout ce nous voyons.